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La vie secrète

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V

Tragique, la Blanchotte saisit le bras du prêtre :

— Cette fois, dit-elle, c’est pour les sacrements !

Et parce que M. Taffin s’efforçait, malgré lui d’échapper à l’étreinte :

— Pourquoi que vous ne veniez pas ? Je vous dis qu’elle va mourir !

Des larmes roulaient sur les joues sèches de la femme. Une convulsion tordit sa bouche.

— Quoi qu’on va devenir, Jésus-Dieu ! avec deux bras en moins ! Et c’est la p’tiote !… ma p’tiote !…

Loque misérable, elle ne put achever.

Mlle Peyrolles, inconsciente de ce qui se passait, s’était tournée vers M. Taffin :

— Qu’a-t-elle ?

— Sa fille !… répondit M. Taffin avec un geste de pitié.

Mlle Peyrolles enveloppa d’un regard la Blanchotte puis, sans se rappeler qu’elle était à son service, sans même lui adresser la phrase banale qui est le tribut des indifférents à la souffrance d’autrui, elle passa ; au fond du cœur, elle venait d’envier cette misérable dont la fille pouvait encore guérir, tandis que Marc, lui, ne reviendrait jamais !

— Mademoiselle a fini ? dit Cadette accourue au bruit dans le couloir : elle en a, une chance, de pouvoir déjeuner ! Tandis qu’ici…

En même temps, elle se précipitait devant Mlle Peyrolles pour lui ouvrir la porte. Le ciel gris reparut, accroissant par contraste la pénombre douloureuse du presbytère.

— Oui, je m’en vais… dit Mlle Peyrolles d’une voix absente.

Elle aspira ensuite avec avidité l’air frais qui lui arrivait, car elle se sentait étouffer.

— Oui, je m’en vais…

Et derrière elle, la porte se ferma d’un grand coup sourd, comme si le passé, — tout un passé de bonheur et de vie paisible, — heurtait le fond d’une fosse.

Elle partit, d’un pas rigide. Elle s’en allait, en effet, ainsi que va la branche détachée de l’arbre par une tempête quand l’eau furieuse l’emporte vers la mer ; elle s’en allait, au hasard de l’heure et sans espoir ! Sensation bizarre : l’espace lui paraissait agrandi, les maisons lointaines. Entre elle et les choses d’alentour, une muraille d’air épaisse comme l’horizon était interposée. De même, ses pensées tournoyaient. Si on avait pu lire en elle, on eût été épouvanté. C’était une morte qui marchait !

Arrivée devant l’église, Mlle Peyrolles ne voulut pas se signer suivant sa coutume et détourna la tête. Du coup, ses yeux plongèrent dans la plaine. Un frisson la saisit. Elle crut tomber.

Là-bas, du côté de Castres, un petit panache de vapeur trottinait à travers les arbres. Cela ressemblait à un morceau de nuage qui se promène au ras du sol et d’une allure si lente qu’un enfant aurait couru plus vite.

Hypnotisée, Mlle Peyrolles s’approcha de la terrasse, se pencha. Subitement, son cœur était projeté vers ce train qui, si paisible, devait emmener Marc. Ah ! l’abominable chose ! voir un peu de fumée qui s’éloigne, savoir que nulle force au monde ne pourrait l’arrêter et que Marc fuit avec elle, — Marc ayant oublié déjà celle qu’il abandonne, la maudissant peut-être ! Encore trois minutes, encore deux… puis plus rien…

Le corps tendu vers le vide, Mlle Peyrolles sentit une clameur d’appel arriver dans sa gorge, mais aucun son ne sortit. Anéantie, sans autre conscience que d’avoir perdu Marc une seconde fois, elle cessa d’apercevoir la plaine. Qu’étaient pour elle désormais la terre, les récoltes, ses champs ? Ce train qu’elle ne pouvait suivre, venait de la dépouiller : il ne lui restait rien.

— Est-ce assez étonnant ? dit une voix près d’elle : ce qu’un peu d’eau remet de verdure aux feuilles !

Mlle Peyrolles se redressa, frémissante. Dominique aussi était accoudé à la terrasse : tout à l’heure, dans son trouble, elle ne l’avait pas vu.

— Voyez-vous, Mamzelle, encore une ondée comme ce matin, — pas plus d’une heure, — et le grain du maïs en claquera dans l’épi !

— Il a donc plu ? murmura Mlle Peyrolles.

— Faut croire, puisque vous en êtes encore mouillée !

