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La vie secrète

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VI

Ce fut, en vérité, une de ces crises inexplicables qui déroutent les prévisions et passent en ouragan. Tout le matin, on était resté très calme, comme un jour de dimanche. Tandis que certains s’entêtaient à stationner devant l’usine, la plupart étaient partis en bandes pour rôder en ville ; beaucoup aussi avaient profité de l’aubaine pour se promener sous les arbres, à l’abri des averses, en gens sages qui connaissent le prix d’un loisir. Une même foi tenace soutenait chacun. On était sûr de son droit, sûr aussi que Servin traiterait sans retard.

Cependant midi avaient sonnés. Point de réponse de Servin, l’usine restait close… Et un premier doute, à peine une légère anxiété, avaient passé. Le patron, par hasard, ne serait-il pas l’homme pratique qu’on prétend ? Faudra-t-il casser la croûte sans qu’il donne signe de vie ni rien savoir de ses intentions ?

Comment, ensuite, sous l’aiguillon de quelles suggestions tous ces êtres, jusque-là dispersés, se retrouvèrent-ils réunis ? Sur quel mot d’ordre les rires, les bavardages, la bonne joie saine furent-ils convertis en un silence gros de menaces ? Ni Bouchut, jusqu’alors accepté pour guide incontesté, ni personne sans doute, n’aurait pu le dire. Il y a, dans la petite autant que dans la grande histoire, des instants décisifs qui échappent à l’analyse. Une demi-heure auparavant, on était tranquille, sans idées, sans volontés, sans un désir commun. Soudain les groupes se fondent, les chansons se taisent, personne n’erre plus, et devant le café Casse un être attend, monstrueux, fait de mille autres tassés épaule contre épaule et vivant d’une vie unique.

Plus de bruit. On tressaille pour un mot, un papier qui vole, le mouvement d’un apprenti, un appel de femme. Ce qu’on attendait ? peut-être encore la réponse de Servin, peut-être le geste qui oriente, peut-être rien. Chaque minute prolongeant l’inaction semblait tendre les nerfs et faire mûrir des haines, en même temps que, pareilles à des épis lourds, les consciences s’offraient à qui oserait les prendre. Ainsi, avant l’orage, l’air est immobile, les parfums s’alourdissent et les feuilles, sur le sol, ont l’air d’appeler le vent qui les emportera.

C’est à ce moment qu’un incident survint, très mince.

Un inconnu gravit les marches du café. Il était maigre, d’aspect grêle, avec des yeux durs, des joues marquées par la petite vérole et un air d’audace qui en imposait. Quoique vêtu d’un bourgeron, il semblait trop propre pour un ouvrier et ses mains frappaient par leur blancheur.

Parce qu’il n’était pas de Revel ni de l’usine, un murmure accueillit son apparition. Bouchut resté dans la foule dit très haut :

— Pas besoin de mouchards ! On fera seuls ses affaires. Pas vrai, vous autres ?

L’homme sans se déconcerter répliqua d’une voix incisive :

— Qui parle ici de mouchard ? Je n’ai pas consulté le patron, moi, avant de pousser au pavé les copains, ce qui est pour le bourgeois une méthode sûre quand il veut les soumettre !

La phrase s’acheva dans une tempête. Aveuglé par la colère, Bouchut fonçait déjà vers l’insulteur. On criait : « Laisse donc ! il est fou ! » et encore : « Il a raison ! qu’il parle ! » Quand Bouchut atteignit le café, l’homme n’était plus là, esquivé on ne sait où.

Alors Bouchut considéra la nappe humaine qui était devant lui. Où que tombât son regard, il rencontrait d’autres regards. Une anxiété si poignante s’en échappait qu’il en trembla. Comment avait-il tant tardé à venir et à parler ? Une volupté physique l’étourdit. Les prophètes ont dû connaître cette ivresse. Enfin un brouillard envahit sa pensée, une force intérieure lui dicta des mots qu’il ne comprenait pas, et transfiguré, tragique, il prononça :

— Camarades, suivez-moi !

