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La vie secrète

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V

« Cet Heimath l’a démontré le premier : après lui, l’abbé Duchesne. Cela vous est bien égal… à moi aussi. »

Pareille à une danseuse, la phrase voltait dans le cerveau de M. Taffin. Il regardait à l’intérieur de lui-même ce personnage bizarre qui disait toujours la même chose et qui était vêtu de gazes tantôt emportées par la giration, dressées en tire-bouchon et tordues comme une flamme, tantôt immobiles et raides comme un linceul. A force de regarder, M. Taffin était tenté de suivre lui aussi ce mouvement universel, car progressivement les maisons, les arbres, les nuages entraient dans la danse. Une contagion de sarabande gagnait l’immobile. C’était absurde, vertigineux et fou.

« Cela vous est bien égal… à moi aussi… »

M. Taffin marchait.

En effet, cela lui était tout à fait indifférent que l’univers tournât, que rien ne fût en place, qu’en tout point où une forme s’apercevait dix autres parussent aussitôt. Après tout, qu’y a-t-il de si extraordinaire à voir une forme changer ? Il se passe en une seconde bien d’autres révolutions qu’on ne soupçonne pas.

— Ainsi, moi, par exemple…

A ce moment, M. Taffin porta la main à son chapeau pour saluer l’église devant laquelle il passait. Comme il n’avait pas de chapeau, cette main erra dans le vide, autour du front. Sans s’étonner, il continua de chercher quelque temps et laissa retomber son bras. Au fait, pourquoi saluer cette bâtisse où « une certaine Letgarde était vénérée sans y avoir aucun droit ». On ne pense pas à tout : les habitudes vont moins vite que la vie.

Une habitude aussi le ramenait au presbytère, car il est agréable de rentrer chez soi et cette maison, quoique délabrée, était bien sa maison. En dépit de la Séparation, il en jouissait avec une sécurité de propriétaire : il y avait son fauteuil, sa bibliothèque, sa table de travail…

M. Taffin fit un haut-le-corps. Sa table… Est-ce qu’il avait besoin d’une table, maintenant ?

A cet instant précis, quelqu’un le héla.

— M’sieu le curé !

C’était Jean qui courait après lui.

— M’sieu le curé, vous aviez oublié cela.

Il brandissait le tricorne laissé chez Jude. Du moment qu’on lui rendait son chapeau, M. Taffin n’avait plus besoin d’aller au presbytère. Il se coiffa d’un geste pressé.

— Merci, mon ami.

— Et puis cela… poursuivait Jean.

— Quoi encore ?

Jean tendait aussi la lettre : mais rien que d’apercevoir cette petite chose blanche qui savait si bien tuer une âme, M. Taffin était devenu couleur de terre.

— Encore merci, je ne saurais qu’en faire.

— Pourtant…

— Ce n’est bon qu’à déchirer. Déchire.

— Comme M’sieu le curé voudra.

Maladroit, Jean tordit l’enveloppe puis tira sur les angles. Les feuillets résistèrent. Le papier grinçait. On eût dit un corps vivant qui se débat. Étonné, Jean crispa ses mains. Alors cela se fendit tout à coup avec une coupure nette et un crissement pareil à un soupir.

— Encore ! dit M. Taffin.

Très vite, cette fois, une nuée de petits papiers s’abattit autour de Jean. M. Taffin les regardait tomber. Sur certains d’entre eux des mots entiers apparaissaient, comme si la pensée abominable s’obstinait à survivre. Le dernier débris s’échappa de la main de Jean.

— A vous revoir, M’sieu le curé. C’est pas pour dire, mais vous ne sauriez pas si chaque jour M’sieu Servin est d’humeur pareille à ce matin ?

M. Taffin, qui virait pour s’en aller, répondit à la volée :

— Non, mon ami, je l’ignore.

Son mouvement avait été si rapide que la jupe de la soutane s’arrondit en cloche pour retomber à la manière d’un soufflet qui se vide. Aussitôt les papiers frémirent sur le sol. Quelques-uns sautèrent. M. Taffin eut la sensation que la lettre voulait ressusciter et, saisi de rage, il piétina ces débris. Engoncé dans sa robe, il avait l’air d’un vendangeur dans la comporte. Mais à mesure qu’il s’agitait, d’autres morceaux se levaient en plus grand nombre, gagnés par une vie mystérieuse et toujours renaissante.