— Au fait, j’oubliais…

— Compris ! riposta Dominique d’un air entendu. On sait ce qu’on sait.

— Que veux-tu dire ? fit Mlle Peyrolles en pâlissant.

Dominique, toujours la pipe au bec, eut un ricanement. Ses yeux malins scrutaient le visage de la châtelaine.

— J’étais là aussi tout à l’heure…

— Là ?

— Oui, quand il est sorti de chez vous avec des tas de gens… Ah ! celui-là !…

Mlle Peyrolles eut un geste pour l’arrêter, mais déjà il poursuivait :

— Celui-là ! autant dire votre frère Oscar… Votre frère !… Dieu de Dieu ! Y a-t-il longtemps ! et ce que ça nous fait vieux !…

Livide, Mlle Peyrolles, qui aurait souhaité s’enfuir, répéta :

— Mon frère !…

Pouvoir mystérieux des mots. Jamais depuis le jour où le père Peyrolles avait chassé son fils, Mlle Peyrolles n’avait prononcé ces deux-là : et parce que cet homme venait de les dire devant elle, une force l’obligeait à les redire. En même temps, il lui sembla qu’à cet appel le mort reparaissait, non plus humilié ou ironique comme jadis, mais victorieux et célébrant sa revanche.

D’un mouvement convulsif, Mlle Peyrolles mit ses deux mains devant les yeux pour échapper à la vision du spectre. Elle aurait voulu aussi le supplier. C’était vrai qu’il avait le droit de se venger, mais parmi tant de vengeances possibles, celle choisie dépassait la mesure !

Paisible, Dominique reprit :

— Qu’est-ce qu’il est devenu, votre frère ? Il y a comme cela des gens qui s’en vont et qu’on ne revoit jamais plus. En tout cas, c’est son gars…

La voix de Dominique fléchit :

— Moi, j’aurais pas fait comme votre père ! Un gars, songez donc ! Si on savait lorsqu’on est jeune, plutôt que de n’en pas avoir, on se jetterait à l’eau ! A quoi que nous servons, vous et moi, maintenant qu’y aura même plus cinq doigts vivants pour nous fermer les yeux ?

Chaque incise creusait un trou de flamme dans le cœur de Mlle Peyrolles, mais bien qu’elle eût envie de crier sous la douleur, elle ne bougeait pas.

— Ce que j’en dis, acheva Dominique, c’est parce que j’ai connu l’autre temps. J’étais le copain du père Peyrolles dans la classe, pas vrai ? Et, voyez-vous, Mam’zelle, du moment que vous avez repris le gars, faut le garder ! Un gars perdu, ça ne se retrouve pas deux fois !…

La phrase sonna comme un glas d’agonie.

— On a beau vouloir les retenir, il y en a qui s’échappent, murmura Mlle Peyrolles, écrasée sous le verdict.

— Quoi que vous dites ?

— Regarde…

Côte à côte, M. Taffin et la Blanchotte sortaient de l’église. M. Taffin gardait ses bras croisés pour maintenir sous sa pèlerine le sachet pendu à son cou et qui contenait les saintes huiles. La Blanchotte, au contraire, avait les bras ballants, de longs bras maigres qui avaient l’air de faucher l’espace pour en écarter un fantôme. Cependant, une détresse pareille ravageait leurs deux visages. Celui de la femme avait pris une expression cruelle, à force d’inspecter avec une jalousie affreuse toutes ces choses vivantes dont la terre se couvre durant l’été et qui, elles, auraient pu mourir sans que personne en souffrît. Celui du prêtre semblait anesthésié. Comment M. Taffin avait-il accepté d’aller encore mentir devant l’agonisante ? Il marchait avec la conscience d’accomplir une œuvre étrangère au bon sens, certain que sa volonté présente n’avait aucun rapport avec la logique. Mais la vie aussi est inconséquente. On décide un acte, on s’obstine à le réaliser et on se résigne à un autre !

— Bon Dieu ! c’est-y pour ton homme ? clama Dominique allant vers la Blanchotte.

Celle-ci jeta un mot farouche :

— Mon homme ! Si ça se pouvait !… C’est ma p’tiote !

Encore ses bras tracèrent dans le vide un coup de faulx : elle et le prêtre disparurent à l’angle de la ruelle.

— Si maintenant c’est la jeunesse qui décanille ! fit Dominique, que la nouvelle écrasait.

