← Retour

La vie secrète

16px
100%

IV

Un attelage qui s’éloigne, des corps entassés dans un break parmi lesquels Mlle Peyrolles devine plutôt qu’elle n’aperçoit Marc, ensuite un vagabond dont la silhouette s’enlève sur un fond de lumière triomphale et ces mots qui s’échappent de lèvres terrifiées :

— A-t-il de la chance !…

— Un heureux de la terre !…

Puis une immobilité de cadavres, comme si la foudre silencieusement avait frappé ces deux êtres restés là, — les derniers que la tempête laisse à Montaigut — et tout à coup une impression poignante de solitude, le sentiment que l’univers même s’est effondré…

Face à face, M. Taffin et Mlle Peyrolles continuaient de se regarder.

Ils auraient pu se quitter pour reprendre leur marche folle, chercher à nouveau, après cette rencontre de hasard, un autre hasard qui lui procurât l’illusion de l’oubli ; mais parce qu’ils se sentaient seuls, éperdument seuls, à la pensée de se séparer ils auraient crié de terreur.

Il y a mille manières d’être seul. Il n’y a qu’une solitude : celle de la mort.

Or, en cette minute, prêtre écrasé sous le fardeau d’un sacerdoce auquel il ne croit plus, vieille fille portant comme un cercueil le regret de l’enfant qui ne reviendra plus, tous deux étaient pareils et mouraient.

Mort désolante des âmes pour qui le but a disparu. Où étaient désormais le devoir, le bien ? Depuis que la Blanchotte avait demandé à M. Taffin de venir confesser sa fille agonisante, M. Taffin s’était répété cent fois : « Il faut y aller. » Mais une voix criait dans sa conscience : « Comment l’oseras-tu ? » Paralysé par ce dilemme terrifiant, — commettre un sacrilège, ou jouer devant une mourante une comédie abominable — il n’avait pu encore se décider. De même Mlle Peyrolles se disait : « Je ne devais pas céder, à cause de mon salut », et aussitôt ce salut lui apparaissait méprisable, inutile, problématique.

Midi sonnèrent. Un carillon d’angélus s’envola de l’église joyeusement.

Les cloches ont des voix décevantes qui se modèlent sur les cœurs pour parler à leur gré de deuil ou d’espoir. A leur appel, M. Taffin se découvrit et récita les ave. Ainsi, en même temps qu’il sentait sa foi chanceler, il continuait d’obéir machinalement aux rites appris, tant la marque de la prêtrise était creusée dans sa chair ! Au contraire, parce qu’elle avait sacrifié Marc à son propre salut, Mlle Peyrolles s’abstint pour la première fois de prier. A quoi sert la prière si la seule récompense est d’être torturé ? Mlle Peyrolles avait été pieuse jusqu’alors. Elle n’avait jamais manqué d’approcher des sacrements. Pourtant le seul bonheur qu’elle eût souhaité lui était enlevé. Et au rappel de tout ce qu’elle avait fait pour ce Dieu qui la brisait, son cœur se gonfla de révolte. Elle trouva Dieu méchant.

Il fallait qu’il le fût puisqu’en rejetant Marc elle n’avait accompli que sa volonté divine, ou bien les hommes, en interprétant cette volonté, l’avaient dénaturée — mais cela un prêtre seul aurait pu le dire !

A ce moment, les yeux de Mlle Peyrolles qui avaient cessé de voir M. Taffin l’aperçurent de nouveau. Elle eut un cri sourd. Que cette présence et le silence de M. Taffin eussent quelque chose d’incompréhensible et de singulier, elle ne s’en apercevait pas. En revanche, au moment où elle avait besoin d’un prêtre pour éclairer sa conscience, elle le trouvait devant elle. C’était à croire que Dieu avait prévu cette heure et résolu de lui répondre.

— Puisque vous êtes là… commença-t-elle.

Sa voix s’était faite rigide.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?… balbutia M. Taffin éveillé en sursaut.

