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Le Maître du Navire

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CHAPITRE XXVI
Le crépuscule d’un dieu.

« O grand astre, quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires…

« Voici. Je suis dégoûté de ma sagesse comme l’abeille qui a amassé trop de miel.

« J’ai besoin de mains qui se tendent…

« Voilà pourquoi je dois descendre dans les profondeurs comme tu fais le soir, quand tu vas derrière les mers, apportant ta clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse. »

Zarathustra.

Le capitaine Halifax dirigea les opérations — fort simples d’ailleurs — du repêchage. Les quatre infortunés furent hissés à bord, en assez piteuse posture. Le professeur semblait avoir perdu connaissance ; Leminhac, son col défait, les mains en sang, prononçait des paroles incohérentes. Marie Erikow se raidissait et, malgré son épuisement, ajustait d’une main hésitante les mèches blondes que les embruns avaient collées sur ses tempes. Quant à Helven, ruisselant d’eau, ses vêtements en désordre, il semblait un jeune captif, indomptable et farouche.

Appuyé au misaine, Van den Brooks suivait de ses lunettes vertes le défilé de ses victimes. Aucune parole ne sortit de sa barbe enflammée. On conduisit les fugitifs à leurs anciennes cabines où des soins leur furent prodigués et des rafraîchissements servis.


La chaleur brûlante du thé, un bon massage, ramenèrent le professeur à la vie. Quant aux autres, plus jeunes et plus vigoureux, il leur suffit d’absorber quelques grogs auxquels succédèrent de nombreux sandwichs, pour retrouver toutes leurs forces. Ils revoyaient les élégantes boiseries de palissandre, les meubles anglais, les fauteuils de cuir, et Marie Erikow constata sur sa table la présence des orchidées chères au Maître du Navire. Les heures d’angoisse qu’ils avaient vécues, la mort qui les avait effleurés de son aile — la plus affreuse des morts — jusqu’au souvenir de l’île, de la fumerie d’opium et des étranges discours de Van den Brooks, tout cela se fondait dans le bien-être de l’heure, de la chaleureuse circulation, de la vie revenue enfin.

L’espoir les baignait de ses effluves. Minutes exquises, où l’être connaît une nouvelle naissance et s’épanouit dans la tiédeur heureuse de la chair.

Helven bourra sa pipe d’un tabac sec, mis à sa portée dans un pot de Hollande, car les moindres détails du confort étaient prévus à bord du Cormoran. Il savoura avec délices les premières bouffées. Mais la rêverie n’étouffait pas chez lui le sens positif de sa race et il se prit à considérer la situation.

Van den Brooks demeurait une formidable énigme. N’allait-il pas se venger terriblement ? L’équipage du yacht était composé de forbans ; Halifax n’était qu’un instrument docile aux mains de son maître. De ce côté nul espoir de secours. Le marchand de cotonnades exerçait à son bord le droit de haute et basse justice. Quel scrupule pouvait l’empêcher de suspendre aux vergues de cacatois la dépouille mortelle de maître Leminhac, du professeur Tramier et de sir William Helven ? Cruauté inutile, sans doute. Mais Van den Brooks devait redouter les divulgations de ses hôtes, s’il les remettait en liberté. Cet homme avait sans doute un passé assez lourd pour vouloir éviter — au prix même d’un assassinat — des démêlés compromettants avec la justice. Les quatre voyageurs pouvaient l’accuser d’avoir séquestré leurs personnes, indiquer la situation de l’île, etc. En somme, tout devait décider le trafiquant — sinon à faire disparaître ses hôtes — du moins à les garder prisonniers, sans espoir de libération.

Revenu à la réalité, le peintre songeait avec angoisse qu’il eût peut-être mieux valu piquer une pleine eau dans cette mer phosphorescente qui, tant de fois, avait enchanté ses songes nocturnes.


On frappe. Helven tressaille.

— Monsieur Van den Brooks vous attend au salon, si vous vous sentez la force de vous y rendre.

C’était Halifax lui-même, rude et courtois à son ordinaire.

— Mieux vaut être fixé tout de suite, songea Helven.

Et bravement, il suivit le borgne.

Dans le salon, que leurs conversations et leurs rires avaient si souvent animé, les quatre passagers se trouvèrent réunis : le professeur, affalé sur un fauteuil ; Leminhac, assurant sa cravate doctrinaire ; Marie Erikow, dédaigneuse, une cigarette au coin des lèvres ; Helven, fixant hardiment Van den Brooks qui, debout dans l’ombre, lissait nonchalamment sa barbe.

Marie, ironique, rompit le silence.

— Un tribunal, dit-elle. Mais vous siégez seul, Monsieur ?

— Je suffirai à ma tâche, rassurez-vous, Madame, répondit le maître du navire. Mais, d’abord, comment vous trouvez-vous de cette petite fugue ?

— Je m’en trouverai fort bien, Monsieur, répondit la Russe, si je réussis à vous faire pendre.