Puis, se retournant vers Mlle Peyrolles, il tendit la main, sembla vouloir montrer la Blanchotte qui n’y était déjà plus :

— Encore une, dit-il d’une voix rude, qui donnerait sa part de paradis pour sauver sa petiote !…

De nouveau, Mlle Peyrolles commença de répéter machinalement : « Encore une qui donnerait… » mais soudain, elle se rendit compte des mots qu’elle prononçait. Un sursaut d’effroi l’éveilla. S’arrachant à l’appui qui la soutenait :

— Chacun pour soi ! garde ce que tu sais…

— Mauvais chien gâche de race ! riposta Dominique, les dents serrées par un brusque mépris, tandis que Mlle Peyrolles reprenait sa marche inconsciente, d’un pas automatique.


Rentrée dans la maison où il n’est plus, où il ne reviendra jamais…

Dorothée qui est accourue se voit repoussée rudement :

— Je ne déjeune pas. Laisse-moi seule !…

Suit une montée fiévreuse. Des portes battent. Enfin le silence…


Affalée sur un siège, dans cette chambre bleue qu’il avait habitée, Mlle Peyrolles écouta d’abord ce silence.

Il ne remplissait pas seulement la demeure. Tel un voleur, il en avait enlevé tous les souvenirs. Les meubles n’avaient pas changé, les mêmes gravures pendaient aux murs, chaque chose était en place et il n’y avait plus là qu’un lieu désert !

Pour échapper à cette impression poignante, Mlle Peyrolles voulut se rappeler Marc. Elle n’aperçut qu’un wagon roulant sur une voie. Aspiré sans effort par deux files de rails luisants et lisses, il s’éloignait, devenait un petit rectangle à l’horizon, s’évanouissait. Elle tenta de recommencer : le cauchemar aussi recommença.

Ah ! fuir cette torture de l’arrachement qu’il renouvelle, aller ailleurs, ne plus penser !… Mais Mlle Peyrolles était inerte. En elle comme alentour, rien n’existait plus que l’hallucination obsédante, ramenant tour à tour, dans un rythme tyrannique, le wagon sans visage et la chambre solitaire.

Elle joignit les mains. Elle aurait désiré prier. La prière affleurant à ses lèvres ne sortit pas. A quoi bon ? Dieu n’avait-il pas répondu déjà par l’entremise de M. Taffin ?

— Je me demande à quoi vous servez ? avait répliqué Mlle Peyrolles.

Et elle se le demandait encore. Un découragement sans bornes l’accablait. Non, personne ne pouvait plus venir à son secours. Ses croyances, l’Évangile, le prêtre, soutiens dérisoires ! Il n’y a d’efficace que ce qui empêche de souffrir. Comme elle souffrait ! Plutôt que de souffrir ainsi, mieux aurait valu, comme la Blanchotte, donner tout de suite sa part de paradis.

— Donner sa part de paradis…

A voix haute, Mlle Peyrolles répétait maintenant la phrase. Tout à l’heure, devant Dominique, cette phrase lui avait fait peur : cette fois, elle osait, pesant les termes, en voir le sens profond. Un travail obscur se faisait dans sa conscience. Tout à coup, un rire désolé crispa sa face. Son cœur sauta. A la lumière de ces mots si simples, elle venait de juger son acte. Elle n’avait chassé Marc que pour jouir d’un paradis dont Marc serait exclu !

Prolonger durant l’éternité le supplice de l’absence, éternellement savoir qu’elle sera séparée de l’aimé, et encore que l’aimé subit ailleurs d’atroces représailles, voilà donc la récompense qu’elle s’était choisie !

Éperdue, elle s’efforça d’imaginer cet éden dont le seul espoir avait suffi pour la déterminer ; elle n’aperçut qu’un jardin burlesque où les saisons devaient être régulières et les fleurs toujours fraîches. C’était quelque chose comme un grand parc où l’on aurait la liberté de se promener sans rencontrer personne, une prison de verdure pareille à la plaine de Revel, mais plus vaste. L’abbé Taffin assurait qu’on y verrait Dieu de temps en temps, mais en quoi cela pouvait-il toucher Mlle Peyrolles de voir cet inconnu ? Puérilité des rêves millénaires ; quelle impuissance à concevoir un bonheur qui remplira le cœur humain ! Et en même temps qu’un dégoût d’éternité la submergeait, Mlle Peyrolles ressentait la colère de l’enfant que des contes ont berné !

— Est-il possible que j’aie cru cela !

Elle songeait encore, pour s’excuser :

— Ce n’est pas le paradis qui m’importait : j’ai eu peur de l’enfer !

