La vie secrète
II
Très lentement, M. Lethois descendit le chemin raide qui mène à la grand’route. A chacun de ses pas, de petits cailloux dévalaient sur la pente avec un bruit de cliquetis qui résonnait comme si l’air désœuvré s’amusait à le grossir. Arrivé ensuite sur la grand’route, il tourna la tête et s’arrêta.
L’abbé Taffin avait disparu. Dans Montaigut, rien que des maisons barricadées : une seule lumière au-dessus de la terrasse Peyrolles — la châtelaine sans doute s’attardait à ses prières — partout le silence poignant des demeures humaines qui, la nuit, avec leurs faces blafardes et leurs ouvertures pareilles à des yeux sans regard, se taisent comme des mortes.
Assuré d’être seul, M. Lethois fit encore deux pas et s’arrêta de nouveau.
De part et d’autre, la chaussée fuyait sous le dôme obscur des grands ormes, barre phosphorescente engainée dans le noir. Tout près, deux masures s’adossaient à un talus. L’une d’elles, grange à bétail plutôt que logis d’homme, abritait Le Pêcheur, braconnier qui l’été pillait le pays et l’hiver se terrait Dieu sait où, en prison le plus souvent. Devant l’autre pendait une enseigne : « Tabacs-Liqueurs ». Entre les deux, un figuier avançait sa tête curieuse. Le vallon, qui pourtant commençait là, ne se distinguait pas.
M. Lethois eut un petit frisson. Était-ce lui-même ou le paysage qui avait changé ? Ces bâtisses, ce figuier tordu, le fût des ormes lui suggéraient une crainte vague. L’air aussi semblait plein de mouvements inexplicables. On eût dit que partout des êtres cachés respiraient. Instinctivement, M. Lethois scruta les fourrés proches, puis s’interrogea :
— Qu’est-ce qui me prend ce soir ?… Si j’allais être malade ?
D’où seraient venus sans cela le tremblement de ses doigts, ce fracas qui emplissait ses oreilles, cette vibration de tout son être, indéfinissable et douloureuse ? Cependant, il eut beau s’examiner, il se découvrait dispos. Autre chose le troublait, qu’il ne discernait pas mais qu’il devinait proche.
Soudain une plainte traversa l’air. Il eut un sursaut. Il s’emporta ensuite contre lui-même. Quoi ! une telle panique pour une tôle qui grince !
Poussée par un souffle de brise, l’enseigne, en effet, venait de se mettre en branle. Au fur et à mesure qu’elle oscillait, le bruit des tourillons s’amortit, devint très faible, mourut enfin. Pour mieux se rassurer, M. Lethois, l’oreille tendue, s’efforça de la suivre des yeux. Quand le silence eut repris, il continua d’écouter, stupéfait : la nuit parlait…
Voix étrange de la nuit, voix multiple qui est à la fois partout et nulle part… C’était dans l’espace un tressaillement sourd, une polyphonie sans rythme, faite de vols d’insectes et de mouvements d’herbes. Tout bruissait. L’espace était plein de frôlements, de frissons, de chuchotements si bas qu’on les surprenait à peine. Par instant, des grillons stridaient ou bien un moustique rôdait, zézayant sa note aiguë. Cachés dans les bas fonds, des crapauds égrenaient leurs cris mélancoliques. On eût dit que, l’homme dormant, la terre prenait l’éveil et commençait à vivre. Certains sons, pour être perçus, exigent la volonté d’entendre. Depuis combien d’années M. Lethois avait-il passé là, sans rien soupçonner de cette vie ? Ce soir, elle l’éblouissait, universelle et anonyme, si proche qu’il en était enveloppé, si lointaine qu’il n’aurait pu en déterminer le siège ou lui donner un nom.
D’un geste irraisonné, il étendit les bras : ses dents claquèrent. Il eut peur.
Peur… à quel propos ? La peur ne se justifie pas : elle est, cela suffit.
C’était une peur physique, qui le rendait également incapable de raisonner et de fuir, une peur lâche que lui jetait peut-être la seule obscurité et qui s’adressait à tout, à ce ciel clair où des milliers d’êtres s’agitent sans qu’on les voie, à ces mondes que recèle une motte de terre ou une écorce d’arbre, à l’invisible qui double le visible. Certains soirs, l’ombre, — rien que l’ombre ! — suffit à jeter l’épouvante. Qu’est-ce, si l’ombre vit !