— Il y a que j’ai besoin de vous… tout de suite…

— C’est qu’en vérité…

Mlle Peyrolles fit un geste rude :

— Je vous en prie, pas de propos inutiles !… Ce n’est pas à vous d’ailleurs que je m’adresse, mais au confesseur.

Les yeux de M. Taffin s’agrandirent d’épouvante :

— Ah ! non ! pas de confession ! Je vous ai entendue samedi : cela suffit. Remettez à plus tard… demain par exemple… après ma messe.

Il avait dit « ma messe » comme auparavant il avait récité l’angélus, pressé par un irrésistible effet de l’habitude ; mais cette fois il eut conscience du désaccord entre les mots et sa pensée. Une honte le submergea et décidé à s’enfuir :

— Je suis pressé !

Farouche, Mlle Peyrolles l’arrêta :

— Pas tant que moi ! Où allez-vous ?

— Au presbytère. Cadette m’attend.

— Vous m’écouterez auparavant !

— Non.

— Il le faut !

Alors une colère saisit M. Taffin ; il s’exaspérait de retomber sans cesse dans cet engrenage de prêtrise. N’avait-il fui la maison de la Blanchotte que pour retrouver à domicile l’obligation de confesser ?

— Je vous ai dit déjà que je me refusais à vous entendre. D’ailleurs je me sens malade…

— Et moi donc ! Regardez ! j’ai la tête en feu, des mains de fièvre…

— Ainsi, vous ne voulez pas me laisser ?

— Je ne vous laisse pas !

— Soit, dit M. Taffin rageusement, je ne puis vous empêcher de m’accompagner ni de parler ; du moins, je rentrerai chez moi !

Et il se mit en marche, à grandes foulées, remontant vers Montaigut.

— Ici ou chez vous, peu m’importe, pourvu que vous m’éclairiez… répliqua Mlle Peyrolles, résolue à l’escorter.

Cinq minutes suffirent pour rejoindre le presbytère.

— Enfin ! s’écrièrent Dorothée et Cadette qui étaient en conciliabule devant la porte.

Mais brutalement Mlle Peyrolles et M. Taffin arrêtèrent le flot :

— Laissez-nous !

— Je ne déjeune pas !

Et M. Taffin s’engouffra dans le couloir. Mlle Peyrolles suivait toujours, obstinément.

Avant d’ouvrir le cabinet de travail, M. Taffin se retourna :

— Il est bien entendu que je ne veux pas vous confesser ?

Mlle Peyrolles haussa les épaules :

— Écoutez-moi d’abord : vous en jugerez après.

— Ah ! murmura-t-il, en être là !

Il s’effaça ensuite pour la laisser passer. On aurait pu croire que c’était par politesse. En réalité, au moment de rentrer pour la première fois, depuis qu’il savait, dans cet asile où sainte Letgarde avait régné, son cœur défaillait.

Une seconde, il se demanda : « Pourquoi ai-je voulu revenir, quand il était si aisé de rester ailleurs ? » puis entraîné par un magnétisme mystérieux, il franchit le seuil et tout de suite, oubliant Mlle Peyrolles, chercha des yeux la Sainte.

Il eut peine à retenir un geste d’effroi. Continuant de sourire au-dessus des géraniums fleuris, la statue le regardait.

— … Pas là ! s’écria-t-il, voyant que Mlle Peyrolles allait s’asseoir au pied de celle-ci.

Et il la ramena vers la table, s’installa lui-même, le dos à la statue. Au moins de cette manière il n’apercevait plus le regard, mais il continuait de le sentir. On eût dit qu’un être vivant s’appuyait sur son épaule, et il en éprouvait un tel malaise qu’il en aurait crié.

Mlle Peyrolles, cependant, au lieu de commencer, croisait ses mains sur sa robe noire et attendait. Tout à l’heure, elle avait obéi à une sorte d’instinct frénétique. En plein air, dans la grande lumière, elle n’avait pas hésité à traiter le prêtre comme un créancier, et volontiers l’aurait sommé de réviser l’arrêt porté sur Marc. Était-ce parce que les volets à demi fermés ne laissaient filtrer qu’un jour de sanctuaire, était-ce encore la présence du Christ au-dessus de la cheminée, ici elle n’osait plus et tremblait.