— On ne pourra jamais s’en débarrasser ! dit-il à Jean avec une sorte de résignation à l’inéluctable.

Puis sans même donner un regard à ce qui était encore sa maison, ni à l’église où l’heure sonnait tranquille, — n’eût-on pas cru que ce jour était pareil aux autres ? — il repartit.

D’abord, il suivit une ruelle que remplissait une odeur de foin. C’était une ruelle étroite qui tournait en demi-cercle autour de Montaigut et qui était bordée par des granges. Dans chacune de celles-ci, au niveau du premier étage, le mur abattu avait été remplacé par des poutrelles de sorte que le toit soulevé par le foin tassé ressemblait au couvercle d’une boîte trop pleine.

Ensuite des monticules parurent. Dressés en forme de tronc de cône à la sortie du village chacun avait autrefois supporté un moulin. Trois madriers encore debout rappelaient qu’on avait entendu là un froufrou de grandes ailes et le roulis de lourdes meules. Hélas ! combien lointaine cette chanson de richesse ! Les madriers se profilaient comme des gibets.

Après les monticules, une route. Elle filait à mi-côte, au-dessus d’un vallon couleur d’ocre, jusqu’à Roumens.

M. Taffin entra dans la campagne. Des coups sourds résonnaient à ses oreilles. Il les écoutait attentivement et réglait sur eux le rythme de sa marche, à la manière des petits soldats.

La route tourna. Un horizon aride et violent se découvrit. Partout des éperons, des ressauts, un chaos de collines. Pareille à une lave, la coulée des sillons descendait barrer la plaine.

M. Taffin s’arrêta enfin. Il avait très chaud, car le temps était lourd. Pas plus de raisons en somme pour aller à Roumens que pour rentrer à Montaigut.

— Asseyons-nous.

Et il s’assit au bord du chemin, tournant le dos à celui-ci.

Il ne pensait plus à rien ou plutôt, s’il pensait, c’était d’une certaine manière bizarre et tout à fait étrangère à son mode habituel. C’est ainsi que remarquant une touffe d’herbe, il s’avisa pour la première fois qu’elle était fixée par des racines et que tout, ici-bas, ou presque tout, est enchaîné. Tout aussi, ou presque tout, est isolé. Ce saule, par exemple, qui haussait là-bas sa tête ébouriffée et faisait mine de surveiller la plaine ne voyait rien. Vivait-il seulement ? S’il avait une âme, quel supplice que d’être toujours en place, sans rien soupçonner de l’extérieur que l’isolement donné par la certitude d’être seul de son espèce. Chaque brin vert, les moindres buissons souffrent peut-être au même degré que les hommes ! Entraîné par sa rêverie incohérente, M. Taffin commençait de s’attendrir sur toutes ces choses dédaignées parce qu’on ne les regarde pas, quand des mots fusèrent dans son cerveau :

« Heimath, le premier… »

La phrase oubliée venait de rentrer à l’improviste, tel un maître qui met la clé dans la serrure sans se soucier du bruit qu’il fait.

Il y a des façons de tourner la clé qui proclament la possession. M. Taffin frémit. En vain aurait-il voulu chasser l’intruse. Son cœur cessa de battre. La phrase sardonique, s’acheva :

« Après lui, l’abbé Duchesne : cela vous est égal… à moi aussi. »

M. Taffin répondit :

— Qu’est-ce que je vais devenir ?

Et parce que cette question résumait l’effroyable regret de ce qu’il avait perdu, il sentit que tout à coup la détresse se révélait à lui.

Qu’allait-il devenir, en effet, maintenant qu’Elle n’était plus. Depuis trois ans, il n’avait agi que pour Elle. Il en avait fait sa pensée unique. Sans doute, elle aurait dû rester simplement une Sainte choisie parmi les autres, c’est-à-dire un des innombrables élus qui chantent au ciel devant le Christ. Mais peu à peu il s’était accoutumé à ne plus entendre que sa voix. Occupé d’Elle seule, il avait égaré ses adorations, délaissé le Christ… Pour Elle, il eût effacé Dieu !

Les coudes sur les genoux, les poings devant la bouche, M. Taffin sanglota. Une à une de grosses gouttes perlaient sous ses paupières closes, roulaient toutes chaudes le long de sa main, puis s’écrasaient sur sa soutane, y marquant un cerne de poussière.