Sans même réfléchir, M. Lethois examina la route, y cherchant l’imprévu qui devait y rôder ; il blêmit. Là-bas, vers Revel, une forme humaine se détachait sur le sol… Cela ne dura qu’une seconde à peine : la vision aussi s’évanouit…
Alors, haletant, il avança au milieu de la chaussée, en pleine lumière. Bien qu’il ne vît plus rien, il était certain qu’on venait à lui, car il entendait encore des pas.
— Eh ! là-bas ! l’homme !
L’homme de nouveau émergea de l’ombre. Il continuait de marcher d’une allure décidée.
— Eh ! là-bas !
L’homme leva la tête. Vingt mètres à peine le séparaient de M. Lethois. C’était peut-être un chemineau ; à coup sûr il n’était pas de Montaigut ni du pays.
— Holà !
— Ma foi, Monsieur, c’est une chance de rencontrer quelqu’un dans ce pays désert. Pourriez-vous me dire si j’approche de Montaigut ?
— C’est à Montaigut que vous allez ?
Mis en défiance, malgré la politesse de l’abord, M. Lethois s’efforçait de découvrir les traits de l’arrivant. Grâce au chapeau à bords larges et plats, ceux-ci restaient cachés. La voix en revanche était très jeune, un peu tremblante.
— A Montaigut, en effet…
— Si vous comptez y coucher, impossible ; il n’y a pas d’auberge ici.
— Aussi n’est-ce pas une auberge que je cherche.
L’inconnu regarda autour de lui :
— Au fait, une ruelle à droite près d’un grand mur, une église à flèche un peu plus haut, la porte après le mur… C’est bien cela ; tous mes regrets, Monsieur, pour vous avoir dérangé : je m’y retrouve.
Il allait repartir. M. Lethois l’arrêta encore.
— Je vous demande pardon, vous devez vous tromper, il n’y a de ce côté que la maison de mon amie, Mlle Peyrolles. Je ne suppose pas…
— Supposez, Monsieur, ce sera plus simple.
M. Lethois eut peine à retenir un geste de stupéfaction :
— Vous ignorez sans doute qu’à cette heure, Mlle Peyrolles est couchée.
— Tant mieux !
— Sa domestique également.
— Je n’y vois pas d’inconvénient.
— Mais alors, que venez-vous faire ici ?
L’inconnu s’inclina, légèrement railleur :
— Ici, Monsieur, vous me permettrez de vous dire que cela ne vous regarde pas. Au plaisir de vous revoir !
Et tournant vers la ruelle, il disparut dans l’ombre.
Puis un calme profond : la mystérieuse vie de la nuit, un instant troublée par cette présence humaine, a reparu ; de nouveau des souffles courent dans l’espace ; par bouffées les genêts épandent leur odeur sucrée ; tout près, une feuille se détache et tombe en tournoyant — M. Lethois n’entend plus rien. Les yeux sur la ruelle, il n’a plus qu’une pensée, expliquer cette chose inexplicable que le hasard lui livre : un inconnu, à pareille heure, allant chez Mlle Peyrolles !
Très vite, des hypothèses se succédèrent. Il imaginait les plus probables, les soupesait, et peu à peu un sourire singulier erra sur ses lèvres. Ce n’était pas qu’il crût à l’idée qui s’imposait à lui ; tout de même, il ne lui déplaisait pas que cela fût.
— Un amant !
M. Lethois hocha la tête. Après tout, l’âge mûr en tient pour la jeunesse ; celui-ci était jeune, il avait des manières, elle aurait pu choisir plus mal… Il répéta :
— Son amant !
Il eut ensuite un rire friand. Quelle revanche contre l’éternelle piété de Mlle Peyrolles et cette intransigeance qui, ce soir même, avaient failli gâter le whist !
Pourtant des objections surgissaient, très graves.
L’homme n’était ni du pays ni de Toulouse, cela se reconnaissait à l’accent. Dès lors, où avaient-ils pu se rencontrer ? D’autre part, s’il était cela, comment ignorait-il le chemin et pourquoi livrer au premier venu le nom de sa maîtresse ?
