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La vie secrète

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VI

Ainsi, à la même heure, et sans qu’ils s’en doutassent, en des endroits si proches qu’ils auraient pu s’apercevoir, arrivants et habitants étaient pris tour à tour par la rafale commençante.

Seule, Mlle Peyrolles attendait encore la venue du destin, sans doute parce que seule aussi elle l’avait prévu redoutable. La veille, à force de volonté, elle était parvenue à se réfugier dans l’ivresse du revoir. Ni le désir de Marc d’expliquer sa venue, ni le nom de Thérèse Wimereux, ni de multiples dissonances marquant combien peu ils avaient le même idéal, n’avaient pu troubler cette félicité conquise. Aveugle et sourde, elle était restée obstinément dans la joie du présent. Mais, dès la nuit, quelle revanche !… et le matin, à l’annonce de la sortie de Marc, quelle crainte !

Droite sur la terrasse, Mlle Peyrolles surveillait maintenant la route. Successivement avaient passé devant elle Pontillac dans sa voiture, ce Jude Servin dont le voisinage, un autre jour, l’aurait exaspérée, des paysans qui saluaient, un homme venant de Revel : elle ne les avait pas aperçus. Une seule recherche l’absorbait, recherche éperdue de celui qui aurait dû revenir et qui ne paraissait pas !

Elle savait que si Marc s’était éloigné, c’est qu’il avait eu peur. Hier, à l’arrivée, il aurait parlé sans effort : aujourd’hui, la connaissant, il n’osait plus.

Elle savait aussi que Marc, parce qu’il était loyal, vaincrait sa peur, et c’est pourquoi elle ne doutait pas de l’apercevoir tout à l’heure sur le chemin, revenant vers elle.

Ce que Marc avait à dire, elle ne l’imaginait pas. Elle sentait seulement qu’au miracle de son retour il avait fallu une cause terrifiante. Pour apprendre cette cause, elle eût donné la moitié de ses fermes : pour l’ignorer, peut-être aurait-elle offert sa fortune !

Tout à coup, près de la côte de Saint-Julia, des cris s’élevèrent. Mlle Peyrolles pencha la tête.

Des gens s’agitaient là-bas, formant un groupe noir. Aux appels du Pêcheur, la mère Fouasse, d’autres encore accouraient auprès de M. Lethois évanoui sur la route. Mais Mlle Peyrolles n’eut pas le loisir d’analyser cet attroupement insolite : près du jardin un homme venait de paraître, marchant d’un pas résolu et ferme. Elle reconnut Marc et poussa un cri :

— Lui ! enfin !…

Il arrivait, tout entier à sa volonté inébranlable de dissiper l’équivoque où il vivait depuis la veille : il arrivait, ne se doutant pas plus que Mlle Peyrolles du drame qu’il laissait après lui. A quoi reconnaître d’ailleurs les mots qui brisent une vie ?

Quand, cinq minutes auparavant, Lethois l’avait abordé, Marc n’avait vu là qu’un pauvre homme probablement maniaque et préoccupé de sa souffrance. En répondant à Lethois, il avait cru de même ne prononcer que des phrases vagues, bonnes à décourager cet importun. S’il avait ensuite tourné la tête, il aurait compris combien il se trompait : mais lui non plus n’avait pas le loisir de regarder en arrière. Plus tard seulement il devait se rappeler ces choses, en mesurer la portée !

A la vue de Marc, Mlle Peyrolles abandonna l’appui de la terrasse. Elle descendit vers la petite porte du jardin. Elle éprouvait à la fois une immense joie et de l’effroi. Avant de tourner la clé, elle eut envie de faire un signe de croix. Jamais elle n’avait tant redouté la Providence ; jamais non plus elle n’avait tant désiré qu’il y eût un Dieu. Comme elle tirait le battant, elle crut voir passer un fantôme devant elle : tout le bonheur de sa maison qui s’enfuyait peut-être !… Ce ne fut que l’illusion d’une seconde. Déjà Marc était devant elle.

Ni l’un ni l’autre ne songèrent aux formules banales qui accompagnent normalement le revoir du matin :

— Entre vite, dit Mlle Peyrolles, tu le vois, j’étais inquiète.