Il pensait :

— Avant de la connaître, comme j’étais malheureux !

Et il évoqua le temps où il était vicaire à Toulouse et à Villefranche. On le disait alors consciencieux et austère. Le curé de Toulouse déclarait : « Il manque de souplesse, mais il est vertueux. » Celui de Villefranche rectifiait : « C’est un bon prêtre, mais on croirait parfois qu’il manque de charité ! » Cependant ni l’un ni l’autre n’avaient compris ; car il n’était ni austère, ni vertueux, ni bon prêtre, mais uniquement un pauvre être dont la foi peu sûre ne peut anesthésier la solitude.

Ah ! cette solitude cent fois pire que celle des plantes ! Cette solitude de fonctionnaire sans famille et qui va de famille en famille, témoin d’office à chaque naissance et à chaque deuil, confident des plaisirs d’alcôve et des épouvantes de mort ! Cette solitude où chaque pas provoque le rappel aigu de ce qu’on désire éperdument et de ce qu’on n’aura jamais ! Le matin, réciter des prières payées, ressasser des supplications stéréotypées pour telle intention qui ne vous est de rien ou pour la mémoire de défunts inconnus ; puis, la messe expédiée, entamer la série des corvées du métier : catéchisme que les enfants n’écoutent pas, prône fait de lieux communs copiés dans les recueils, visites aux malades ; parfois suivre, cierge en main, la bière d’un client riche ou encore expédier distraitement la boîte de sapin réservée aux dernières classes, et le soir enfin, harassé, las de parler et de marcher, la gorge sèche, le cerveau vide, rentrer dans l’appartement glacial pour s’y retrouver seul ! Non, M. Taffin n’avait pas menti à M. Lethois : quel suicide n’eût paru préférable à cette agonie lente ?

Or, voici que l’abomination s’était effacée. Plus d’enfer : un éden. Après le désert, l’air qui embaume, des vergers. La Sainte avait paru. S’emparant de la petite flamme vacillante qu’était l’âme de M. Taffin, elle l’avait ranimée. Mon Dieu ! quels délices ! ne plus se donner à tout le monde mais à une seule ! Pareil à une lentille, l’amour ramasse les rayons épars qui ne réchauffent rien et fait surgir un brasier !

Un tremblement secoua M. Taffin.

Ce n’était pas un songe : il avait aimé ! car aimer c’est connaître la fièvre que donne une présence, le jet de toute l’âme vers celle qui repart, le dépouillement de soi une fois qu’elle est partie ! Il avait aimé jusqu’à la volupté, plus ivre de rêves mystiques que des tressaillements de la chair, plus amant que s’il eût serré dans ses bras une femme : il avait aimé au point de ne plus voir que sa vie suivait un cours pareil et de la vivre sans effort, la tête au-dessus des nuées, en plein ciel.

Des détails surgissaient, précis.

Tel soir, tandis qu’il était à sa table, la lune parut. Entouré d’un halo, soulevé comme un ostensoir par un officiant mystérieux, l’astre montait droit au-dessus de la Montagne noire. Et il était d’abord très pâle, tout uni, pareil à une plaque énorme de métal. Mais peu à peu, des ombres avaient modifié son aspect ; des lignes, tracé l’ovale d’un front, l’arc des cils, une bouche ; le halo blond était devenu semblable à des cheveux. Certain que ce visage merveilleux le regardait, M. Taffin avait tendu les bras. D’un geste chaste, la vision ramenait déjà son voile. Quand M. Taffin était revenu à lui, il s’était retrouvé à genoux, adorant un nuage derrière lequel la lune avait passé.

Un autre jour, à l’église, il priait, la tête dans ses mains. Prière exquise et vagabonde : il ne disait que « Je vous aime » et chaque fois avec ces mots croyait prendre une rose dans une corbeille pour la jeter à l’adorée. La paix de la nef ouatait l’air. Le silence était exquis. On percevait le crépitement de l’huile dans la lampe du chœur. Tout à coup, un souffle rafraîchit son épaule. Distinctement, une voix a répondu : « Merci ». Hallucination, c’est bien possible : mais où voit-on qu’il faille une réalité pour enchanter le cœur de l’homme ?

Et c’était encore la joie d’enfantement renouvelée chaque soir, depuis que chaque soir il se faisait historien pour mieux connaître la bien-aimée. C’était cette extase le jetant hors du présent et qui, tour à tour, le transformait en paladin, en reître, en ascète.