— Eh bien ? fit M. Taffin énervé par l’attente.

— J’ai besoin d’un avis, dit-elle enfin.

— Sur quoi l’avis ?

La voix de Mlle Peyrolles défaillit :

— J’ai un neveu, murmura-t-elle.

M. Taffin eut un sourire méchant.

— Vous n’aviez pas eu la bonté de m’en informer, dit-il, mais je le savais.

— Un neveu… répéta Mlle Peyrolles.

— Après ?

Mlle Peyrolles s’interrompit :

— Qu’avez-vous ? on dirait que je vous blesse ?

— Non : la Providence vous oblige à réparer vos omissions. Rendons-lui grâce.

— Je vous en prie, ne mêlons pas la Providence où elle n’a que faire. Que mon frère ait ou non reconnu son fils, cela ne concerne personne.

— Alors à quel propos, venez-vous m’en instruire ?

Mlle Peyrolles baissa la tête. Malgré leurs conventions, tous deux maintenant parlaient d’une voix étouffée, comme au confessionnal, et M. Taffin lui-même avait pris l’air d’autorité qui lui était familier lorsqu’il s’adressait à une pénitente.

— Si je vous parle de mon neveu, dit Mlle Peyrolles, c’est que, sans lui, le cas de conscience qui me bouleverse n’aurait pas existé.

M. Taffin ne répondant rien, elle poursuivit :

— Mon neveu s’est amouraché d’une fille. Je crois même qu’il veut l’épouser. Or cette fille est très malade. On pourrait la sauver peut-être en y mettant le prix. Il est venu me prier d’avancer l’argent nécessaire. Pouvais-je accepter ?

Cette fois les mots glissaient, furtifs, honteux de ce qu’ils cachaient. M. Taffin haussa les épaules :

— Pourquoi non ? Cette fille ne vous plaît pas ?

Mlle Peyrolles rougit :

— Je me suis mal exprimée, fit-elle avec effort ; il s’agit d’une « fille ».

— J’entends bien.

— Une fille quelconque, ramassée je ne sais où, et qui, malheureusement, est enceinte.

— Raison de plus pour l’épouser.

Se méprenant à l’expression de Mlle Peyrolles qui n’ayant pas tout dit s’effrayait d’achever, M. Taffin précisa :

— Je ne connais pas deux moyens de réparer ce genre de péché. Vous êtes affiliée à l’œuvre de Saint-François-Régis. Il est excellent de marier les pauvres qui vivent maritalement ; il est élémentaire d’appliquer chez soi le même remède, quand il y a lieu.

— La question du mariage n’est pas en cause, riposta Mlle Peyrolles.

— En vérité, je ne comprends plus.

— Si par malheur ils se marient, ce sera sans prêtre.

Elle attendit ensuite l’arrêt dans une détresse.

— Je saisis cette fois… dit M. Taffin.

Puis, indifférent, comme si les mots qu’il prononçait ne devaient avoir aucune importance :

— Vous avez refusé, j’imagine, de vous prêter à cette combinaison qui doit légaliser leur faute ?

— J’ai refusé.

— Vous avez très bien fait.

Le verdict tomba, léger et cependant si lourd que Mlle Peyrolles parut s’effondrer. Elle avait mis les mains dans les poches de son tablier et tortillait avec l’une d’elles un paquet de clés. On entendit pendant un instant le frottis clair de l’acier.

— C’est tout ? reprit M. Taffin, désireux d’en finir pour retrouver sa solitude.

Mlle Peyrolles ne répondit que par un signe de tête : c’était tout.

— Il n’y avait rien là de si pressé : allez en paix.

Et M. Taffin se leva.

Mlle Peyrolles ne fit aucun mouvement. Elle contemplait celui qui venait de décider si allégrement son malheur. Il était gras, joufflu ; il avait l’air satisfait. Elle se demandait avec stupeur en vertu de quel droit cet étranger lui dictait sa volonté. Suffisait-il donc d’endosser une robe noire pour devenir infaillible ?