— Moi-même, répondit Marc, je me reprochais de vous avoir abandonnée.

Ils sourirent. Ils avaient tous les deux un visage mortellement pâle.

— C’est vrai, reprit Mlle Peyrolles d’un ton léger, tu avais oublié que nous avons encore beaucoup de choses à nous dire ; viens d’abord, nous serons mieux là-haut.

Et se donnant le bras, comme la veille, ils remontèrent. L’heure avait sonné. Tels des condamnés, ils devinaient que rien au monde ne pourrait la retarder. De toutes leurs forces, ils auraient pu souhaiter qu’un incident indépendant de leurs volontés en détournât le cours : tout alentour était paisible, le monde indifférent.

Arrivée au sommet, Mlle Peyrolles s’arrêta encore et montrant l’horizon :

— Il n’est plus comme hier, hélas ! Les Pyrénées ont disparu : le vent a fait rage, cette nuit.

— Je ne m’en suis pas douté, répondit Marc : les champs, ce matin, respiraient une paix de cimetière.

Ils semblaient détachés de ce qu’ils disaient.

— De quel côté es-tu allé ?

— Au hasard… Tenez, je crois bien que j’ai passé là-bas, près de ce chêne.

— C’est Saint-Puy, murmura Mlle Peyrolles ; j’y ai vécu petite fille, du temps de mon père…

Marc acheva d’une voix éteinte :

— … Et du mien !

Alors, cette fois, ils sentirent qu’ils ne pouvaient pas résister. Même sous le couvert de ces propos vides, le mort les entraînait.

— Allons, dit Mlle Peyrolles, devenue blême.


Elle se dirigea vers la salle à manger. Ils s’assirent aux deux bouts de la table. Mais auparavant, Mlle Peyrolles vérifia si la porte donnant sur le couloir était bien fermée. Elle marchait sans bruit. Le tic-tac haletant du chalet suisse avait l’air de remplir la pièce, comme si la seule vie perceptible autour d’eux pouvait être la vie du temps.

— Et… c’est tout ce que tu as fait pendant ta promenade ? reprit Mlle Peyrolles en s’asseyant.

Marc répliqua doucement :

— J’ai aussi réfléchi.

— Ah !…

Mlle Peyrolles n’ajouta rien. Voyant qu’elle ne l’encourageait pas, il poursuivit :

— J’ai réfléchi que je ne pouvais pas… que je n’avais pas le droit de vous taire plus longtemps les motifs de mon voyage.

Mlle Peyrolles appuya les mains contre son cœur :

— Eh bien ! donne-les : c’est très simple, fit-elle d’une voix blanche.

— Ce ne l’est plus.

Il y eut un silence. Tous deux souriaient encore, mais ce sourire figé sur des lèvres d’angoisse faisait penser à des sanglots.

— Je t’en prie, murmura Mlle Peyrolles, ne vois-tu pas que ton silence me fait mal ?

— Par où commencer ? fit Marc avec un geste las.

— Par le plus pénible, si ce doit l’être.

— Il s’agissait d’argent.

— Ah ! si ce n’est que cela !

Le visage de Mlle Peyrolles venait de se détendre.

— N’importe, s’écria Marc, depuis que je vous ai vue, je sens que c’est trop et j’éprouve le besoin de vous en demander pardon. Oui, cela est vrai, j’étais venu poussé par un intérêt d’argent, venu ici comme dans une banque… Comprenez-moi bien : il y a deux jours, hier matin, cette idée pouvait être folle, absurde, et même méchante, elle n’était ni vilaine ni basse. Qu’est-ce que je savais de vous ? Vous étiez ma parente, soit : mais quelle parente ? A vous plus qu’à tout autre, j’attribuais le malheur de ma mère. Plus tard, vous aviez subvenu aux frais de mon éducation : cette charité, car c’en était bien une à vos yeux, ne m’avait donné que du ressentiment. Il s’y était mêlé trop de dédain pour que je ne me souvinsse pas surtout qu’après tout elle m’était due. Que la loi le veuille ou non, je suis de votre sang. Songez un peu au scandale si, devenu vagabond ou voleur, j’avais dû décliner devant le tribunal de Revel mes titres de famille !… Éviter un tel risque valait bien vos sacrifices et voilà ce que je me répétais quand, désireux de justifier ma conduite, je m’étonnais de ne pas vous être reconnaissant, parfois même de vous haïr !…

Mlle Peyrolles ne bougea point : elle écoutait, crucifiée par ce rappel où chaque mot criant la vérité dépouillait le passé des voiles hypocrites.