Perplexe, M. Lethois répondait :
— Ne peuvent-ils s’être aimés à Toulouse ? S’il vient ici pour la première fois, s’il n’y doit plus revenir, quelle imprudence y avait-il à la nommer ?
De plus en plus, cependant, l’absurdité de la supposition éclatait. Alors, un débiteur ? On ne choisit pas la nuit pour liquider sa dette. Un parent ? Ne fût-ce que par inadvertance, Mlle Peyrolles l’aurait nommé.
Ainsi, durant des années, on surveille un être, on fréquente chez lui. Pas la moindre contraction de visage qu’on ne croie pouvoir interpréter en lui. Cet être a d’ailleurs l’existence la plus claire, la plus limpide. Ne le voudrait-il pas, qu’il y serait contraint, enveloppé qu’il est par des commérages perspicaces et l’envie d’alentour. Il semble donc que rien de lui n’a échappé, qu’on le connaît sans réserve… On ne sait rien.
Épouvanté par l’abîme entrevu, M. Lethois jeta :
— Si l’essentiel était ce qu’on ne voit pas ?
Et redressant son corps maigre, comme s’il voulait défier la foule dont le murmure emplissait l’ombre :
— J’ai bien une vie cachée, moi !
Depuis vingt ans, en effet, on apercevait aussi un Lethois désœuvré, qui promenait le long des chemins sa flânerie sans but. De ce Lethois quelconque, l’abbé Taffin raillait les opinions et Mlle Peyrolles la tournure. Qui eût jamais songé à lui attribuer d’autres soucis que celui de vivre confortablement et sans gêne ? Cela seul surprenait que, n’ayant ni terres à gérer ni masure au soleil, il ne succombât point à l’ennui quotidien.
Or depuis vingt ans, chaque nuit, ce même Lethois, rentré chez lui, en devenait un autre. Chaque nuit le trouvait assis devant des notes manuscrites ou errant devant des tables d’essai, si absorbé par un labeur inconnu de tous qu’il en oubliait l’univers et lui-même.
Que ce fût là une vie cachée, que le secret en fût la condition première, il n’en pouvait douter. En cette minute même, la simple idée qu’un autre aurait pu la surprendre, le terrifiait. Depuis vingt ans, quelles ruses d’avare pour détourner les soupçons ! Quelle surveillance de ses moindres gestes ! Seulement, voici qu’en face de cet éden, d’autres s’ouvraient, semblables : ce que M. Lethois avait cru son privilège devenait un bien commun. Mlle Peyrolles, M. Taffin, le vieux Jean, chacun peut-être avait son éden inaccessible !…
— Moi, parbleu, c’est naturel ! mais les autres !…
Une jalousie le mordit au cœur : il fendit l’air d’un coup de canne.
— Imbécile ! je déraille… Allons-nous-en.
Il avait oublié ses frayeurs, l’imprévu de la rencontre faite ; à son tour, il ne songeait plus qu’à sa propre manie. Abandonnant la route, il prit un sentier raide et descendit, cette fois, vers sa maison. O stupeur ! devant celle-ci aussi, une ombre rôdait !…
Attentive, elle allait et venait devant le perron, scrutait avec une attention de policier les moindres fentes par où pouvait sourdre la lumière ; et cela dura longtemps, cinq minutes peut-être… Lasse enfin de sa recherche vaine, elle abandonna les marches, puis rapidement s’enfuit vers Montaigut. En passant, elle frôla presque M. Lethois qui venait de se blottir dans un buisson.
— La Blanchotte !
C’était une métayère de Mlle Peyrolles. Avare, taciturne, elle habitait près de Saint-Félix avec son mari et sa fille : on ne la voyait jamais à Montaigut.
Atterré, M. Lethois fit un geste de rage :
— Ah ! connaître qui l’envoie !
Car un autre, c’était sûr, l’envoyait là ; un autre devait payer cet espionnage, incompréhensible sans cela. Était-ce même le premier soir où l’on tentait de surprendre des secrets soupçonnés ?
Les jambes de M. Lethois vacillèrent. Il eut un éclat de rire sardonique :
— Suis-je bête ? Pour qui travaillerait la Blanchotte sinon pour sa maîtresse ?
