Le Maître du Navire
QUATRIÈME PARTIE
LA TRAVERSÉE S’ACHÈVE
CHAPITRE XXII
Où il est question de la concupiscence chez
les personnes de couleur, de ses rapports
avec l’odorat et aussi d’un passage secret
et d’une porte de fer.
Le Cormoran avait bien levé l’ancre. Qu’il se dirigeât ou non vers Sumatra, comme le prétendait Van den Brooks, c’est là une question à laquelle, seul, le capitaine Halifax pourrait répondre et, pour le moment, le voici dans sa cabine, en chandail de laine bleue, la joue gonflée d’une chique. Halifax-le-Borgne prend ses aises, maintenant qu’il n’a plus à son bord « ces bougres de terriens » et qu’il est seul avec le ciel, la mer, son bon navire et quelques coquins dont l’eau salée est l’élément naturel. « Où va le Cormoran, capitaine ? » Le capitaine n’a cure de nous répondre et il mastique une savoureuse tranche de tabac. Ce n’est pas Halifax qui vendra son maître.
On frappe à la porte — deux coups secs.
— Entrez, bosseman, qu’y a-t-il ?
— Il manque un homme à l’appel, capitaine.
— Lequel ?
— Tommy Hogshead. Le gaillard a filé cette nuit. Il est parti sur un canot du bord, emportant un tonnelet de rhum, des biscuits et quelques boîtes de conserves.
— A dieu vat, dit philosophiquement Halifax. Il n’ira pas loin. Et ce n’est pas une grande perte que nous faisons là. Merci, bosseman.
Et il fait passer sa chique de la joue droite à la joue gauche, soufflant à une distance honorable pour un capitaine au long cours un jet de salive noire.
Il y a sur les bords de l’île Van den Brooks une petite crique où les crabes abondent. Il y en a de toutes les tailles et les matelots en sont friands. Mais ne croyez pas un instant que Tommy Hogshead ait amarré son canot chargé de provisions dans cette anse à crustacés pour se livrer au plaisir innocent de la pêche. Vous vous feriez de cet enfant des forêts africaines une image idyllique dans le goût de Bernardin de Saint-Pierre, mais peu conforme au goût d’aujourd’hui : ce dernier aime qu’on lui peigne la vie et les hommes en noir plutôt qu’en rose. En l’espèce d’ailleurs le noir est de rigueur, car non seulement Tommy est de peau fort sombre, mais il roule dans son esprit des desseins plus sombres encore. Il faut un traître dans toute histoire et ce rôle lui est dévolu. Il cède à la fatalité. Plaignons-le, mais ne quittons pas des yeux sa haute silhouette qui se profile en coulée d’encre sur les rochers de la crique, à la nuit tombante. Que cherche-t-il avec tant de persévérance ? Il passe agilement d’un rocher à l’autre, entre dans l’eau jusqu’à mi-jambe, explore toutes les fissures de la falaise. Le voici qui se courbe, se courbe et disparaît.
Tommy Hogshead a trouvé quelque chose et ce quelque chose est probablement ce qu’il cherchait. Dans une anfractuosité de la falaise s’ouvre une sorte de galerie naturelle dont l’étroit accès est barré par une épaisse grille de fer. Le nègre caresse amoureusement les barreaux, éprouve la serrure ; mais cette herse digne d’une Bastille ne lui paraît pas sans doute un obstacle bien sérieux, car il sourit de tout son ivoire. La nuit vient. Tommy juge sans doute que sa journée a été suffisamment remplie ; après une cordiale accolade au tonnelet de rhum, il s’étend au fond de son canot et regarde, de cette couche oscillante, les étoiles se lever sur le Pacifique.