— Encore une fois, je vous demande pardon ; mais si pénible qu’elle nous soit, cette confession est nécessaire. Il faut bien que je vous explique, n’est-ce pas, pourquoi l’idée m’est venue de frapper à votre porte ? Or, si cette idée ne m’assurait pas que j’échapperais à la situation qui me torture, elle me fournissait du moins l’occasion de me replacer sur votre route, et cela, je l’avoue, me décida. Je me disais : « Elle s’est crue débarrassée : après la mère, elle a rayé l’enfant ; en reparaissant, montrons-lui que si la mère est morte, l’enfant se souvient ! » Je m’imaginais aussi entrant dans cette maison et jouissant d’y être, ne fût-ce qu’une heure, par droit de conquête, simplement parce que je suis devenu un homme. Vous le voyez, je ne cache rien : c’était encore la rancune qui me conduisait. Lorsqu’une rédaction de journal m’a procuré les permis nécessaires au voyage, mon cœur n’a pas battu de la seule joie de vous rencontrer. J’étais fou : on le devient quand on est malheureux. Et puis… qu’est-ce que cela fait ?… Je ne vous connaissais pas !

Mlle Peyrolles répéta comme un écho :

— C’est bien vrai, tu ne me connaissais pas !

Comme elle expiait en cette minute tous les calculs qui avaient endormi sa conscience pendant les années qu’il rappelait ! Il lui semblait qu’aucune douleur humaine ne pouvait approcher de son humiliation.

— Enfin, j’arrive… Comment décrire cela ? C’est une autre qui m’accueille, une autre que je ne soupçonnais pas et que j’hésite encore à comprendre. En vous apercevant devant l’hôtel, je ne sais ce qui s’est passé en moi. J’aurais voulu n’être jamais venu, et cependant je n’aurais pas donné cette minute pour une fortune. Ah ! je vous jure que j’ai oublié quel motif m’amenait, aussi le passé, mes volontés mauvaises… J’avais l’impression qu’une chose m’était rendue, qui m’avait toujours manqué. Un instant, lorsque nous étions dans la voiture, je suis parvenu à me ressaisir, mais vous avez deviné, vous m’avez fermé la bouche : « Demain ! » et j’ai répété comme vous : « Demain ! » C’était si bon !

De nouveau le visage de Mlle Peyrolles s’éclaira. Oh ! les mots inespérés, bienfaisants, qui pansaient avec tant de douceur la blessure faite !

Marc continuait toujours :

— Ce bonheur a duré jusqu’au soir. Puis, cette nuit, je me suis retrouvé seul. Le silence est descendu en moi… Quelle chute ! J’avais crocheté votre confiance. Vous aviez cru à un retour d’enfant prodigue. Je n’étais venu que poussé par une nécessité, la plus impérieuse et la plus basse, une nécessité d’argent !

Pour la première fois il s’interrompit. Mais voyant que Mlle Peyrolles allait parler peut-être, il l’arrêta :

— Je vous en prie, laissez-moi achever ! Je voudrais aller d’une traite jusqu’au bout. Vous déciderez ensuite en connaissance de cause… Donc je suis venu poussé par une nécessité d’argent. Après ce que je vous ai dit hier de ma vie, vous devinez que je n’en suis pas encore à thésauriser. Les circonstances ont fait cependant que brusquement j’aie besoin d’une grosse somme…

Il surprit un tressaillement de Mlle Peyrolles, et avec un geste de défense :