Un grand frisson passa dans le silence qui avait repris. Bouchut continua :

— D’abord les voies légales !

Les voies légales, qu’était-ce que cela ?

— Allons au juge de paix !

Une voix risqua — la même que tout à l’heure :

— Encore un bourgeois !

De plus en plus exalté, Bouchut lança :

— C’est la loi !

— La loi s’en occupe donc ?

— Parbleu !

Ce mot qui ne prouvait rien détermina le reste. On serait resté sourd à des raisons : devant ce « parbleu ! » qui affirmait l’existence d’un recours légitime et d’une solution proche, toute résistance s’évanouit. Une femme cria : « Bravo ! » un gamin : « Vive la sociale ! » Çà et là des applaudissements partirent, puis un jet de voix fit osciller la voûte de la cathédrale d’arbres. On entonnait :

Debout, les damnés de la terre !
Debout, les forçats de la faim !

Et, pareille à un fleuve détourné de son lit, la foule couvrit l’espace du côté de la ville. Obéissante, elle allait vers la Loi, inconnue ou mal comprise, mais tutélaire dès lors qu’elle existait.

Tandis que profitant de ce départ Thérèse entraînait Jude hors de l’usine, la chaussée de la rue de Vaur disparut. Les maisons, comme un jour d’inondation, avaient l’air de baigner dans le flot. En avant, Bouchut marchait les bras ballants. Avec sa taille d’hercule, ses bras musclés, son cou de taureau, il symbolisait la force aveugle qui lui servait de cortège, de même qu’après lui ce cortège, avec son déroulement saccadé, ses couplets révolutionnaires et son aboutissement paradoxal, le recours à la Loi, symbolisait la grève.

La maison du juge de paix était située rue du Temple.

Bouchut alla vers la porte, souleva le marteau et frappa un grand coup. En même temps, les plus proches s’arrêtèrent. Cela fit un remous violent : réfléchie au contact du rivage, cette première vague refoulait les suivantes.

Une seconde fois Bouchut souleva le marteau. Le juge prudent était parti !

Tout d’abord, Bouchut ne comprit pas. Simpliste, il n’avait jamais envisagé que la Loi qui se doit à chacun pût leur faire faux-bond. Autour de lui, au contraire, un grognement de colère marqua la stupeur. Presque aussitôt une pierre vola. On entendit le bruit d’un carreau qui se brisait.

Bouchut se retourna, frémissant :

— N… de Dieu ! Voulez-vous qu’on f… les gendarmes à vos trousses ?

Du même coup, il vit la masse qui, un instant retardée, avançait de nouveau. Une épouvante le saisit. Encore un instant, il serait poussé vers la muraille, écrasé contre la maison qui s’obstinait à rester muette ! Toujours sans mesurer ce qu’il disait, il montra l’hôtel de ville dont l’angle apparaissait plus loin, près des couverts :

— C’est bon, le juge n’y est pas : on ira chez le maire !

Et la masse encore suivit, atteignit le cœur de la ville. L’heure était passée où l’on s’inquiète de savoir où l’on va. On allait : c’était tout.

Arrivée terrifiante. Après les rues étroites bordées par des logis qui se haussent comme des digues pour étrangler le passage, subitement l’étal sur la place carrée, très vaste, sans échappées visibles, sur la place où l’on a la sensation d’être à la fois trop au large et mis en cage, tandis qu’au centre, campée sur des arcades, la mairie est pareille à l’usine, pareille à la maison du juge, barricadée et muette…

Tout de suite une odeur de trahison parut rôder sur ce préau. Si l’inconnu avait dit vrai ? Pourquoi Bouchut a-t-il voulu qu’on vînt ici ?

