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Le Maître du Navire

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CHAPITRE XX
L’homme qui voulut être Dieu.

« Vous connaîtrez en ceci que je suis le Seigneur : je vais frapper l’eau de ce fleuve avec la verge que j’ai en main et elle sera changée en sang. »

Exode.

L’île tout entière baignait cette après-midi dans une telle douceur que les voyageurs sentirent peu à peu se dissiper le malaise causé par la scène de la crypte. Revenus à la lumière, ils cédèrent au charme amollissant de cette contrée où, sous un ciel toujours égal, les fleurs s’alanguissaient sur leur tige, sans se flétrir.

— Ici, dit Marie Erikow, les fleurs meurent et ne vieillissent pas.

— Cela est vrai, répondit l’avocat, la décrépitude est bannie de cette terre.

Le professeur expliquait à Helven que Van den Brooks présentait incontestablement des troubles mentaux dont le principal était la fureur mégalomanique.

— D’ailleurs, ajoutait Tramier, en dehors de ces accès qui pourraient avoir un jour de funestes conséquences, il faut convenir que c’est un homme accompli, fort intelligent et le plus aimable des hôtes.

Le peintre ne lui paraissant pas prêter une attention suffisante à son diagnostic, il rejoignit Leminhac et Marie Erikow qui avait pris le bras de Van den Brooks.

— Venez-vous ? demanda Marie à Helven. Nous allons visiter l’île sous la conduite de son roi.

— Excusez-moi, dit Helven, je préfère rester sur la plage et prendre quelques croquis.


En réalité, le jeune homme se sentait envahi d’un furieux besoin de solitude. Il avait toujours rêvé d’aventures, et l’Aventure s’offrait à lui. Van den Brooks était un vrai protagoniste de roman, mystérieux à souhait, peut-être même assez dangereux pour pimenter les derniers chapitres de l’histoire. Que signifiaient, en effet, ces horribles mutilations, cette adoration craintive des naturels pour le marchand de cotonnades ? Que signifiait le village brûlé ? Toutes les paroles de Van den Brooks revenaient à la mémoire du peintre et certaines prenaient un sens très lourd. Helven se rappela le soir où le trafiquant, le front tourné vers les astres, avait laissé tomber de ses lèvres : « Dieu n’est que le plus artiste des bourreaux ».

Et pourtant, ce jour-là, malgré l’Aventure, dans cette curieuse atmosphère imprégnée à la fois d’une édénique sérénité et de menaces inconnues, dans cet air embaumé et peut-être saturé de poisons subtils, le peintre, jadis avide d’émotions fortes, se coucha sur le sable de la grève, en proie à cette lassitude que les Pères de l’Église ont nommée le taedium vitae. Marie Erikow n’était sans doute pas étrangère à cet abattement ; mais la tristesse d’Helven s’élargissait au delà d’une simple mésaventure amoureuse : elle embrassait les méandres de l’île, les récifs de coraux, les volcans sourcilleux, le ciel d’émail sombre et les houles du Pacifique. Une phrase de Nietzsche lui revint à l’esprit et, la prononçant, ses yeux se remplirent de larmes : « Jadis, on disait Dieu en regardant sur les mers lointaines… ».

Il se leva. Décidé à chasser ses humeurs romantiques, il prit à travers bois, dans une direction opposée à celle suivie par le petit groupe. Le silence était profond. Dans l’enchevêtrement des branches et des feuillages qu’il écartait pour se frayer une route, des battements d’ailes effarés, une fuite brusque dans les buissons ; puis le silence se refermait et le bruit de la mer elle-même ne pénétrait pas cette sylve. L’odeur des plantes et des arbres était presque suffocante ; des aromes obscurs se condensaient sous cette voûte, comme en une cassolette bien close. Les tempes d’Helven battaient. Il avait hâte maintenant de trouver une clairière, d’aspirer une bouffée venue du large, de voir au-dessus de sa tête un morceau de ciel libre. De son bâton, il fauchait les lianes, abattait les basses branches, faisant sa trouée, les épaules en avant.