Mlle Peyrolles seule, peut-être en vue de se défendre, avait pu payer cette femme : et la preuve… c’est qu’au lieu de retourner à Saint-Félix, la Blanchotte remontait tout de suite à Montaigut : après l’expédition, le rapport !
M. Lethois serra les poings :
— Garce !
D’un bond il atteignit ensuite sa porte et s’enferma.
De longues minutes suivirent.
M. Lethois aspirait l’air tiède. Des relents de poussière et par instant un goût de drogues pharmaceutiques se mêlaient à l’écœurante senteur du couloir qui tenait lieu d’entrée, mais parce qu’elles lui étaient familières, ces odeurs lui semblaient douces. Ici du moins nul bruit insolite, rien que le silence de la demeure, un silence adorable et sans rides, tel qu’en évoque la vue d’un lac sur les hauteurs.
Quand on s’éveille après un cauchemar, on éprouve une jouissance délicieuse à se dire : « Ce n’est pas vrai ». Pareillement, M. Lethois songeait : « J’ai dû rêver ! » Tout ici était à sa place. Il n’y avait qu’à étendre la main droite pour trouver les allumettes ; à gauche, le bougeoir attendait sur une chaise ; comme d’habitude, la carafe et le verre d’eau étaient derrière. Ah ! la bonne chose que de rentrer au port !
Enfin une allumette grinça sur le frottoir : M. Lethois venait de se décider à faire de la lumière.
— Onze heures et quart ! Quel retard ! murmura-t-il en consultant sa montre.
Le bougeoir en main, il gravit l’escalier. Arrivé au galetas, il tira de sa poche des clés, ouvrit un cadenas, poussa une porte : son paradis était devant lui, inaccessible à tous, tel que ni la Blanchotte ni personne n’auraient pu jamais l’imaginer !…
C’était un galetas obscur et très bas. Des chevrons bombés sous la charge des tuiles en zébraient le ciel. A terre, une poutre énorme rasait le sol. Au centre, un poinçon vertical projetait en tous sens des bras qui allaient joindre le faîtage avec un air farouche.
Mais des tables éparses frappaient surtout le regard. Il y en avait de toutes formes, de toutes les origines. Certaines ayant perdu un pied s’accolaient à l’entrait pour ne pas trébucher. D’autres, jadis vernies, étalaient, comme un ulcère, des corrosions d’acide. D’autres, délaissées, s’effaçaient sous une couche de détritus sans couleur. Sur chacune reposait un appareil semblable, sorte de tréteau qui supportait des galettes noires horizontales. Au-dessous du tréteau, on voyait une écuelle pleine d’eau ; à côté, des débris de bouteille, de la terre, des herbes fanées et du grain.
Près de la porte, à droite, un paquet de glaise sur une planche faisait une tache rouge.
L’ensemble était à la fois grotesque et effrayant, mystérieux et sale. Cela ressemblait à l’antre d’un potier fou ou d’un maniaque en mal de sorcellerie. L’air qu’on respirait dans ce galetas était lourd de miasmes inquiétants. La puanteur de pharmacie qui avait envahi le rez-de-chaussée venait d’ici. Les lucarnes étaient closes ; la chaleur régnait, torride.
La main tendue en avant du bougeoir, tâtant du pied le sol pour éviter la poutre, M. Lethois avança jusqu’à une table. Ses yeux riaient. Il ne semblait pas s’apercevoir de la température ni de l’odeur.
Ayant déposé le bougeoir, il jeta encore un coup d’œil circulaire sur l’ensemble pour s’assurer que tout était en ordre et, très grave, se pencha.