Sous cette latitude ou sous une autre, les étoiles ont gardé le magique pouvoir d’amollir les cœurs les plus endurcis. Le nègre n’est pas insensible à l’influence des astres, car le sommeil ne voile pas ses prunelles de porcelaine. Ce farouche fils de Cham est dévoré d’une passion que, lecteurs impénitents de Georges Ohnet, vous croyez appartenir en propre aux membres du Jockey, aux officiers de cavalerie et aux ingénieurs des Ponts et Chaussées. Tommy Hogshead est amoureux et, s’il a quitté son bord, s’il s’est caché dans l’Anse aux Crabes, c’est pour suivre la piste de Marie, pour flairer son parfum, pour tenter peut-être un coup d’audace. Il n’est pas sans connaître l’existence d’une certaine galerie qui, de la falaise, aboutit à l’intérieur même du palais de son maître. Et ce qu’il vient d’éprouver de son poing, pareil à une massue d’ébène, c’est la qualité des barreaux et la force de la serrure qui défendent l’accès du secret passage.
La Vénus nègre doit s’attacher à sa proie avec un acharnement tout spécial, car Tommy ne ferma pas l’œil. Lorsque la nuit fut avancée, il grimpa le long des rochers et gagna une éminence d’où il pouvait apercevoir, entre les arbres, la maison de Van den Brooks. Une lueur tremblait encore à quelques fenêtres. Elle s’éteignit au bout de quelques minutes : le nègre redescendit alors dans la crique. L’ombre épaisse des rochers et de l’eau ne le gênait nullement et il retrouva sans hésitation l’ouverture de la galerie.
Celle-ci était fort basse : un homme de la taille du nègre n’y pouvait pénétrer qu’à plat ventre : de plus, elle s’ouvrait à fleur d’eau et devait être impraticable par les gros temps. Une mousse verdâtre engluait ses bords. La grille était fixée au roc, d’un côté par deux gonds, de l’autre par une serrure. Tommy empoigna les barreaux et pesa lourdement. De l’eau jusqu’aux jarrets, arc-bouté sur un bloc de granit, les muscles de ses bras et de ses cuisses tendus comme des câbles d’acier, immobile dans son ahan, il semblait la statue obscure de la Force. Quelques secondes, et le pêne se tordit lentement. La grille céda. Elle s’ouvrait en dedans.
Rampant sur les lichens gluants, le nègre s’avança dans la galerie. Quelques mètres plus loin, le couloir s’élargissait. Il put se redresser. Les ténèbres étaient opaques, mais, en tâtant les parois, il remonta la pente. Il passa devant la crypte où Van den Brooks avait enfoui les joyaux de la Graciosa et refit, sans le savoir, le chemin suivi, quelques jours auparavant, par la dame de ses pensées.
L’odeur de la Russe chatouillait si fort les narines du nègre, — car, chacun le sait, l’amour chez les animaux et les sauvages est déterminé par l’odorat — qu’il accomplit rapidement, et presque sans tâtonner, la montée d’un escalier fort raide, dans une obscurité de tombeau. Hélas ! il n’était pas au bout de ses peines. Une surface lisse et glacée s’offrit à ses paumes. Il devina une porte de métal ; mais il eut beau chercher, il ne rencontra ni serrure, ni poignée, ni la moindre prise. Il haletait, baigné de sueur, frissonnant dans l’humidité visqueuse de ce boyau. Devant lui, un obstacle sur lequel la pesée formidable de son échine ne pouvait rien. Sa force restait vaine ; son cerveau obtus n’avait pas prévu l’issue fatale de cette aventure. Dans les ténèbres de sa pensée, une angoisse bougeait comme une larve. Il demeurait, accroupi devant le seuil triplement scellé, songeant à celle qui, là, tout près de lui, offrait sa blancheur odorante aux caresses du lit. Un gémissement rauque s’échappa de sa gorge.
Il y eut un souffle, un glissement, un rais pâle de lumière.
Tommy n’eut que le temps de se laisser rouler le long de l’escalier, au pied duquel il trouva un refuge dans une excavation du roc.
La porte de fer s’était ouverte.