Enfin, un rayon de soleil traversa les feuillages moins épais. Il respira.

Alors, dans le silence, un hululement s’éleva, une plainte si vaste qu’elle paraissait sortir de la forêt et gagner l’espace des eaux amères, par-dessus les arbres et les collines, comme un vol de grues gémissantes. C’était une supplication monocorde, un peu rauque et d’une désolation infinie.

Helven frémit. Cette île recélait donc dans ses plis embaumés les plus atroces douleurs ?

Rejetant les branchages, il vit devant lui une clairière d’herbes fines. Au centre, étaient assis en cercle quelques personnages qui se livraient à une sorte de lamentation liturgique.

Le soleil qui coulait sur leurs corps nus faisait miroiter de petites écailles d’argent. Au bruit des feuilles, ils se levèrent et marchèrent au-devant de l’étranger, tournant vers lui des visages blancs où les yeux n’étaient plus que des trous écarlates. Quelques-uns n’avaient plus de nez et de béants ulcères rongeaient leurs bouches.

Un souffle d’épouvante passa sur le front d’Helven. Il s’enfonça dans la forêt, talonné par la Lèpre.


Les hôtes de M. Van den Brooks étaient déjà réunis autour de la table, lorsque le peintre entra dans la salle à manger, le visage encore un peu pâle.

— Où diable étiez-vous donc ? demanda l’avocat.

— J’ai fait, répondit Helven, une excursion fort pittoresque.

Le marchand regardait le jeune homme avec beaucoup d’intérêt.

— Nous déplorons, dit-il, que votre goût de la solitude vous ait entraîné loin de nous.

— Si Sa Majesté le veut bien, fit Marie Vassilievna qui traitait maintenant Van den Brooks en souverain d’opérette, nous achèverons la soirée dans un certain Temple qu’elle nous a montré aujourd’hui et où il nous plairait assez d’officier en l’honneur du Seigneur des Pavots.

— Volontiers, dit le trafiquant. L’opium est à la fois un sage conseiller et le maître des songes. Il fait bon reposer en sa compagnie, sur un oreiller de laque dure. J’ai de fort bonne drogue. Ce n’est pas comme à Paris où l’on tète du dross.

— Bravo, fit Marie.

— Pour moi, glissa Tramier, je m’abstiendrai, mais je vous regarderai volontiers.

Helven et Leminhac acquiescèrent et l’on passa dans la fumerie.


Des lanternes, ornées d’oiseaux monstrueux sur fond rouge, éclairaient la pièce. Nous supposons que nos lecteurs ont tous lu Thomas de Quincey, Kipling, ou tout au moins Claude Farrère ; ils nous dispenseront donc de nous étendre longuement en des descriptions d’un effet facile et d’un goût un peu usé. Les amateurs de ce pittoresque recourront à leurs auteurs préférés ; quant aux amateurs de la drogue elle-même, ils connaissent ses merveilleux effets et son nom seul suffit à évoquer dans leur esprit des Palais de Béatitude que nulle brocante de verbe ou de style ne parviendrait à meubler.

Bientôt le silence tomba des voûtes obscures et tout autour des lampes grésillèrent les boules soigneusement rôties dont l’odeur ne s’oublie point. L’Hindou préparait les pipes. Marie Erikow refusa d’ailleurs ses services. Elle tenait trop à la volupté d’amollir la goutte sacrée au bout de l’aiguille sur l’or crépitant de la flamme.

Leminhac eut bientôt mal au cœur ; mais il eut le tact de ne pas se plaindre. Le professeur s’initiait prudemment aux Paradis artificiels. Quant aux autres, ils fumèrent, sans mot dire, les premières pipes.

Bientôt cette lucidité élyséenne que donne l’opium, cette langueur d’après-midi qui n’atténue point l’éclat des images, envahirent l’esprit des fumeurs. Le professeur lui-même s’enivrait lentement du parfum qui, peu à peu, imprégnait les murs, les nattes, les étoffes, la nuit.