Incapable de soupçonner quel travail se faisait dans le cerveau de Mlle Peyrolles, M. Taffin ne s’occupait déjà plus d’elle. Rassemblant son courage, il venait de se retourner pour regarder la statue dont le regard lui avait brûlé les épaules. Duel silencieux des yeux : ceux de la Sainte, fixes et ironiques, ceux de l’homme, agrandis par la peur et suppliants !

— Vous n’avez pas saisi, reprit Mlle Peyrolles d’un ton strident.

— Quoi encore ? s’écria M. Taffin.

Une seconde il avait cru que c’était la Sainte qui parlait.

— La question est moins simple que vous ne paraissez le croire.

— Regretteriez-vous votre décision ?

— Je me demande si elle est conforme à la simple morale.

M. Taffin fit un geste violent :

— Il n’y a pas deux morales !

— Oh ! je n’en suis plus à épiloguer sur des mots ! Avez-vous réfléchi qu’en refusant, je condamne à mort… cette fille et peut-être l’enfant ?

M. Taffin vint se rasseoir brusquement. Il eut soin de déplacer auparavant sa chaise : cette fois, il parlait en face de la statue.

— Ma chère demoiselle, dit-il, dès qu’on discute, on est perdu !

Il fit une pause. Sa voix avait changé. On eût dit qu’au choc de la résistance de Mlle Peyrolles, un être nouveau s’éveillait en lui. La même force qui l’avait contraint le matin à employer des mots de métier l’obligeait tout à coup à combattre cette rébellion. Il lui semblait que, vainqueur de cette âme, il le serait aussi du démon redoutable installé au fond de lui.

— Discuter, reprit-il lentement, voilà le danger ! Dès que le désir est en branle, une armée de sophismes facilite la route. Si on écoute la raison ou plutôt les raisons qu’elle donne, on peut ainsi trouver le vol licite et louable l’assassinat qui profite. Ne protestez pas ! Ne dites pas qu’il y a des cas où l’évidence aveugle et où les faits sont tellement clairs qu’un enfant saisirait. Il n’y a pas d’évidence qui compte, ni de faits auxquels on puisse se fier ; il n’y a qu’une Vérité, et cette Vérité échappe au monde ; elle est le bien de Dieu, qui la communique mais interdit de la comprendre. Que parfois la vérité humaine ait l’air de la combattre, aille jusqu’à l’effacer, c’est possible ! Vous ou moi pouvons nous trouver dans telles circonstances où, après avoir cru sincèrement à l’Évangile, nous croirons de même posséder la preuve matérielle, — je dis bien matérielle — que l’Évangile nous trompe : qu’est-ce que cela prouvera ? rien. Il n’y a qu’une règle bonne, tutélaire, divine, et cette règle est très simple. Elle consiste à répéter jusqu’à extinction de souffle : « Ce que j’imagine comprendre est faux ; ce que je ne comprends plus est vrai. » Moi, par exemple, je crois encore à des choses que ma raison déclare n’exister pas. J’y crois de toute mon âme ; j’y crois parce qu’il faut qu’elles soient. Il le faut : donc elles sont !

En achevant, il avait détourné les yeux de Mlle Peyrolles, regardait de nouveau celle dont maintenant il savait l’existence illusoire, mais que tout son cœur, toute son âme voulaient proclamer quand même réalité vivante.

Mlle Peyrolles qui avait écouté ardemment fit un geste de désespoir, et sans soupçonner quel mot terrible elle prononçait :

— Je ne suis pas une sainte, dit-elle. Il n’y en a plus aujourd’hui : y en a-t-il même jamais eu ?

Il frémit :

— Malheureuse, oseriez-vous douter des miracles de Dieu ?