Mais l’enfer aussi lui apparaissait changé. Parce qu’elle ne désirait plus le paradis, elle s’effrayait moins d’être ailleurs. L’idée de la douleur physique ne la révoltait plus, pourvu que Marc restât près d’elle.

Elle comprit qu’elle roulait vers un gouffre :

— Pourtant ! je ne puis accepter ainsi d’être damnée !

Et pour affermir sa volonté, elle jeta dans la pièce vide :

— Damnée !… Damnée !…

Défense inutile : le mot avait perdu son prestige. Aucun effroi ne le suivait. En revanche, chaque fois qu’il sonnait, un écho répondait :

— Damnée !… pourquoi ?…

Pourquoi, en effet, cette rigueur injustifiable ? Dieu a bien immolé son Fils pour le rachat des hommes ! La loi suprême exige de livrer même sa vie : où donc est la limite, et si le sacrifice va jusqu’à l’offre du salut, n’en sera-t-il pas meilleur puisque plus grand ?

Il était donc possible qu’en chassant Marc, elle eût méconnu Dieu ! Aveugle, elle avait calculé des risques quand Dieu réclamait un don entier ! et — désastre sans nom — c’était maintenant qu’elle découvrait cela ! Trop tard ! l’heure divine avait passé, l’enfant n’était plus là. Dominique avait bien dit : un gars perdu ne se retrouve pas deux fois !

Subitement, Mlle Peyrolles venait de se dresser. Des sanglots l’étouffaient. Elle regarda la chambre et ne la reconnut pas. Partout, l’inéluctable avait surgi. Les meubles demeurés comme au départ de Marc semblaient dire : « Vois s’il nous aimait déjà !… mais tu l’as laissé partir et c’est fini !… » Le daguerréotype placé sur la cheminée et qui représentait le mort, reprenait : « Tu l’as laissé partir, mon œuvre est accomplie, tu ne me verras plus… », et l’on eût dit qu’en même temps il s’effaçait sous sa buée métallique. Le silence même clamait : « Lui présent, je m’étais enfui ; mais tu m’as rappelé : je ne m’en irai plus ! »

Alors, ivre de détresse, Mlle Peyrolles fit un grand geste pour défier ces choses mortes :

— Eh bien, soit ! il est parti ! il ne reviendra plus ! M’empêcherez-vous d’aller le reprendre ?

Ce fut ensuite une minute de vertige. Sous la poussée de la vie secrète, l’âme rivée jusqu’alors aux chaînes d’autrefois secouait le joug. Des lueurs l’incendiaient. Enfin, le devoir avait paru : n’exiger rien, offrir tout, rejoindre Marc. Puis un ouragan balaya les arguments de M. Taffin, les scrupules, la religion, l’enfer :

— Dorothée ! l’indicateur, vite !

Ah ! ce livre dont les feuillets trop minces se refusent aux doigts ! Quelle obscurité aussi règne dans la chambre !

— Ouvre la fenêtre… Ouvre donc ! au grand large !

Et tandis que Dorothée obéit :

— Voilà… j’ai trouvé… C’est demain matin seulement que je pourrai partir… Descends la grande malle !

— Mademoiselle s’en va ?

— Tu es encore là ! Je te dis de courir au grenier ! Il me faut la malle… tout de suite !

Du geste, elle chassait Dorothée. Une volupté inondait son cœur ressuscité. Demain, elle prendrait donc le train que Marc avait pris tout à l’heure ! Comme la vie est bonne ! Une décision d’une seconde et l’avenir s’éclaire, devient simple, délicieux. Demain, elle partirait !

Elle alla vers la fenêtre, s’accouda au chambranle.

En face d’elle, il y avait seulement la rue avec la forge de Dominique, la rue étriquée entre des murs si vieux qu’ils semblaient n’avoir jamais été jeunes. Apparition d’un passé mort et rappel inutile : Mlle Peyrolles ne voyait plus.

Du pavé aussi, des moindres ouvertures, on eût dit que des voix sortaient — toutes les voix du village morne, exaspéré par cette évasion et s’efforçant de rappeler l’infidèle. Mlle Peyrolles n’entendait pas, non plus.

Emportée par une sorte de délire, elle dit encore :

— Demain !

Et sans doute, Paris devait être un océan de maisons. Avant d’y retrouver Marc dont elle ignorait l’adresse, peut-être faudrait-il errer durant des jours, des semaines… Qu’était cela devant les obstacles déjà renversés ? Elle irait ! Moment triomphal : plus de regrets, même plus de haine pour l’intruse, cause de tout le drame. Pour goûter une pareille ivresse, ce n’est pas trop payer que d’avoir donné l’éternité !