Et ils étaient cette fois-ci bien pareils aux mangeurs de Lotus qui s’assirent au soir sur le sable jaune d’un pays où les choses ne changent pas, sur une plage au bord des flots, entre la lune et le soleil.


Comme ils glissaient ainsi sur les pentes exquises de la mort, il leur parut entendre une voix semblable à celle de Van den Brooks, mais ni les uns ni les autres ne surent la distinguer de leurs songes :

— M’avez-vous pris, ô étrangers, disait le Maître du Navire, m’avez-vous pris pour un marchand de cotonnades ? Faut-il que vos esprits soient lourds et vos yeux aveuglés ? N’avez-vous donc point vu qui j’étais ; n’avez-vous pas compris le sens de mes paroles ?

« Un roi, pensez-vous.

« Non, un Dieu. »

— Un Dieu, fit Tramier. Qui a dit cela ?

Et il retourna la tête sur son coussin.

— Comme cette odeur est entêtante, songeait-il.


— Oui, un Dieu, reprit la voix. Je suis le Dieu de cette terre et le Dieu de ces hommes. Ils m’adorent et je dispose à la fois des fruits du sol, de la chair et du sang de mon peuple.

« Sans doute, je n’étais qu’un homme autrefois. Mais cela ne m’a point suffi. J’ai voulu être Dieu. Je le suis.

« Voici que j’ai débarqué sur cette terre, — et cette terre le Seigneur l’avait bénie entre toutes. Les vents orageux n’y soufflent point ; la rosée humecte les plantes ; le soleil et la lune la caressent de leurs rayons ; la mer lèche doucement ses rives. Mon île était le jardin des délices, le vase de la joie, le vaisseau de l’innocence.

« Je vis des hommes et des femmes au corps harmonieux, au front couronné de fleurs. Ils vivaient nus et ne connaissaient point leur nudité. La terre produisait en abondance de quoi suffire aux besoins de ses enfants ; ils ne travaillaient point. Ne possédant rien en propre, ils ne se haïssaient pas. Bien au contraire, ils s’aimaient et s’unissaient entre eux, selon leurs goûts et selon les heures ; ils se séparaient avant que la lassitude ne devînt du dégoût ; et l’amour n’était pour eux ni une lame aiguisée, ni un feu dévorant, ni une folie hagarde. L’aube et le crépuscule se posaient sur leurs maisons comme un vol pacifique de colombes. La mort elle-même se parait de voiles candides ; elle les prenait par la main et ils la suivaient, croyant qu’elle les conduisait dans une autre île où les fleurs n’étaient pas moins belles, l’air moins embaumé et le ciel moins éclatant.

« A voir cette félicité, mon cœur défaillit d’amertume. Depuis des siècles, me dis-je, ils jouissent d’un bonheur fait d’ignorance. Ils n’ont ni société, ni religion, ni morale, ni sanctions. Horreur ! Ils ignorent la Loi.

« Et il me parut qu’un sombre nuage voilait subitement cette nature splendide. Car la destinée de l’homme n’est point d’être heureux, mais de connaître et d’appliquer la Loi.

« Je résolus de la leur révéler et de les arracher ainsi à leur félicité coupable. Mais ce n’était point chose aisée, car ils ne m’entendaient pas. Rien, dans cette île qui n’avait pas changé depuis l’Éden, rien n’avait pu leur apprendre que l’homme est né pour travailler ; que toute joie, dans son essence, est damnable, sinon celle qui naît du bien accompli et de l’observance des préceptes ; que l’amour est une souillure ; que la loi enfin, la loi de l’Éternel, c’est la douleur.

« Impuissant à faire pénétrer ces vérités salutaires dans leurs esprits corrompus par tant d’innocence, je procédai autrement que par des discours.