— Rassurez-vous, je n’ai ni volé ni joué ! Il s’agit d’un traitement à payer, d’une vie à sauver. Est-ce bien une vie ou deux ? Peu importe ! le fait est là, brutal : j’ai besoin d’emprunter dix mille francs. Si mon gage est d’une mauvaise défaite chez un usurier, il n’en existe pas moins. Je suis médecin d’une compagnie d’assurances. En guise de paiement, celle-ci m’assure sur la vie. Pour ces dix mille francs, je céderai un titre qui vaut le triple. Le bénéfice est sûr. On ne court dans l’aventure qu’un risque dont mon honnêteté est le facteur. Je pourrais, en effet, cesser volontairement mon travail et rendre ainsi le titre caduc. Ce risque, après ce que vous savez, vous effrayera-t-il au point de motiver un refus ? Toute la question est là, et qu’elle soit pour moi atrocement angoissante, que du oui ou du non que vous allez prononcer, dépendent mon sort, mon bonheur, ma vie même, cela, vous ne pouvez en douter ! Ne viens-je pas de vous en fournir la preuve la plus cruelle par cette demande même que j’aurais voulu arrêter dans ma gorge, et que malgré cela, j’ose vous faire ?

Pareille à un bloc de marbre, Mlle Peyrolles ne parut pas s’apercevoir qu’il avait achevé. Ses yeux noirs, détournés de Marc, avaient cherché la muraille et regardaient au delà. N’y avait-il que cela ? Toute la nuit, elle s’était torturée à imaginer ce qui devait les séparer : vice, aventures, déclassement, elle avait tout prévu, tout souffert, excepté cette chose si simple et indifférente : un besoin d’argent !

Donc elle aurait dû crier de joie, prononcer tout de suite le oui libérateur, et pourtant elle demeurait inerte, sans parole, comme si derrière le récit de Marc des réticences s’étaient cachées !

— Est-ce bien tout ? murmura-t-elle enfin, sans se rendre compte pourquoi elle le demandait puisque lui-même venait de l’affirmer.

Marc acquiesça d’un signe de tête.

— Alors, mon enfant, laisse-moi te faire à mon tour des aveux. Pendant que tu voulais me haïr, j’attendais l’occasion de te redevenir utile. Tu as tardé longtemps à t’adresser à moi parce que tu es jeune et que tu te croyais indépendant. Je sais par expérience qu’on ne l’est jamais ici-bas. J’escomptais donc cette heure. Elle est venue. Tant mieux.

Marc joignit les mains :

— Quoi, vous ne me demandez rien autre ? Vous ne vous étonnez pas ?… Comme vous êtes bonne !

Il avait dit : rien autre.

— Ne me remercie pas, mais réponds franchement à ma question. Pourquoi cet argent ? Tu as l’air d’hésiter…

— Après ce qui précède, ce serait bien inutile.

On entendit pendant un bref intervalle la pendule qui battait des coups très sourds. Marc avait baissé la tête.

— Il s’agit de ma femme, dit-il enfin.

— Ta femme !…

Et ils se regardèrent. On eût dit que la foudre venait de creuser entre eux un abîme noir.

— Ainsi, tu es marié !… dit encore Mlle Peyrolles.

Un accent de supplication traversa la voix de Marc :

— Excusez-moi si hier je ne vous en avais pas parlé : en vérité, c’est cela que j’aurais dû dire d’abord. Depuis deux ans, j’aime… j’aime une femme… Nous allions avoir un enfant… nous étions heureux… et tout à coup, la phtisie, l’horrible phtisie qui s’abat… Elle se meurt : elle est perdue si je ne la soigne pas ! Comprenez-vous, maintenant ? Ah ! soyez sûre qu’avant de venir, j’ai frappé à toutes les portes ! Quel calvaire, grand Dieu ! A l’Assistance publique, pas de sanatorium pour femmes ! Dans les institutions privées, un accueil sournois et toujours des refus, car j’ai l’air d’être un monsieur. On en est là ! Il faut être riche pour garder ses poumons, riche pour avoir un enfant et le bonheur de tout le monde ! A l’hôpital, au Parlement, partout, on ne songe qu’aux riches ! Je n’avais plus que vous…

Figée, Mlle Peyrolles reprit obstinément :

— Marié ! depuis quand ?

Elle en revenait là, ayant tout à coup la sensation que Marc lui échappait. Que la veille, aussi, il eût gardé le silence à ce sujet, lui causait une surprise douloureuse. Marc pressentant ce qu’elle pensait, rougit. Il eut honte d’être lâche plus longtemps :

— Je ne suis pas marié.