On réclama le maire :

— Topeur ! où est Topeur ?…

— Si Topeur est absent, qu’on le retrouve ! Il faut qu’il vienne !

Il faut : mot qui déjà résumait l’âme.

Cependant, monté sur le perron de la mairie, Bouchut cognait à poings fermés. On ouvrira : il faut qu’on ouvre ! Plutôt que de céder encore, il enfoncera les vantaux !

Enfin une exclamation :

— Le voilà !

Au balcon, par-dessus le drapeau en zinc qui décore la façade, Topeur très pâle venait de se montrer et criait :

— Vive la République !

Cette formule jusqu’à ce jour l’avait tiré de chaque pas difficile. Elle était pratique, n’engageait rien et chauffait l’enthousiasme en le canalisant. Mais, cette fois, nul n’y prit garde. Des hurlements répondirent :

— Vive la sociale !

Topeur s’obstina :

— Vive la République !

— Ouvrez les portes !

Et d’abord pourquoi les avait-on fermées ? La mairie est à tout le monde. Y doit entrer qui veut ! Pareille à un tonnerre, la voix de Bouchut se détacha sur le tumulte :

— On vient pour appliquer la loi !

Penché sur la mer mouvante des têtes, Topeur reprit :

— Citoyens !…

Les mots qui suivirent se dissipèrent dans la tempête. Il dut achever par gestes : c’était entendu, il recevrait les ouvriers, mais pas tous : trois… trois seulement !

Déjà Bouchut avait avisé près de lui deux hommes, au hasard :

— Toi et toi, avec moi…

Et il les entraîna vers l’entrée, disparut avec eux. Il y eut ensuite une accalmie momentanée. Tassée, la foule savourait sa victoire. L’attente recommença…


Dans l’escalier de la mairie, les délégués montent d’un pas lourd. Un petit vieux à figure de sacristain sert de guide. Arrivé au premier, il désigne la salle des mariages :

— C’est là : M. le maire vous y attend.

Excellente, en effet, pour ce genre d’entrevue, cette salle munie d’estrade, avec sortie particulière et devant le maire une grande table pareille à une barricade. Tout de suite Topeur l’avait choisie, estimant que là seulement il pourrait développer en sûreté sa rhétorique d’ancien huissier.

Sans s’étonner de ce que l’endroit avait d’insolite, les trois hommes avancèrent rapidement. Il semblait qu’avant même de commencer, ils eussent hâte d’avoir fini. Bouchut posa ses deux mains sur la table :

— Voilà, dit-il, nous venons savoir les intentions de M. Servin.

Topeur scruta les trois visages sans répondre : il cherchait à mesurer d’avance ce qu’il en devait craindre.

Bouchut reprit, impatient :

— Naturellement, si on s’est mis en grève, c’est qu’on est fixé sur son droit. Tout de même, on est prêt à discuter.

Un sourire bonhomme tordit la bouche de Topeur :

— Ma foi, mes amis, le plus simple serait d’aller le lui dire vous-mêmes, et si c’est un avis que vous souhaitiez…

Bouchut fit un geste rude :

— Non, pas d’avis : l’arbitrage ! Le juge de paix s’est trotté, donc ça vous revient : c’est la loi.

Derrière lui, les deux autres appuyèrent :

— La loi !

— Oh ! la loi !… murmura Topeur, pas tout à fait : c’est même le contraire.

Il avait ôté son lorgnon et relevait la tête comme lorsqu’il avait affaire jadis à des clients récalcitrants.

— Magistrat municipal, organe élu de tous les citoyens, j’ai le devoir étroit de rester neutre.

— Cependant, du moment que le juge…

— Le juge seul peut être arbitre… à condition, bien entendu, que M. Servin soit consentant.

— Mais, puisqu’on vous dit qu’il s’est trotté !

Tous parlaient à la fois.

— Pas de verbiage ! dit Bouchut, imposant silence aux camarades.