« J’avais pour moi la force : des serviteurs résolus, des armes et tous les arguments que nous fournissent quelques livres de poudre, de chevrotines et pas mal encore d’autres ingrédients dont je vous parlerai tout à l’heure. Le fer et le feu, employés pour cette juste cause, contribuèrent à établir la Loi.

« Loué soit le Tout-Puissant, qui m’a donné d’être son second et presque son égal sur cette terre immonde. Les desseins de la Providence sont cruels, mais je suis avec joie leur instrument.

« Que je baigne mes mains dans le sang du pécheur ; que je déchire ses entrailles ; que j’arrache ses yeux. Ma violence et ma rage bienfaisantes lui ouvriront l’éternité. Qui n’a pas goûté cette volupté souveraine n’a jamais été ivre.

« Et voici :

« Ces pauvres sauvages ignoraient tout du juste et de l’injuste. Comment leur faire entendre ces notions indispensables ? N’ayant aucun besoin et par conséquent aucune privation, ne possédant rien et jouissant de tout, ils ne pouvaient comprendre la gloire du Très-Haut qui distribue, selon ses desseins mystérieux, la pauvreté et la richesse, la maladie et la santé. Où le mal n’existait pas, il me fallut le créer, pour que la lumière de l’Éternel gagnât les ténèbres de leur cœur.

« Ainsi ai-je fait. J’ai mutilé les êtres les plus solides et les plus vigoureux ; je leur ai enlevé la force de leurs mains et de leurs jambes ; j’ai crevé la coque de leurs yeux ; j’ai arraché ces langues qui ne louaient pas le Seigneur. J’ai allumé des bûchers, incendié des villages, égorgé des femmes et des enfants. Mais j’ai bien eu soin d’épargner une partie des habitants, pour leur donner, par mon arbitraire, une notion de l’équité. Le Seigneur a-t-il fait autrement au jardin de l’Éden ? A-t-il autrement que moi répandu sur la terre en genèse la douleur comme une semence ?

« Vers moi aujourd’hui les hommes les plus vigoureux agitent leurs poings sanglants. Je les ai humiliés et je leur ai appris à prier. Les femmes ne considèrent plus l’amour comme une joie. Il ne leur est permis que d’être mères. La pureté enfin, l’ascétique pureté, va descendre et va régner sur cette terre où les hommes vivaient comme vivent les oiseaux.

« Le bien-être de la chair éloigne de Dieu. Les maladies et la décrépitude étaient ignorées de mon peuple. J’ai fait surgir devant eux le spectre argenté de la Lèpre aux yeux roses. »

La voix se tut.


Dans le silence de la fumerie, on n’entendait plus que le souffle des dormeurs. Tous avaient cessé de fumer. Il y eut deux ou trois soupirs — des cauchemars sans doute.

La voix reprit :


« La grâce du Seigneur a pénétré ces âmes, car ceux à qui j’ai infligé de salutaires souffrances se prosternent devant moi et m’adorent aujourd’hui. Non seulement ils me craignent, mais ils m’aiment pour le mal que je leur ai fait. Et sans doute ils préfèrent ma création douloureuse au règne paisible de la nature.

« Et moi-même, un vin capiteux enivre maintenant mes esprits. L’orgueil du Seigneur est descendu en moi. Ce que j’ai fait, Dieu seul eût pu le faire. Il avait oublié dans son œuvre ce misérable coin de terre et j’en ai fait le temple de sa glorification. Lorsque je considère mon ouvrage, je me sens l’égal du Tout-Puissant.

« Louez-moi pour les plaies ; louez-moi pour la lèpre ; louez-moi pour le sang répandu ; louez-moi pour avoir substitué à la nature bestiale la Loi, la divine Loi. »


La nuit se referma comme un calice sur la chambre où les dernières lampes battaient de l’aile, pareilles à des papillons de lumière agonisante.


A l’aube, Helven se secoua le premier et regagna sa chambre.

— Dieu ! que j’ai mal dormi, pensait-il. Décidément, l’opium ne me réussit plus. J’en ai perdu l’habitude.

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