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Le Maître du Navire

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CHAPITRE VII
Où l’on entrevoit deux rivaux, un troisième larron et un nègre sentimental.

David le Roy, saige prophètes,
Crainte de Dieu en oublia,
Voyant laver cuisses bien faictes.

Villon.

Une minute. Ce ne fut, en effet, qu’une minute et Marie Erikow laissait le jeune Anglais accoudé au bastingage, plongé dans une rêverie à laquelle elle savait bien maintenant ne pas être étrangère. Au fond, elle se souciait moins de la compagnie d’un homme que de sentir celui-ci préoccupé d’elle. Fort habilement elle s’éloignait dès qu’elle devinait l’empire exercé par son charme sur l’esprit de l’amoureux, de sorte que le pauvre diable pouvait « cristalliser » à son aise, laissant macérer dans des baumes et des aromates imaginaires le souvenir de la fugitive. Consciente ou inconsciente, cette tactique lui réussissait fort bien et, tout en se décoiffant devant sa glace, le jour fini, elle pouvait dresser en souriant un tableau de chasse fort honorable. Comme dans ses terres de Moscovie, une meute de lévriers blancs, la Russe aimait à conserver autour d’elle une troupe d’adorateurs énervés, peut-être, mais empressés et fidèles.

A bord du Cormoran, c’était une fort petite troupe, car elle ne pouvait accueillir les suffrages trop directs d’un équipage chatouillé par sa présence. Elle se sentait obscurément désirée par ces hommes rudes et basanés qui, sans doute, au temps du capitaine Kid, l’eussent tirée au sort ou partagée équitablement. Mais Van den Brooks veillait à la moralité de ses gaillards. Captain Joë faisait quotidiennement son rapport et de sages rations de nerfs de bœuf entretenaient dans ces âmes frustes le sentiment de la discipline et le respect de la pudeur. Celle de Marie, parfois effarouchée par la démonstration un peu brusque d’un matelot certain de n’être point surpris, s’accommodait assez bien d’une existence qui permettait à la Russe de régner sur tout un navire et de ranger sous son sceptre quarante brutes, trois civilisés et Van den Brooks.

Mais était-elle bien sûre de dominer Van den Brooks, comme elle dominait Helven ou ce fat de Leminhac ?

— Van den Brooks, songeait-elle, comme il est secret ! M’aimerait-il, si je voulais m’en donner la peine ?

La vérité est qu’elle se donnait quelque peine, sans aucun succès, et que le marchand ne se départait jamais vis-à-vis d’elle de cette réserve polie qui fait si terriblement endêver les coquettes.

Helven et Leminhac offraient un champ d’expérience plus aisément praticable et, bien qu’attirée par le plaisant visage du boxeur préraphaëlite, elle ne pouvait résister au désir d’approcher un brandon incendiaire de l’inflammable avocat. C’était ainsi une navette dont s’apercevait Helven et dont le pauvret ne pouvait s’empêcher de souffrir.

Ce soir-là, il se crut le préféré. Trop timide, hélas ! il se contenta de s’en réjouir et Marie Erikow, enchantée de sa bonne besogne, regagnait prestement sa cabine en sifflant comme par hasard un air espagnol. Où donc l’avait-elle entendu ?

Comme elle descendait le petit escalier à lames de cuivre qui conduisait au couloir des cabines, elle entendit au-dessus d’elle un écho mystérieux. L’écho répétait la « Habanera » et, chose tout à fait insolite pour un écho, y ajoutait même quelques variantes.

Elle leva la tête et vit, se profilant entre les vergues basses du misaine, la silhouette souple de Lopez. Une cigarette brasillait, éclairant vaguement le visage maigre de l’Espagnol. L’écho s’était tu.

— L’insolent, pensa-t-elle.

Elle demeura un instant ainsi, les yeux fixés sur les étoiles qui glissaient au-dessus du navire, pensive. Il lui sembla, en même temps, distinguer, assis sur la vergue de hune, une forme sombre et si massive que ce ne pouvait être, semblait-il, celle d’un matelot du navire occupé à quelque manœuvre. D’ailleurs, la forme demeurait immobile. On eût dit un génie monstrueux, présidant, le front proche des astres, à la course nocturne du vaisseau.

— Ce pourrait être Tommy Hogshead, murmura-t-elle. A quoi rêve-t-il ainsi perché à cette heure ?