Ainsi quel que fût l’heure ou le lieu, depuis deux ans, l’amour, pêcheur vigilant, avait ramassé dans un filet ses actes, jusqu’à ses désirs, pour les traîner au grand soleil du rivage.

Brusquement, visions, ivresses d’amant et joies de saint, tout s’efface. Il n’y a plus rien. Le néant, l’absence…

Une sueur d’agonie couvrit le front de M. Taffin. Il se sentait écroulé au fond d’un trou. Chaque pensée, fossoyeur hâtif, jetait sur lui la pelletée de terre qui est l’adieu des vivants.

— Qu’est-ce que je vais devenir ?

Allait-il tout à l’heure rentrer au presbytère, dire comme d’habitude le bénédicité, s’attabler, réciter les grâces, puis le bréviaire ?…

En même temps, M. Taffin croyait voir un homme pareil à lui qui s’asseyait devant le repas servi par Cadette, se promenait sur la terrasse, ânonnait des versets, et cet homme qui parlait, mangeait, marchait, lui apparaissait plus effroyablement prisonnier que les touffes d’herbe enracinées près de lui ou les arbres plantés là-bas…

Allait-il encore demain matin se lever à cinq heures, s’impatienter ensuite contre l’enfant de chœur qui arrive en retard ou ne s’est pas débarbouillé, enfin vêtu d’une chasuble monter à l’autel et commencer la messe ?…

M. Taffin s’éveilla en sursaut.

La messe ! il l’avait célébrée ce matin, si paisible ! mais demain, l’oserait-il ? car la messe résume le sacerdoce ; elle est l’attache qui lie régulièrement le prêtre à la communauté ; elle est l’acte suprême qui contraint Dieu. Comment demain, sans la plus horrible profanation, approcher du sacrifice, le désespoir au cœur, un doute sur les lèvres ?

M. Taffin voulut se défendre contre des mots plus forts que ses propres sentiments.

— Je ne doute pas, d’ailleurs…

En effet, il ne songeait pas à discuter l’Évangile, ni la divinité du Christ, ni aucun dogme. Cependant, après avoir si bien confondu son amour et sa foi, pouvait-il promettre qu’une fois à l’autel et voyant au-dessus de lui la statue de sainte Letgarde devenue un simulacre vain, il n’aurait pas la tentation de supposer aussi le tabernacle vide ? Et ce fut une impression de terreur. Il aurait voulu anéantir ce demain que rien ne pouvait empêcher de venir. Il désira passionnément disparaître ou bien encore redevenir un homme pareil à tous les hommes. La soutane lui brûlait le corps. Il blasphémait. N’avoir jamais été prêtre ! Ne plus l’être ! Pourquoi même l’était-il devenu ? Voilà : on naît dans une ferme, les parents sont très pauvres, le gosse plaît au curé et l’on songe qu’il serait facile de ramener un peu d’argent dans la maison. Lui aussi, le gosse, aurait un logement payé par la commune, il pourrait être considéré, dîner chez les gens riches… C’est dit : on l’enverra au séminaire. Que le payement soit fait du meilleur de la vie, que vendre ainsi l’innocent soit un trafic d’esclave, personne pour le crier : quelle pitié !

— Ah bien ! M’sieu le curé, c’est-y que vous êtes aussi venu prendre le frais ?

Frémissant, M. Taffin se retourna et aperçut Dominique. Il rit douloureusement :

— Comme tu le dis, je prends le frais. Tu ne travailles pas ce matin ?

— Si fait. C’est les vaches à Petiton qu’on doit ferrer. Je suis à leur rencontre. Et ça va toujours ?

— Ça va.

Dominique fit juter sa pipe grâce à une série d’aspirations béates.

— Tout de même, si vous aviez un brûle-gueule, ça irait mieux, pas vrai ?

— Je ne crois pas.

— Affaire d’habitude, quoi !

Dominique contempla ensuite les nuages qui, venus de Castres, s’étalaient sur la plaine et donnaient à celle-ci l’aspect d’une soupière fumante. Placide, il n’éprouvait plus le désir de parler. Le contentement d’être à côté d’un autre lui suffisait.

Toujours assis sur l’accotement, M. Taffin retomba dans ses pensées.