Mais refusant de le suivre dans ces métaphysiques vaines, prise de vertige, Mlle Peyrolles reprenait déjà :

— Réfléchissez ! Je trouve n’importe où, à Toulouse ou à Revel, une femme qui agonise dans la misère. Une aumône peut la sauver. Faudra-t-il qu’avant de donner mon argent, je m’informe si elle est mariée ou non et dans quelles conditions ? Sauvons-la d’abord. Après… après il sera toujours temps de faire mieux, si l’on peut !

Elle jetait l’argument, cette fois, d’une voix claire, sans se soucier de confession ni de prêtre ; simplement parce qu’il était humain, il lui semblait que grâce à lui la lumière allait revenir, la vie reprendre. Mais en même temps, cela répondait si bien aux raisons de M. Taffin que celui-ci aurait voulu empêcher les mots d’entrer et, une fois entrés, les chasser ainsi qu’on fait d’un oiseau de nuit fourvoyé dans une pièce.

Il eut un ricanement de mépris :

— Que d’intérêt pour une fille !

— De la pitié…

— Une pitié qui vous tient trop à cœur pour être désintéressée !

— Et quand cela serait ?

— Alors, pourquoi de si grands mots ? A tant faire que de sacrifier Dieu, mentir est inutile : dites la vérité !

— C’est très simple : je tiens à mon neveu.

— Et lui, à votre argent !

Elle eut un cri :

— Vous ne le connaissez pas !

— Le connaissez-vous mieux ?

— D’ailleurs, même si c’était vrai, qu’importe ! Je vous dis que je tiens à lui ! Mais tenir à quelqu’un, est-ce que cela peut avoir un sens pour vous qui ne tenez à personne !

— Qui vous l’a dit ?

— Avez-vous jamais eu un père, une sœur, un être enfin auquel toutes vos pensées soient rivées et qui vous ait lié le cœur au point que, lui parti, vous craigniez d’en mourir ?

Elle eut un geste de fierté radieuse :

— Moi, depuis des années, j’avais rêvé de sa présence. J’ai passé des nuits à l’espérer. Je n’en parlais à personne et je ne pensais qu’à lui ! A mon âge, on se sent devenir seule ; les plus égoïstes cherchent quelqu’un auquel passer leur nom, leurs biens. Or, avant de l’avoir vu, je l’avais choisi ; sans le connaître, j’étais certaine qu’il me donnerait le bonheur, la sécurité, la gloriole… Il est venu : c’est mieux. Soirée divine ! Il est médecin. Il a tout, courage, volonté, savoir. Rien ne lui manque. Comme il était fier d’avoir su se passer de moi ! Tandis qu’il parlait, je sentais ma vie se fondre dans la sienne ! Comment ai-je pu dire non quand il m’a demandé ce service ? Je me le demande, je ne sais pas, je trouve cela barbare… Que Dieu l’exige aussi, je me refuse à le croire ! Non, Dieu n’est pas ce que vous dites, ou bien il est pire que l’homme. Un homme, au moins, se laisse attendrir. Lui, on ne le voit pas, on ne sait pas où il est, mais, s’il paraît, ce n’est que pour torturer. D’ailleurs, qui me prouve que vous parliez en son nom ?

— Vous êtes folle !

— Je le suis d’être venue, d’avoir cru que vous alliez non seulement m’absoudre, mais me reprocher d’avoir hésité. Vous ne l’avez pas fait : tant pis ! J’use de mon droit ! Je suis maîtresse de mon argent, et libre de le donner aux miens. Ah ! voici qui vous change ! Je ne parle plus de devoir, moi ! Je prétends qu’aucune loi ne peut me défendre de léguer mon argent à mon parent le plus proche : je vous défie de me l’interdire !

A mesure qu’elle s’exaltait, M. Taffin avait reculé. Chaque phrase, chaque mot tombant sur lui l’arrachait peu à peu au délire initial. Une révolution se faisait encore en lui. Après avoir lutté dans l’unique désir d’affirmer son autorité, il s’apercevait que la crise de Mlle Peyrolles était semblable à la sienne. Mêmes paroles impies, mêmes cris d’appel à une justice qui ne paraît pas. Quel autre mieux que lui, d’ailleurs, savait l’impuissance des hommes à guérir de pareilles blessures ? Dieu seul, dont ils doutaient, aurait pu intervenir, et le miracle n’est plus de ce temps !