Les paupières de Mlle Peyrolles vacillèrent, mais elle ne fit pas un geste, n’eut pas de cri ; seulement une atroce haine lui serra le cœur. De toute son âme elle aurait voulu savoir morte la femme dont il parlait.

— Cette fois, vous n’ignorez plus rien.

Il se tut. Un frémissement intime les secouait.

— J’ai souvent imaginé quel prétexte pourrait te ramener ici, soupira Mlle Peyrolles amèrement ; je n’avais jamais songé, je l’avoue, qu’il s’agirait de secourir ta maîtresse.

— Je vous ai dit : ma femme, interrompit Marc animé par une sourde révolte.

Mlle Peyrolles haussa les épaules :

— Oh ! qu’importent les mots !

Un rire méchant passa sur ses lèvres décolorées.

— Qu’elle t’aime ou non, c’est toujours une fille…

Le mot avait jailli, féroce. Marc frémit :

— Je vous en prie : vous avez le pouvoir de la tuer, il est inutile de l’insulter !

Mlle Peyrolles redressa la tête :

— Ne pare donc pas de grands mots ce qui n’en vaut pas la peine ! Je le connais, ton roman. J’ai beau vivre à la campagne, il me semble que je l’ai vu. Une idylle au coin d’un marbre sale de brasserie ; cette fille profitant d’un soir d’attendrissement pour t’exhiber sa vertu défraîchie, et toi, niais, t’exaltant à la pensée d’un sauvetage où tes sens trouvaient leur compte…

Et comme Marc tentait de l’arrêter :

— Inutile ! Je devine aussi ce que tu vas répondre : toi seul l’as séduite. Elle t’a résisté. Et depuis, tu ne sais ce qu’il faut admirer le plus en elle, de son désintéressement ou de son amour. Je connais cela, te dis-je, je l’ai déjà entendu…

Tragique, elle conclut :

— Je me doutais bien que tu ramenais ici une partie du passé, mais tout le passé, à ce point, c’est trop ! Je ne veux pas… non, je ne veux pas !…

— Ce que vous appelez mon roman n’est rien de ce que vous dites, fit Marc d’une voix basse. Vous oubliez que ma jeunesse a manqué de loisirs et plus encore de confortable. Je l’ai connue dans ma maison. Elle était comme moi sans famille, travaillait pour vivre, comme moi. Nos deux efforts étaient pareils, de même notre misère, et vraiment cet amour était naturel, fatal… Rien n’existait en dehors de nous : nous n’avions de comptes à rendre à personne…

— Pas même à Dieu ?

— Dieu ? sais-je seulement s’il faut y croire, et s’il existe ? Pourquoi nous a-t-il ainsi jetés à la seule détresse des sans-famille ? Je vous répète que si les gens de ma sorte n’avaient pas le droit de mettre en commun leur solitude, ce serait par trop injuste ! Pourquoi aussi nous ne sommes pas mariés ? Cela encore est très simple ! Nous étions tellement sûrs l’un de l’autre qu’une signature de maire était bien superflue, tant que l’enfant n’était pas là !

— Là, de même, Dieu ne comptait pas !

— Pour légitimer celui qui va venir, l’église est inutile. A quoi bon doubler les paraphes officiels d’hypocrisies gratuites !

— Malheureux ! tu en es là de ta foi !

— Ah ! laissons de côté mes croyances ! Est-ce que le présent que vous pouvez décider ne suffit pas ?

La voix de Marc s’éteignit dans un sanglot :

— Mais regardez donc ! Rien que d’en parler, mon cœur est déchiré ! Je vous ai trompée, je me suis trompé ! Sans cette menace abominable je ne serais pas venu ; jamais je n’aurais mendié votre aide, ni connu l’ignoble regret qui me vient ! Car enfin, j’étais libre de me taire ! Je n’avais qu’à garder le silence, vous consentiez et nous étions sauvés !

Mlle Peyrolles eut une exclamation étouffée :

— Penser qu’une femme t’a réduit là et que tu as pu songer à lui donner ton nom !