Et revenant à Topeur :

— Ce serait donc la loi qui vous empêche d’exécuter la loi ?

— Je n’ai jamais prétendu cela !

— Alors ?…

— J’expose que, légalement, je n’ai pas qualité pour agir. C’est différent.

— Même si l’on vous demandait de convoquer la troupe ?

— Ne confondons pas : la police m’appartient.

— Si bien que la même loi vous interdit de vous occuper de nous, et vous autorise à nous faire crosser ! Compris !

— Mais…

— C’est ce qu’on voulait savoir !

Sans rien ajouter, Bouchut pivota. Les deux autres suivirent.

— Attendez ! cria Topeur, je ne demande qu’à réfléchir !

Ils continuèrent de s’éloigner. Une rage froide les dévorait. Clairement, tout d’un coup, ils avaient perçu que la loi, en laquelle ils avaient mis leur espoir, se moquait d’eux et ne servirait qu’à les combattre. Désormais, plus de palabres : des actes !

Les appels de Topeur s’éteignirent…

Bouchut, descendu le premier, se jeta sur les verrous ; fiévreusement les deux autres firent sauter le loquet. Après avoir éprouvé le désir fou de pénétrer dans la mairie, chacun en éprouvait un autre qui était de secouer sans délai la poussière de ces carreaux hostiles. La porte s’ouvrit. Ils reculèrent pétrifiés. La place était vide !


C’était arrivé brusquement, sans mot d’ordre. Aucun chef n’avait commandé cela. Certains événements sont plus forts que les volontés humaines et entraînent irrésistiblement. Tandis qu’on attendait le retour des délégués, subitement, une nouvelle avait couru en coup de foudre : Servin fermait l’usine !

— L’usine fermée !

— Impossible ! il n’oserait pas !

— Il osera ! c’est fait.

Qu’on fût libre de quitter le travail, cela ne faisait doute pour aucun ; en revanche, que par réciprocité Servin fût maître de tarir la source même du travail, qu’en disparaissant, il pût les rejeter tous aux hasards de la faim, cela était inique, inadmissible !

— Qu’on l’arrête !

— Plutôt que d’accepter, on rouvrira de force !

— C’est cela : rouvrir !

— Elle est à nous !

Impérieuse, l’idée de reprise avait incendié les cerveaux : et la ruée avait suivi. On retournait vers cette usine que Servin prétendait leur voler. Plutôt que de perdre sa tanière, farouche, la bête avait couru de nouveau aux grilles closes, s’était ramassée, bondissait. Par-dessus les maisons terrifiées sa clameur montait : chant de triomphe et de curée…

Hébétés, les trois hommes l’écoutèrent : ils avaient beau ne point comprendre, ils avaient peur.

— Quoi qu’il y a ? dit Bouchut, pressentant, sans pouvoir préciser, qu’une chose atroce se commettait.

— Y nous ont lâchés !… murmuraient les deux autres, hypnotisés par la place vide.

Soudain Bouchut se précipita vers le poids public, gravit les marches quatre à quatre et regarda.

— Là-bas !… cria-t-il, n’osant pas achever sa pensée.

Là-bas, en effet, une lueur venait de paraître, vacillait.

— Quoi ? Tu ne voudrais pas ?

— C’est le feu !

— Je te dis que non.

— Je te dis que c’est sûr !

La lueur maintenant gagnait les nuages. On eût dit un reflet de fournaise. Des étincelles jaillirent en gerbe.

— N… de Dieu !

— La cambuse qui flambe !

— Le gagne-pain !

Alors, immobiles, ces trois êtres qui avaient un instant symbolisé la grève et que la grève avait rejetés, ces trois êtres redevenus pareils à de pauvres petites unités perdues, clamèrent :

— Au secours !

Et la flamme tout d’un coup acheva d’embraser le ciel.

La place restait déserte, la mairie silencieuse.


Après les arrivants, après les habitants, l’usine !…

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