Soudain, un frémissement : comme si Dieu, insulté par cette joie, avait résolu de l’écraser, à l’angle du raidillon, M. Taffin a reparu…

Livide, Mlle Peyrolles recula.

Ce prêtre la poursuivrait-il donc jusqu’à l’heure du départ ? Pourquoi n’est-il pas demeuré là-bas, près de l’agonisante ? Sa place est près des morts puisqu’il ne peut comprendre les vivants !

Mais déjà, M. Taffin, levant la tête, a vu le geste. Tandis qu’il continue de marcher, ses yeux, — des yeux étranges, à la fois égarés et méprisants, — cherchent les yeux de Mlle Peyrolles, les rencontrent, s’y attachent ; et un dialogue muet commence, dialogue d’épouvante où chacun croit livrer son agonie, comme si la vie profonde ne devait pas toujours, et quel que soit le langage, rester le secret inaccessible !

— Pardon, disait M. Taffin, pardon ! je t’ai menti tout à l’heure… ma bien-aimée est morte. Il n’y a jamais eu de sainte Letgarde. Mon cœur est comme vidé ; ma chair est pantelante : je n’aime plus… Dire que tu croyais aimer ! Regarde et compare ton amour à celui dont je meurs !… Ce n’est rien. Depuis que je n’aime plus, je ne crois plus… et pourtant, il a suffi que je revêtisse mon étole, il m’a suffi de toucher à ce sachet où sont les saintes huiles, pour que, malgré mes doutes, ma prêtrise renaquît ! J’ai pu perdre la foi : j’en ai encore assez pour savoir qu’à chaque rite accompli, je commets un sacrilège ! Demain, si je disais la messe, je serais de même certain que Jésus-Christ descend dans mon hostie et certain de profaner son corps !… Ah ! bienheureux ceux qui, vivant du mensonge comme toi, ne sont pas désabusés ! Moi, je ne peux plus poursuivre, je m’en irai… Ce matin, déjà, j’y avais songé, mais j’ai eu peur : désormais, le prêtre que je sens vivre au fond de moi, me fait encore plus peur. C’est décidé, je m’en irai… J’irai me cacher de lui, très loin, où que ce soit, pourvu que je trouve l’oubli que je te souhaite aussi… L’oubli, voilà l’adieu véritable, ton espoir… le mien !…

Et les yeux de Mlle Peyrolles répondaient :

— Se peut-il que j’aie cru à tes défenses puériles ? Va-t’en ! je ne crois plus en toi ni à l’enfer. Je me sais reconquise : je suis libre ! entends-tu bien ? libre !… et je pars ! Adieu les bonheurs inutiles que tu m’as enseignés ! Je ne suis pas comme toi : j’aime ! Et parce que j’aime, tandis que tu n’aimes personne, je voudrais te crier combien je suis heureuse !… Je voudrais…

Mlle Peyrolles n’acheva pas. Pareil à un spectre, M. Taffin venait de dépasser le château. Peut-être avait-il souhaité de faire un signe, un dernier salut ; mais tel était le gouffre de ténèbres où il sombrait qu’il n’aurait pu même agiter les lèvres. L’allure roide, le corps droit comme lorsqu’il distribuait la communion, il continua sa route.

Soulevée par une ivresse de victoire, Mlle Peyrolles se pencha pour le voir jusqu’au bout. Dieu qui avait voulu lui parler, s’était tu. Ce silence chantait le triomphe. La vie libératrice commençait…

A ce moment, Dorothée rentra et d’une voix étranglée :

— Mademoiselle !

— Ah ! que tu m’as fait peur !

— Mademoiselle ! je viens de voir depuis le grenier… là-bas… à Revel !…

— Mais quoi ? parle donc !

— Un feu énorme ! l’incendie !…

Mlle Peyrolles qui ne craignait plus rien à Revel, eut un cri d’allégresse :

— Ce n’est que cela !

Reprise par son ivresse, elle se remit ensuite à la fenêtre. Comme la rue était calme ! Jamais le visage des maisons n’avait paru ainsi confiant.

— Il était inutile de me déranger pour si peu, acheva-t-elle. Retourne chercher la malle et ne t’occupe plus de ce qui se passe là-bas !


Vanité des prévisions humaines : là-bas, l’usine flambait et Marc était resté !

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