Le Maître du Navire
CHAPITRE VIII
La mystique de Van den Brooks.
« Car le prix de la courtisane vaut à peine un morceau de pain, mais la femme rend captive l’âme de l’homme, laquelle n’a point de prix. »
Proverbes.
Celui qui eût pu voir glisser sur les eaux calmes du grand Océan le Cormoran silencieux, avec ses cuivres étincelants et parfois, si la brise était bonne, ses voiles blanches gonflées, n’aurait pu imaginer que le yacht de Van den Brooks abritât autre chose que la joie de vivre, la paresse divine et la rêverie. Et pourtant, en ces quelques jours, si rapidement écoulés, depuis le départ de Callao, des intrigues se nouaient, des désirs et des haines mêlaient leurs ferments, comme il arrive partout où des hommes sont réunis, que ce soit au cœur enfiévré d’une ville ou dans la solitude du désert ou de l’Océan. L’inquiétante figure du marchand n’était pas faite pour calmer les esprits agités, car tous ceux qui approchaient Van den Brooks éprouvaient au contact de cet homme je ne sais quel malaise, fait de crainte et d’étonnement.
Cependant, la nuit semée de mille constellations inconnues, caressée de brises où le parfum des forêts lointaines se mêlait à l’odeur amère de l’Océan, la nuit tropicale, semblable à une aurore, paraissait adoucir les cœurs et les esprits. Leminhac perdait son acidité naturelle ; Helven oubliait sa jalousie et aussi son inquiétude au sujet de la direction du navire qui, d’après lui, continuait à s’éloigner de la route habituelle ; Marie Erikow se sentait redevenir une jeune fille tendre et sans apprêts ; quant au professeur, il oubliait la médecine et versait dans la littérature, comme font malheureusement pas mal de ses confrères qui n’ont pas pour excuse l’enivrante splendeur des Tropiques.
La douceur qui se répandait du ciel sur le pont du navire ne prédisposait guère à la conversation les passagers réunis autour des sorbets et des orangeades.
Pourtant, Marie Erikow, s’adressant au docteur Tramier, manifesta le désir de voir éclaircir le mystère de Florent.
Tramier prit alors la parole :
— Je vous ai dit hier soir la fin tragique de mon ami. La lecture de son journal fut pour moi une révélation, mais une de ces révélations qui jettent parfois d’étranges lueurs sur un problème, sans permettre d’en déchiffrer complètement la solution. Ce journal est un chaos de notes et d’impressions. Pour ne pas vous égarer dans ce dédale de souvenirs, je choisirai pour vous deux des passages les plus caractéristiques. Quant au reste, permettez-moi de vous le résumer le plus fidèlement possible.
« Pendant les deux années qui précèdent son mariage, Florent est piqué par la tarentule des départs, poussé par je ne sais quelle fièvre d’instabilité.
« Il parcourt successivement l’Espagne, la Belgique et la Flandre, l’Allemagne du Sud, l’Autriche. Bien que ces diverses étapes ne soient déterminées que par sa seule fantaisie de rêveur et d’artiste, il y a entre elles un certain lien. Florent est en pleine crise de mysticisme…
— Qu’entendez-vous par là, vous, Tramier ? interrompit Van den Brooks.
— Au fond, quelque chose d’assez simple, mon cher. Un mystique, c’est toujours un émotif exagéré que la réalité blesse ou déçoit sans cesse et qui construit des plans imaginaires pour y projeter le faisceau irritable de sa sensibilité.
— Il y a du vrai, fit Van den Brooks. Mais ce vrai n’explique rien, comme toujours. Les médecins dissèquent des pétales de rose avec de ravissants bistouris, mais ils ne nous révèlent jamais l’essence du parfum.
— Quoi qu’il en soit, continua Tramier, Florent semble avoir traversé une crise violente de spiritualité et même de religiosité. A bien regarder toutes les phases de sa vie, elles sont caractérisées par cette succession alternative de dérèglement sensuel et de raffinement sentimental, d’excès bas et vils et d’aspirations platoniques, de brutalité, de violence ou de tendresse.
— C’est un fort beau miroir, dit Van den Brooks. Nous pouvons tous nous pencher sur lui.
— En Espagne, en Autriche, en Flandre, Florent fit de longues retraites dans des monastères ou des auberges perdues. Que cherchait-il dans ces solitudes ? La paix, sans doute.
— C’est là qu’il l’eût le moins aisément rencontrée, repartit le marchand. L’homme inquiet transporte son tourment avec lui et, dans la solitude, le tourment est son seul compagnon.