— Je ne vous interdis rien, fit-il avec un sourire douloureux : est-ce ma faute si l’Évangile est là ?

— Le Christ n’a pas commandé que je chasse les miens !

— Il a dit : « Que celui qui veut me suivre, abandonne son père et sa mère ! »

— Il n’a jamais abandonné la sienne !

— Il a fait plus : il est mort devant elle !

— C’est inhumain !

— C’est divin ! Et tenez, celle-là même…

Cherchant un autre exemple, entraîné une dernière fois par l’habitude, le prêtre s’était tourné vers la statue de sainte Letgarde :

— Celle-là, plutôt que d’être livrée à l’arien qu’elle aimait, n’a-t-elle pas aussi exposé à la mort ses serviteurs, sa maison et jusqu’à ses parents ?

— Une légende !

— Un exemple !

— Atroce !

— Que Dieu favorisa !…

— C’est faux !

— Vous blasphémez !… Je vous défends…

Soudain, M. Taffin s’interrompit. Dans la glace, il venait de se voir prenant à témoin le plâtre inerte et jetant pour argument suprême le mensonge dont il mourait. Ce fut un écroulement.

— Ne me défendez rien, soupira Mlle Peyrolles. Que pourriez-vous ajouter à ma misère ?

— La misère ? il me semblait la connaître, balbutia M. Taffin écrasé : je ne la connais que depuis une seconde.

Puis, côte à côte, ils se turent, conscients d’avoir touché le fond de l’abîme. Mlle Peyrolles venait de songer : « Je ne crois plus au prêtre ». M. Taffin se demandait : « Comment poursuivre, si le mensonge doit toujours être mon refuge ? » Formidables, des voix retentirent dans le silence de ces deux âmes ; elles disaient, ces voix, que tout ce qu’ils avaient cru, allait mourir et qu’eux-mêmes, désormais, devaient s’éloigner par des routes neuves.

— Alors, dit Mlle Peyrolles, puisque vous ne pouvez me donner d’autre conseil, je m’en vais…

Rien dans ces mots très calmes ne décelait le drame qui s’achevait ; pourtant M. Taffin eut un frémissement.

Mlle Peyrolles reprit :

— Je crois avoir pensé, durant cette heure, plus de choses que dans toute ma vie !

— J’aurais voulu vous être plus secourable, balbutia M. Taffin.

Il y eut une nouvelle pause. Ils continuaient de rester immobiles, en proie à une lassitude désespérée.

Les paupières de M. Taffin battirent :

— Tout à l’heure, commença-t-il, ce que j’ai dit de sainte Letgarde était un…

Mais l’aveu s’étouffa dans sa gorge. D’ailleurs si Mlle Peyrolles devait garder encore la foi, pour un allégement d’une heure, valait-il de risquer ce crime ?

— Décidément, non… allez en paix !

Une dernière déception contracta les traits de Mlle Peyrolles.

— Je me demande à quoi vous êtes bon ! fit-elle âprement.

M. Taffin courba la tête et répéta, presque bas :

— Je me le demande…

En effet, depuis la minute terrible, ce rôle de prêtre, qui avait été le sien pendant si longtemps, lui semblait incompréhensible tandis qu’il pouvait concevoir sans effort l’utilité d’un gendarme, d’un agent-voyer, d’un médecin…

— Adieu, acheva Mlle Peyrolles donnant à ce mot une signification que M. Taffin n’aurait pu soupçonner.

— Adieu !

Et M. Taffin pour la reconduire ouvrit la porte. Mais il recula, le visage décomposé.

Dans la salle, une femme effondrée sur une chaise venait de se dresser en face d’eux. Ils reconnurent la Blanchotte.

Lasse d’attendre en vain le prêtre, elle était revenue au presbytère : depuis une heure, elle sanglotait là, sans autre espoir que de ramener M. Taffin…

Chargement de la publicité...