— Joli cadeau ! Père et mère inconnus…

— Possible ! Tu as su pourtant retrouver la filière quand elle devient utile !

— Vous l’aviez bien oubliée, quand elle était gênante !

— J’en appelle au passé !

— N’est-ce pas lui qui nous juge ?

Ils s’étaient levés. Ils criaient : le passé ! En même temps, ils tendaient les poings vers lui, comme s’il venait d’entrer ; et c’était vrai qu’il était là, témoin tragique revenu à vingt ans de distance et sans changement. Était-ce Marc ou son père qui revendiquait ainsi la liberté d’épouser sa maîtresse ? Lequel des deux invoquait ici le droit de l’enfant ? Rien n’avait changé, ni la pièce où ils parlaient, ni le costume noir de Mlle Peyrolles, ni même les personnages : celle-ci à peine blanchie, Marc si pareil au mort qu’il semblait celui-ci rajeuni.

Frémissante, Mlle Peyrolles retomba sur sa chaise. Qu’il y eût dans ce retour une justice souveraine, qu’après avoir tant fait souffrir, elle souffrît à son tour par les mêmes moyens, cela ne la frappait pas. En revanche, de toute son âme elle aurait voulu remonter le cours du temps pour empêcher Marc de s’expliquer.

Et Marc, aussi, demeuré debout, comprenait tout à coup qu’après les mots qu’il avait dits, l’irrémédiable avait passé. Ah ! fou qui, dans une minute d’aberration, pour défendre son orgueil blessé, avait détruit sans retour la chance suprême de salut ! Ainsi, c’était fini : grâce à lui, l’aimée succomberait ! Il fallait rentrer, l’espoir perdu.

— Quelle rançon, murmura-t-il, pour un peu de bonheur, hier !

Puis, sentant que ce bonheur même le chassait :

— Quoi qu’il arrive, je m’en souviendrai pour ne plus vous haïr !

— Que fais-tu ? dit Mlle Peyrolles, voyant qu’il se dirigeait vers la porte.

— Où irais-je…?

— Tu veux partir !

La voix de Mlle Peyrolles subitement venait de changer.

— Et moi ?

— Oh ! vous !… répéta Marc.

— Tu délires ! Il n’est pas possible qu’après être venu, tu veuilles me quitter ? Tu ne commettrais pas ce crime !

— Si je restais, j’en commettrais un autre.

— Marc ! mon enfant ! voyons ! tu ne crois pas à cette absurdité ? Il doit y avoir un moyen, je ne sais quoi pour sortir de cette alternative… Et d’abord, c’est bien vrai que le passé nous jugeait tout à l’heure. Je songe à ton enfance que je n’ai pas surveillée, à ta jeunesse durant laquelle personne n’est resté près de toi pour t’enseigner le respect du bon Dieu. Oui, c’est ma faute si nous en sommes là. Tu vois, je m’accuse la première, je reconnais que tes duretés sont méritées, je te les pardonne… Seulement…

Elle se tordit les mains :

— Seulement, comment veux-tu que j’accepte contre Dieu même ce mariage sans prêtre ? Je me damnerais si je prêtais jamais les mains à un tel sacrilège ! C’est en vain que tu protestes : faire consacrer par les lois un pareil attachement, ne sert qu’à le rendre plus criminel ; cela outrage les mœurs, la religion, cette morale même qui est la règle du premier venu, si humble soit-il !… Encore s’il s’agissait d’une aumône !… On rencontre une malheureuse, on la secourt… c’est bien ! Mais sanctionner le passé de cette fille ! au moment où je t’ouvre ma maison, vouloir que cette fille t’accompagne et dans ces conditions !…

— Vous voyez bien ! dit Marc avec un geste découragé.

— Ah ! je vois que le bonheur est devant nous. Donne-lui l’argent que tu voudras, qu’on la soigne, qu’on la sauve, et puis, qu’après cela tu l’ignores et que tu restes !…

— N’achevez pas !

— Pourquoi ? Sois tranquille, je ne t’importunerais pas de questions : tu serais libre ! entends-tu ? libre… mais je veux te garder, quand même, malgré elle !