— On trouve dans son journal, à chaque page, la griffe de cette nature passionnée et suprêmement égoïste. Les effusions d’amour qui s’y rencontrent n’ont jamais un objet précis. C’est une image de lui-même qu’il adore. Par contre, il se roule avec fureur dans les voluptés les plus basses. Ce sont des cyclones effroyables et rapides et, dans leur tourbillon, sombrent cette haute intelligence, cette sensibilité d’artiste. Il boit ; il use de l’opium, et surtout il fait sa compagnie de filles, de la lie même des prostituées ; il les ramasse dans le ruisseau et s’encanaille avec elles, deux, trois jours, rarement plus, sordide, méconnaissable. Échappé du cyclone, il fuit et le voilà de nouveau repris par une période de solitude et de méditation. De méditation presque exclusivement. Car il ne produit pas, il ne rend rien de ce qu’il absorbe. Tout est consumé par sa propre ardeur. Il tient seulement à jour le récit de sa vie ; il note scrupuleusement, mais sans commentaires, le détail de ses frasques. Échappé des bouges de Barcelone, le voici dans la cellule d’un monastère, perdu au cœur de la Sierra Leone, suivant sur le mur ocre la flèche d’ombre bleue que décrit le jour torride. De l’eau claire, des limons et les âpres oraisons de Saint-Jean de la Croix. Ailleurs, on lit :
« J’ai vécu trois folles journées et trois nuits infernales, à Prague, avec une Juive belle comme un vase de cuivre. Elle a quatorze ans et, depuis sa neuvième année, sert aux matelots du fleuve. On l’appelle Sulka. Elle mord comme un jeune chien et elle est plus avare que toute sa tribu. Mais il a bien fallu qu’elle desserre ses ongles, tant je l’ai battue. Elle m’a beaucoup aimé. Les matelots jaloux voulaient défoncer la porte chaque nuit. Puis, ils s’éloignaient par les ruelles pavées en chantant les rauques chansons que l’on entend, les nuits de pêche, sur les rivages d’Illyrie. Une nuit, je crois bien que l’on a assassiné quelqu’un devant la maison. J’ai entendu un cri et je suis sorti. Un coup m’a renversé et je me suis retrouvé au jour, la figure en sang, assis contre un cabestan du quai. La police m’a interrogé et m’a salué très bas quand j’ai dit que j’étais un touriste victime d’une agression. »
« Et c’est la même chose à Tolède, à Naples, dans de petites villes inconnues où il arrive un soir, à l’heure trouble, et où, tout de suite, haletant, il cherche le mauvais lieu, le masque écaillé dans l’angle de la vitre, ces bouches funèbres, ces épaules lasses, ces seins fripés, ces sombres îlots de vice et de misère sur qui il vient s’abattre comme un grand oiseau éperdu.
« Chose étrange. Jamais une aventure où le mot d’amour puisse être prononcé. C’est un égoïste farouche. Il ne voit que lui ; il ne songe qu’à son étrange soif. Ivre de solitude et de pensée, il vient tournoyer sur un pauvre charnier et se repaît d’ordure avec passion.
« Je ne comprends pas.
« J’ai eu un jour ses confidences.
« Après sa mort, j’ai pris connaissance de ce manuscrit. Cet homme a souffert : il a souffert au point de se donner la mort.
« Et je ne comprends pas.
— Vous comprendrez, Tramier, fit Van den Brooks, vous comprendrez quand vous ne serez plus seulement un médecin.
— Les mots de souillure, péché, immondice, reviennent à tout instant dans son journal. Pour lui, c’est l’amour, l’acte d’amour qui, quel que soit l’objet, est par essence le péché. Encore ce vieil atavisme religieux. Et voilà ce que je ne comprends plus. Pour moi, l’amour normal est sain, hygiéniquement recommandable et nécessaire à la conservation de l’espèce. Il n’y a pas de quoi se désespérer. C’est tout.
— Oh ! non, interrompit Mme Erikow, avec un soupir.
— J’entends bien, chère Madame, et je suis trop galant pour…
— Non, vous n’entendez pas, Tramier, pas du tout, repartit Van den Brooks qui tirait de son brûle-gueule de petites bouffées auréolées de gris cendré. Laissons la galanterie, laissons aussi l’hygiène.
« Florent est un esprit absolu ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, il est de la race des ascètes, des moines, de tous ceux qui sont incapables de sacrifier aux conventions sociales une parcelle de leur terrible individualisme comme le plus léger article de leur foi. C’est un anarchiste, comme les moines d’ailleurs, qui n’acceptent une discipline que pour vivre plus librement en eux-mêmes, hors de toute intervention spirituelle. Florent est incapable de se soumettre à un ordre moral imposé, comme il est incapable de mentir, car le mensonge est une soumission.
« Or, notre ami, doué d’un esprit d’indépendance aussi farouche, se trouve être possédé par le plus terrible des démons. Possédé est le mot, je l’emploie à dessein et sachant que vous en sourirez, Tramier, et vous aussi Leminhac, qui êtes volontiers sceptique en matière d’irresponsabilité.
« Je ne connais pas la suite du journal de Florent. Je la prévois. Je la devine. D’ores et déjà, nous nous sommes tous rendu compte que Florent est possédé par cette passion étrange que j’appellerai de l’amour humilié.
— Érotisme morbide, je l’ai toujours pensé, fit Tramier.
— Ce n’est qu’un côté de la question et c’est même le mauvais côté. Il y a en effet deux faces à ce visage, doublement tourné vers l’ombre et vers la lumière.