Elle n’avait jamais pu oublier le malaise qui l’avait saisie un soir à frôler le géant. Ce dernier paraissait vraiment s’attacher à ses traces et, chose étrange, Marie ne rencontrait jamais Lopez, sans que l’ombre sinistre de la brute ne surgît aussitôt derrière l’Espagnol.

Elle frissonna à cette pensée et descendit hâtivement les dernières marches. Dans ses songes, cette nuit-là, passèrent mille visions terrifiantes ou burlesques : les hôtes du Cormoran dansaient une sarabande effrénée ; Van den Brooks l’emportait, enveloppée dans sa barbe et la déposait, à demi-morte, au fond d’une barque que, transformé en gondolier, Tommy Hogshead guidait à travers un marais grouillant de serpents et d’insectes immondes, tandis que Lopez jouait de la guitare avec des doigts de squelette sous la lune couleur de cendre.


— Je connais les femmes, soliloquait Leminhac devant son miroir à barbe. Elles ne m’en font point accroire. Mme Erikow agace ce petit Helven, mais ce n’est que pur déguisement. Je ne lui suis pas indifférent.

Il monta sur le pont, dans l’espoir d’y rencontrer la Russe. Le Pacifique étalait sa splendeur immuable et ses longues houles bleues berçaient le navire.

Van den Brooks s’avança vers l’avocat. Il portait Captain Joë sur son épaule et il avait à la main trois orchidées veinées de rouge, aux lèvres pendantes et aux monstrueux pistils.

— Captain Joë, saluez notre cher maître. Notre cher maître est de bonne humeur et roule dans son cœur des pensées satisfaites. N’est-il pas vrai, Captain Joë ?

Le singe grinça comme une corde de puits.

— Oui, vous êtes de mon avis, je le sais bien, old chap. Si vous n’étiez singe, enfant des forêts impénétrables, vous souhaiteriez être avocat, caro signore mio.

— Je pense que votre compagnon entend toutes les langues, fit ironiquement Leminhac que Van den Brooks agaçait prodigieusement.

— Toutes, dit le marchand ; mais il n’en parle aucune : il ferait un bon diplomate. Et comment trouvez-vous mes fleurs ? ajouta-t-il, en montrant les orchidées.

— Belles, autant que leur difformité le permet.

— Leminhac, dit Van den Brooks, les humanités vous ont perdu : vous n’avez pas le sens de la nature.

— Par exemple, exclama l’avocat, mais vos orchidées sont des phénomènes de serre ; ce ne sont pas des fleurs.

— Erreur, répondit le maître du Cormoran : elles sont plus vraies que la nature. C’est comme si vous disiez qu’un homme de génie n’est pas un homme.

Marie Erikow apparut. Sa silhouette blonde se détachait sur l’azur sombre de la mer et du ciel.

— Aphrodite, née de l’onde amère, dit l’avocat, pourri d’un hellénisme de collège.

— Oh ! fit Van den Brooks, c’est une divinité qui a mal tourné, depuis qu’on lui a appris le catéchisme.

— Bonjour, cria Marie. Comme le monde est beau, ce matin !

— Et vous êtes, dit galamment l’avocat, la plus belle partie de ce monde.

Van den Brooks la salua profondément.

— Permettez-moi de vous fleurir.

Il lui tendit les fleurs.

— Merveilleuses, dit-elle. On dirait qu’elles vivent.

— Vous voyez, fit le marchand à Leminhac. C’est moi qui avais raison.

Tous trois arpentaient le pont, en attendant le gong qui les appellerait à table.

Lopez les croisa et passa sans saluer.

— Dieu, que cet Espagnol semble vaniteux, dit Leminhac.

— Non, répondit Van den Brooks, c’est un rêveur. Il a étranglé un jour une fille de Caracas, sans y penser. C’est pour cela que je l’ai pris à mon bord. Le pauvre, personne ne l’aurait compris.

Il regarda Marie. Elle tenait ses mains derrière son dos. Il la laissa avancer légèrement et vit qu’elle n’avait plus entre les doigts que deux des fleurs rares.

— Bon, pensa-t-il, je sais où est la troisième.


Tommy Hogshead, qui fumait un long cigare de Virginie, sec et noir entre ses dents blanches, le savait aussi. Et il regardait l’Espagnol qui s’éloignait nonchalamment, comme je ne vous souhaite d’être jamais regardé par personne, de peau blanche ou colorée.

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