Mlle Peyrolles s’était approchée de Marc, et s’efforçant de le ramener vers la table :

— Entre elle et moi, oses-tu hésiter ? Tu quitterais ta maison, une famille, et pour qui, grand Dieu ! une gueuse !…

Marc, épouvanté, ne put réprimer un sursaut de révolte :

— Cette gueuse, comme vous dites, m’a donné plus d’allégresse que l’univers entier : je l’aime !

Elle recula :

— Ne profane pas l’amour : tu ne le connais pas !

— Je l’aime ! répéta Marc.

Un délire l’exaltait :

— Aimer ! qui de nous deux ici profane ce mot ? Savez-vous seulement ce que c’est que d’aimer ?

— Marc, tais-toi !

— J’aime !… Mon Dieu ! pourrais-je expliquer cela devant vous que la vie a condamnée à rester seule ?… Aimer, c’est donner ce qu’on possède et même ce salut dont vous êtes avare ! C’est accepter sans scrupules et dans la joie l’ivresse de l’étreinte ! C’est… Mais non ! vous vous êtes refusé jusqu’au désir ! Dans le spectacle de deux cœurs fondus au même brasier, vous n’imaginez que débauche ! Au geste d’union souveraine, vous répondez par celui qui sépare. L’enfant lui-même, ce miracle ! vous est odieux. Ah ! jamais, non jamais, je n’avais imaginé une vengeance si cruelle !

— Marc !

Suppliante, Mlle Peyrolles lui fermait la bouche. Chaque mot s’enfonçait dans sa chair, la brûlait comme une averse de plomb liquide. Comme il voyait clair ! C’était vrai qu’elle était à jamais isolée dans sa fortune et sa vertu ! Jamais un baiser d’amant ne l’avait fait frémir : jamais elle n’entendrait près d’elle un rire d’enfant. Si celui-ci partait, rien ne l’attacherait plus au monde. Cependant, même pour le retenir, pouvait-elle accepter de sacrifier son âme ?

— Marc ! je t’en conjure, si tu dois t’en aller, que ce ne soit pas sur ces mots atroces !

— Hélas ! s’écria Marc, quels autres pourraient empêcher désormais que nous soyons deux étrangers !

— Depuis hier, j’ai trop souffert par toi !

— Dites que, depuis hier, le passé nous a trop fait souffrir !

— Le passé est chose morte.

— Il revit !

— On l’efface.

— Et le croyant disparu, on le retrouve encore !

Ils parlaient de nouveau avec des gestes de fièvre, inconscients du lieu et de l’heure.

Un coup violent frappé contre la porte les interrompit :

— Mademoiselle, criait Dorothée au dehors, on réclame le médecin.

Mlle Peyrolles jeta :

— Il n’y a pas de médecin ici !

— Vous oubliez que je suis là, interrompit Marc.

— Qui le saurait ?

— N’importe, allons voir.

Déjà il tournait la clé et se précipitait vers l’entrée. Au bout du couloir, sur le seuil, en pleine lumière, Thérèse Wimereux et Jude Servin appelaient d’une voix angoissée :

— Accourez !

— Hâtez-vous !

— Une minute peut tout perdre !

— Il va mourir !

— Vous le voyez, dit Marc, les montrant à Mlle Peyrolles qui le suivait, c’est bien moi qu’on cherchait.

Farouche, Mlle Peyrolles voulut lui barrer le chemin.

— Reste !

En même temps, une colère l’exaspéra, de ce que des inconnus eussent forcé l’entrée de sa maison.

— Et vous ? Que venez-vous faire ? Je ne vous connais pas ! Allez-vous-en !

Marc l’écartant avec douceur, rejoignit Thérèse et Jude Servin :

— N’avez-vous pas compris ? un homme est en danger…

Faisant un effort désespéré, elle suppliait encore :

— Marc !

Mais celui-ci déjà s’était élancé, partait.

— Ah ! s’écria-t-elle, il ne reviendra plus !

Puis, glacée d’épouvante, elle recula, rentra dans son château.


Près du perron, un homme, attiré par le bruit, riait sournoisement :

— Ben ! en voilà un du moins que la famille ne reniera pas ; comme il lui ressemble !

Dominique, à la vue de Marc avait cru voir passer le gars du vieux Peyrolles…

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