« Pour Florent, l’amour est, d’une part, un besoin de l’esprit. En quoi d’ailleurs l’intelligence est-elle autre chose qu’une forme même de l’amour ? Mais, l’amour normal n’est qu’un échelon et un échelon médiocre, quand il n’est pas exalté, vers le grand rêve mystique, vers cette cime où des flammes incorruptibles se mêlent sans se consumer.
« Il reste l’amour mêlé de pitié et, celui-là, quelle ivresse !
— Vous pensez donc, interrogea Helven, que Florent était avant tout un cérébral ?
— Il l’était. Chez l’homme, d’ailleurs, tout vient de l’esprit, et le mal comme le bien.
« D’autre part, Florent est terriblement sensuel. Le désir de la femme est un boulet rivé à sa cheville. Mais ce désir satisfait, le squelette enguirlandé de son amour lui apparaît. Fougueusement épris d’absolu, il ne cherche dans l’amour que ce qu’il a de plus haut et aussi ce qu’il a de plus bas. Tout le camouflage du désir et de l’intérêt lui répugne. Il préfère la délectation sordide et nue avec la fille.
— Ne croyez-vous pas, dit Marie Erikow, qu’il se mêle à cette recherche quelque étrange perversité ?
— Tout vient de l’esprit, répondit Van den Brooks. L’esprit est glorification et scandale. Il n’y a point de péché de la chair ; il n’y a de péché que de l’esprit.
Un silence régna sur le pont du vaisseau. La mer était parcourue de longs froissements, comme si le vent nocturne rabattait des écharpes et déployait des soieries obscures.
Une bouffée de vent fit gémir les agrès et les cordages.
— La brise tourne, fit Leminhac.
— Prophète de malheur, gémit Mme Erikow. Vous allez attirer la tempête.
— Ne me foudroyez pas en attendant, chère amie. Laissez cela à Jupiter. Mais vos yeux sont si brillants qu’ils lancent déjà des éclairs. Pour qui tant de rayons ? Est-ce pour notre ami Helven ?
— Leminhac, vous faites fausse route, mon ami. Peut-on être aussi spirituel par une nuit aussi splendide ?
— Les Français ne peuvent s’empêcher d’avoir de l’esprit, glissa le silencieux Helven. C’est ce qui les sauve bien souvent…
— … et ce qui les perd presque toujours, compléta Van den Brooks.
Le Cormoran filait à bonne allure, labourant de son étrave la mer déchirée d’étincelles. Le vent s’était levé, un vent du Sud qui desséchait un peu la gorge et qui avait dû passer sur des terres lointaines, torrides et parfumées. Les moteurs à pétrole étant presque silencieux, on entendait bruire toutes les antennes du vaisseau. Une musique, qui semblait vibrer à tous les points de l’étendue, accompagnait sa course.
— Qui n’a pas connu les nuits du Pacifique, murmura Marie Vassilievna, ne connaît pas la joie de se sentir un atome entraîné dans la danse de l’univers. Il n’a pas participé à l’harmonie céleste. Le temps ne vous semble-t-il pas aboli, l’espace désormais sans limites ? Aborderons-nous jamais quelque part ? Je ne le souhaite pas d’ailleurs.
— J’ai connu quelque chose d’analogue, dit Van den Brooks. Et c’était dans votre pays, Madame. Je me souviens avoir descendu le fleuve Volga qui est lent et majestueux. Le voyage dure plusieurs jours et les steppes, les forêts, les villages, les églises peintes se déroulent comme les images d’un livre qu’on n’aurait même pas la peine de feuilleter. Les bateliers chantent leurs chants sur des rythmes graves et religieux ; leurs voix sont profondes, mais douces et elles emplissent la solitude des eaux et la solitude des forêts. Quand ils ne chantent plus, le silence règne comme aux premiers jours du monde. Je demeurais étendu sur le pont tout le jour et une grande partie de la nuit. J’étais comme un roi qui visite son royaume et mon règne n’avait pas de fin.
— Nous sommes loin, fit Tramier, de cette ville infernale qu’on nomme Paris.
— Je veux tout de même rester damné, siffla Leminhac.
— En écoutant vos discussions, repartit Marie Vassilievna, je pensais au contraste terrible de cette âme et de ce paysage, de cette vie et de la nôtre en ces jours. Il me semblait que nous étions réunis sur une très haute cime, dans les neiges, et que sous nos pieds se déroulait la tragique destinée des hommes. Et nous étions très froids, très purs, très lumineux.
— En attendant de redescendre, soupira Helven.
— En somme, demanda Tramier, que pensez-vous de Florent ? Est-ce un poète, un ascète, un fou ?
— Je pense, dit Van den Brooks, que les poètes — votre ami en était un — ont toujours recherché les filles, parce qu’il y a une cruelle volupté à aimer bassement et aussi pour toutes sortes de raisons que je vous dirai une autre fois.
Cependant, Marie se taisait et nul ne demanda, ce soir-là, au professeur d’ouvrir le mystérieux cahier, préférant au manuscrit du névropathe l’enluminure étoilée du firmament.