Qui l’aurait ensuite surpris là, l’aurait-il reconnu ? Est-ce bien le même Lethois qui d’une main légère a retiré la vitre posée sur une des galettes ? Quelle curiosité passionnée fait trembler ses lèvres minces ? Quelle fièvre sur ses traits ! Il compte :
— Un… deux… trois… quatre…
A mesure que le nombre grossit, on dirait qu’il voit moins bien ou que l’opération est plus ardue. Peu à peu, son front s’abaisse, arrive presque à toucher la galette noire ; toujours les chiffres se succèdent, réguliers :
— Vingt-sept, vingt-huit…
Tout à coup c’est fini. M. Lethois s’est redressé ; il a pris dans sa poche un carnet maculé ; d’une écriture légèrement tremblée, il y trace le tableau suivant :
Fourmilière |
Verre blanc |
Verre violet |
En regard, dans chaque colonne, il inscrit : | ||
No 7 |
0 |
39 |
Et vite, il reprend le bougeoir, passe à la table voisine. L’heure presse : il n’a que le temps, s’il veut achever dans les délais fixés…
Le paradis de M. Lethois est peuplé de fourmis : dans chaque fourmilière, M. Lethois va compter ses fourmis !…
Une fourmilière… des fourmis… voilà donc le secret ! Penchez-vous sur ces tréteaux. Chaque galette est une cité sous verre. Ici la porte, fortifiée. Une gorge resserrée sépare le vestibule de l’antichambre qu’un lourd pilier achève de protéger. Puis c’est une salle énorme, une façon de place publique où se concentre la vie sociale. De loin en loin, des colonnes la soutiennent, polies et rondes, comme si un compas avait servi à les tracer. Enfin, tout à l’arrière, les magasins que défendent de nouveaux couloirs étroits… Des fourmis naissent là, vont, viennent, travaillent, s’entraident, se disputent, meurent. Grâce au vitrage, pas un de leurs actes qui échappe : il suffit d’être patient et de regarder. Depuis vingt ans, M. Lethois regarde !
Regard obstiné du chercheur qu’absorbe peu à peu un intérêt unique ; regard de myope qui, après avoir volontairement limité l’horizon au plus proche, s’efforce, en guise de revanche, d’y découvrir jusqu’à l’infiniment petit. A coup sûr M. Lethois ignorait la législation française, à peine apprenait-il par ouï-dire qu’un ministère était tombé ; volontiers, il eût réduit la constitution à l’existence du Sénat, de la Chambre et des conseils municipaux. Par contre, de chacune de ses fourmilières, et dans le détail, il savait l’architecture, le régime, les révolutions, les mœurs. Par un phénomène singulier, il semblait que devant lui le grand monde eût disparu pour n’être plus qu’un reflet de ces autres minuscules. Il y avait des heures certainement où, synthétisant ses connaissances, M. Lethois n’apercevait dans l’humanité qu’une vaste fourmilière d’ordre inférieur et mal construite. Et quelles surprises au cours de ce labeur ! Quels rêves inattendus y succédant !
Ce soir-là encore, à peine le dernier chiffre relevé, M. Lethois alla ouvrir la lucarne, mit au grand air sa tête nue ; des pensées contradictoires tourbillonnaient dans sa cervelle ; il crut approcher d’un abîme.
L’expérience achevée était très simple.
Depuis onze jours, il couvrait à demi chaque fourmilière avec un verre violet. Celles-ci étaient dès lors divisées en deux parties placées, l’une sous une vitre blanche, l’autre sous une vitre presque opaque. Or, toujours, les fourmis qui fuient d’instinct la lumière, s’étaient réfugiées sous la vitre blanche. D’où cette conclusion nécessaire : la vitre blanche éclaire moins une fourmi que la vitre opaque ; l’œil d’une fourmi perçoit des rayons que l’œil de l’homme ne perçoit pas ; le monde visible diffère pour chaque espèce.
Tout d’abord, cela n’avait pas étonné M. Lethois ; il avait accueilli le fait en lui-même. Il aurait appris avec un égal détachement qu’une fleur est rouge ou bleue. Les constats scientifiques sont, par essence, indifférents. Mais voici que, regardant le ciel, il formulait ce même constat en l’appliquant à la pratique immédiate :
« Ainsi, ce qui est la nuit pour moi est peut-être le jour pour mes fourmis. »
Humanisée à ce point, l’abstraction devenait étrangement révolutionnaire. Plus il creusait, plus elle l’épouvantait. Il s’efforça d’imaginer les apparences inconnues illusionnant chaque catégorie d’êtres : mais comment y parvenir ? On rêve d’une couleur à l’aide uniquement de couleurs déjà vues : et pourquoi limiter l’incertitude aux couleurs ? Que les corps émettent des radiations perceptibles pour quelques-uns seulement, le contour aussi doit changer suivant l’œil qui observe.