— Toi qui as de l’expérience, reprit-il soudain, crois-tu qu’à Toulouse, ou dans une grande ville, un homme sans métier et sans argent pourrait se tirer d’affaires ?

Dominique haussa les épaules.

— S’en aller sans rien dans les doigts, c’est pas des choses à risquer. Y a quelqu’un d’ici qui voudrait quitter ?

— Oui.

— Un imbécile, alors.

— On ne sait pas.

— C’est tout su.

Il se fit un nouveau silence. Dominique reprit après une courte réflexion :

— Ça ne profite déjà pas quand on a de l’argent. Tenez, dans les temps, le fils au vieux Peyrolles avait filé comme cela… Vous ne l’avez pas connu ?

— Mlle Peyrolles a donc un frère ? interrompit M. Taffin sans étonnement, car rien des autres, à ce moment, ne le touchait.

— Sûr ! un gars planté, solide, qui avait de l’éducation, enfin le nécessaire… Faut croire qu’il ne s’entendait pas avec le vieux : tant et si bien qu’il a filé et puis, bernique ! On ne l’a plus revu, il en est mort…

— Marié ?

— Non… peut-être bien… Et puis je m’en f… s’il n’y avait que le mariage pour vous aider dans la débine !

— Ainsi tu crois que, même en cas de nécessité, un homme aurait tort de quitter ?

— Si c’est la nécessité, rien à dire, naturellement. Une supposition : qu’on vous chasse de la cure, faudrait bien décaniller !

— C’est précisément ce que je demandais.

— Seulement, nécessité ou pas, partir serait toujours une bêtise.

A son tour M. Taffin haussa les épaules.

— Enfin ! reprit Dominique, les voilà qui s’amènent !

Du côté de Roumens, des vaches accouplées avaient paru. La tête basse, le mufle protégé par un réseau en cordes, elles avançaient d’un pas rythmé. Petiton marchait devant elles, sans s’occuper d’être suivi. De temps à autre seulement, il levait l’aiguillon, puis le laissait retomber sur le joug. Au bruit sec de ce choc, les bêtes se pressaient d’un imperceptible élan et leur marche reprenait, très lente, grave comme dans une procession.

A cette vue, M. Taffin eut un rictus amer. Quelle distance entre ses pauvres scrupules et l’auguste sérénité de ce paysan ! N’était-ce pas le vrai prêtre, celui-là, par qui viennent à chaque été les dons merveilleux de la terre et le froment pour calmer la vraie faim ?

— C’est-y que le sol est donc si frais ? fit Dominique surpris de voir le curé se lever.

— On ne peut pas toujours rester, dit M. Taffin que chassait l’approche d’une nouvelle présence humaine.

Il repartit. Cette fois, il descendait vers la plaine par un sentier abrupt, fossé plutôt que chemin. Là, du moins, il avait chance de ne rencontrer personne ; peut-être aussi, à marcher indéfiniment par des routes solitaires, espérait-il lasser la voix qui l’escortait. Fragilité du bonheur le plus sûr ! Pas n’est besoin d’un livre ou d’une lettre pour tuer : une phrase avait suffi ! Ah ! pourquoi Servin l’avait-il prononcée et de quel droit !… Et si, par hasard, il avait mal lu ?…

Brusquement M. Taffin s’arrêta de nouveau.

L’idée — folle ! — venait de s’incruster dans son cerveau, l’hypnotisait. Il la contempla, stupéfait.

C’était possible ! Un homme, en hâte, parcourt huit pages, les résume en dix mots. Dix mots ! voilà donc tout ce que M. Taffin connaît, ce pour quoi il se torture ! Or, ceci n’est pas une hypothèse, un traducteur se trompe. Il peut oublier un « peut-être » ou un « non ». Si le génie de la langue lui est hostile, le contresens arrive spontanément. Rien ne prévient de sa venue. Il est d’autant plus redoutable qu’il se prête mieux au mode habituel de penser…

Mais admettons que dans la lecture rien n’ait échappé, que le texte entier soit net, parfaitement clair, exactement compris : comment dans une glose si courte — dix mots ! — tenir compte des réticences, des atténuations, des doutes, de tous ces points d’interrogation prudents qui sont la vraie trame de l’histoire ?

Comme un fleuve qui rompt sa digue, un torrent de joie balayait l’âme du prêtre.