« Ceci n’est pas absurde : chaque particule de matière, sous l’effort d’un agent mal défini, projette des ions, c’est-à-dire sans cesse un peu d’elle-même. »
Et, grisé par sa logique, M. Lethois poussait encore au delà :
« Puisque tout varie, la science — ma science — n’est peut-être qu’un catalogue d’apparences. Point de réalité, mais une vision relative. Nul moyen de confronter l’une avec l’autre. L’erreur est à la base, indiscernable et organique. Cette observation même sur laquelle je m’appuie… »
Une révolte interrompit ce délire. Tout pouvait chanceler, hormis l’œuvre de M. Lethois ! Au même instant des coups s’égrenèrent dans l’air lointain. L’horloge de l’église sonnait à Montaigut.
M. Lethois revint à lui.
— Minuit ! déjà !… Au fait, c’est aujourd’hui qu’arrive Mlle Wimereux.
Cette pensée désagréable acheva de chasser les autres. En tout temps, changer ses habitudes lui avait répugné. C’était bien pis cette fois : il faudrait ranger la maison, s’occuper des repas, surveiller sa tenue…
— Tout cela, pour rien peut-être !…
Alors, violemment, il referma la lucarne et s’étant résigné à ne point prolonger une rêverie vaine, il partit.
Revenu sur le palier, il dut comme à l’arrivée poser à terre le bougeoir afin de fermer la porte. Il avait déjà glissé le cadenas dans les crochets, introduisait la clé dans l’entrée, quand il s’interrompit, stupéfait. La lumière qu’il regardait machinalement venait de s’envelopper de brume. Puis cette brume épaissit. Progressivement, la flamme pâlissait… pâlissait… Bientôt, elle cessa d’être distincte, et la brume, à son tour, devint épaisse comme une fumée d’usine. Elle semblait maintenant envahir l’escalier, lécher les murailles, s’étaler, toujours plus sombre. Soudain, plus rien : le noir…
M. Lethois porta les mains à son front. En vérité, il ne rêvait pas ; il n’était pas halluciné ; il se sentait vivre, remuer, agir…
Une minute passa, longue comme un siècle. Le noir demeurait absolu, sans vibration, tout uni, un noir qui donnait la sensation d’étouffer au fond d’un gouffre, inexprimable…
S’efforçant de dominer son angoisse, M. Lethois dit à voix haute :
— Est-ce que par hasard le vent aurait éteint la bougie ?
Et se baissant, il tendit la main vers elle. Mais, chose étrange, à mesure qu’il cherchait, il avait l’intuition de ne plus percevoir ni la direction ni la distance. C’était comme s’il avait flotté dans un espace mort.
Une exclamation suivit. Son poignet venait de rencontrer la flamme. Quelque chose ensuite roula sur les marches, — le bougeoir sans doute, renversé dans le tressaillement causé par la brûlure.
Figé d’horreur, M. Lethois écouta le cliquetis de la bobèche qui se brisait. Puisque la lumière était là, et flambait, était-ce donc lui qui ne la voyait pas ? Avec un geste d’égarement, il releva ses mains tremblantes, se frotta les paupières. En même temps, pris de vertige, il mesurait ce cataclysme inique, monstrueux : plus d’observations, plus de travail, et l’œuvre avortant au moment d’être achevée !
Puis, subitement, il chercha la rampe, la suivit. Il avait pu se tromper, la bougie avait dû subir une transformation inconnue. Dehors, au contraire, les étoiles n’avaient pas disparu : il allait dehors pour vérifier qu’elles y étaient toujours.
Ah ! les voir ! Dix ans de sa vie, pour les voir comme tout à l’heure !
Déjà il avait gagné l’entrée, chassait les verrous, tirait à lui le vantail. C’est ouvert. Est-il bien sûr que ce le soit ? Dans le noir, on ne sait plus. Allons, encore un pas, encore un autre… Cette fois M. Lethois est bien sorti, cela se sent à l’air humide, à l’odeur qui monte des feuillées. Il lève la tête, il a beau regarder : les étoiles ne sont plus là ! Aveugle ! il est aveugle !
Un grand cri retentit :
— Au secours ! au…
Roulant sur le sol, M. Lethois venait de perdre connaissance.