Fou ! qui avait oublié la discipline salutaire apprise en écrivant l’histoire de sainte Letgarde ; fou ! qui dédaigneux des sources s’était contenté d’un récit de seconde main ! Il fallait reprendre l’original, le suivre mot par mot, après cela encore vérifier que rien n’était omis. Cela demanderait du temps, de l’argent… Qu’est-ce que l’argent, le temps, grand Dieu ! si le salut doit suivre.

M. Taffin fit un geste de délire. Il fallait tout cela ! et tout cela était impossible, car la lettre n’était plus ! Lui-même en avait piétiné les morceaux. Et dire qu’aveugle il s’exaspérait alors de ne pouvoir leur arracher cet air de chose vivante, avertissement suprême de l’aimée avant le sacrilège !

Il rit ensuite à la manière d’un insensé :

— Heureusement, il n’y a pas de vent !

Et une montée furieuse suivit. Éperdu, il retournait ramasser à genoux ce que le vent aurait bien voulu lui laisser. Il en était là désormais que sa destinée tenait à un souffle d’air — comme si les souffles qui passent devaient se soucier d’une destinée humaine !

A partir de la route, il courut. Il songeait : « Je me rappelle que Jean était devant la porte : même si le vent avait soufflé, la maison les aurait protégés. » En même temps, il jouissait de l’atmosphère morte, du silence épais. Pas un frisson dans la campagne. Au contraire, à l’approche de Montaigut, on eût dit que le calme se faisait plus lourd et à mesure un espoir miraculeux le soulevait. Enfin, plus que trente mètres, plus que vingt… le presbytère qui paraît… Cadette, les cottes retroussées, un seau vide à la main, est aussi devant la porte, mais sur le sol il n’y a rien, plus rien qu’une flaque d’eau et la trace du lessivage qui a tout emporté !

La gorge étranglée, M. Taffin tendit le bras vers la terre détrempée :

— Est-ce vous Cadette, qui auriez…

— Évidemment ! c’est moi !

— Ainsi, les papiers ?…

— Quels papiers ?

— Une lettre que j’avais déchirée.

— Craindriez-vous que je n’aille lire dans les ordures ?

Alors une frénésie de mâle trompé :

— Il y avait là tout à l’heure des morceaux… de petits morceaux de papier. Ils y étaient quand je suis parti. Je veux qu’on les retrouve. Aidez-moi à les chercher, tout de suite !

— Les chercher ? où ? Puisque je vous dis que j’ai dû jeter au moins dix seaux avant d’enlever le fumier qui était devant chez vous !

— Dieu de Dieu !

M. Taffin a levé les mains ; sa voix tonne. A l’aspect de cet homme à demi fou, maculé de boue, hurlant son désastre, Cadette a un brusque recul et s’efface dans le couloir : la porte bat, le verrou grince. M. Taffin ne trouve plus devant lui qu’une muraille close…

Il recula. Il ne se rendait plus compte de ce qu’il avait dit ou fait. Il ne se souvenait même plus de ce qu’il était venu chercher. Fermant les yeux, il enviait la félicité des plantes. Quel châtiment d’avoir une âme !

Puis ce fut un appétit furieux d’oubli. Il aurait voulu ignorer quel il était et que d’autres hommes pouvaient passer près de lui. Tout était donc fini ! Quand on perd une femme, un ami, encore reste-t-il une tombe. Lui n’avait plus rien, pas même un Dieu ! Car savait-il si Dieu n’est pas chimère, la Trinité un rébus de visionnaire, le sacerdoce un mode barbare de fonctionnarisme traditionnel ? Hier, il eût signé de son sang la réalité de l’aimée tant il avait perçu mille fois sa présence, et l’aimée n’existait pas ! Tout mentait. Le mensonge était dans sa conscience, dans son chagrin. Le néant lui-même devait mentir !

— Ah ! M’sieu le curé, c’est le bon Dieu qui vous envoie !

Livide, M. Taffin ouvrit les yeux. Une forme avait surgi près de lui. La Blanchotte, ivre d’avoir vu agoniser sa fille, sanglotait à son côté.

— Elle est si mal ! voilà maintenant qu’il faut que vous veniez la confesser.

— Moi ?

Il y eut un silence. Un atroce débat déchirait cette âme de prêtre.

— C’est bien, dit-il, j’irai…

Ensuite sa voix s’éteignit, sembla demander pitié :

— Mais pas tout de suite… non vraiment, tout de suite, je ne pourrais pas !…

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