— Oh ! les femmes, gémit intérieurement l’avocat. Elles n’en ratent jamais une. Si cela continue…

Et il tâta sa cravate, comme s’il craignait déjà qu’on ne changeât le beau ruban de soie pour un ruban plus grossier… de chanvre.

— C’est fort bien, reprit Van den Brooks. Soyez obligeant et voilà votre récompense. La leçon me servira. Je vous trouve en peine ; je vous prends à mon bord ; je vous y traite avec tous les égards possibles ; je vous fais visiter un des plus beaux coins de cette terre, je me montre pour vous l’hôte le plus attentif à vos moindres désirs. Et l’on me souhaite une potence ! Grand merci, Madame. Mais songez pour l’instant que vous êtes à mon bord et que, sur les trente-huit lurons qui composent mon équipage (il y en avait quarante, mais vous savez où sont les deux autres, peut-être ?), pas un ne lèvera le doigt pour vous soustraire à ma juste vengeance, s’il me convient de l’assouvir.

— Je m’en doute, répliqua la Russe. Ce sont des lâches, comme leur maître.

— Un peu de modération, Madame, intervint alors d’une voix faible le professeur. Nous sommes infiniment reconnaissants à M. Van den Brooks du service qu’il a voulu nous rendre et qui serait beaucoup plus grand s’il n’avait lui-même exagéré son amabilité, s’il nous avait conduits directement à Sydney. Mais M. Van den Brooks s’est montré pour nous, comme il le dit justement, le plus obligeant des hôtes. Le Cormoran fut pour nous le séjour le plus exquis…

— Et vous voulez le quitter ! soupira le marchand.

— Tout nous appelle sur notre vieux continent, fit mielleusement le professeur, qui se révélait diplomate. Tout, notre vie, nos affections, notre labeur. Comment nous arracher aux voix de nos épouses, de nos enfants, de nos amis ? Certes, la vie dans votre île embaumée, dans ce nouvel Éden, nous paraît une condition fort enviable. Mais hélas ! la raison nous oblige à renoncer à l’Age d’Or, à retrouver l’Age de l’acier, l’Age des Banknotes. Funeste nécessité ! Mais pouvons-nous nous y soustraire ?

— Vous le pouvez, dit Van den Brooks. Je l’ai fait.

— Mais non, hélas ! Mille fois non. Aucun de nous ne renoncera à ses ambitions, à sa fortune, à ses amours, à son foyer. Nous préférons une vie d’efforts, dans la fièvre de notre civilisation, aux loisirs fleuris que vous nous offrez. Nos goûts, malheureusement…

— Il s’agit bien de vos goûts, dit brutalement le marchand. Il s’agit de ma volonté et vous êtes dans ma main comme des fétus de paille. Je vous briserai, si cela me plaît. Vous n’êtes qu’une vieille baderne, mon cher professeur…

— Monsieur… fit Tramier étouffant.

— Silence, rugit le marchand. Vous avez assez bavardé. Moi seul ai le droit de parler ici.

— Vous n’avez pas le droit de nous insulter, répliqua Helven. Mme Erikow a raison. Vous êtes un lâche ; vous insultez les vieillards et les femmes.

— Excusez-moi, monsieur Helven, fit avec calme Van den Brooks, à la plus grande stupéfaction des passagers. Et vous, Madame, et vous aussi, monsieur Tramier. Je m’emporte. Soit. Je serai correct… allez… Je sais ce que j’ai à faire. Vous m’obligerez en rentrant dans vos cabines.


Le capitaine Halifax veilla à ce que chaque passager regagnât son logis. Les dîners furent servis dans les cabines. Helven voulut rejoindre l’avocat ; mais la porte était fermée d’un loquet extérieur. Il appela, vainement.

Il s’assit sur son lit et l’angoisse s’assit à son côté. Cette fois, il n’y avait plus de doute. Van den Brooks était un fou, mais un fou logique, prudent, soucieux de son intérêt. Cet intérêt exigeait que les gens qui pouvaient contrarier sa folie, l’empêcher de poursuivre ses desseins insensés, fussent mis hors d’état d’agir. Et c’en était fini !…

La voilà bien, l’Aventure !… Il songeait à sa maison paisible, dans ce coin d’Écosse où il était né, aux landes roses où le vent gémit si tristement les nuits d’hiver, d’une plainte que l’on n’oublie pas ; il revit les troncs brûlants dans la haute cheminée ; il sentit l’odeur des grogs au gingembre que préparait sa mère — une vieille dame si propre et les clés à la ceinture — et l’odeur des bruyères humides, les matins de chasse où l’on part, encore engourdi de sommeil, transi du brouillard d’octobre ; il entendit le hurlement des chiens et les mille rumeurs domestiques, il revécut sa jeunesse, comme on la revit parfois, toute résumée en quelques images, en quelques parfums…

Et le sommeil fut plus fort que le souvenir et que l’angoisse. Il s’endormit.

....... .......... ...

Il sursauta. La porte venait de s’ouvrir. Une pénombre blafarde coulait par le hublot.

— Venez, fit la voix d’Halifax. Dépêchons.

— Ça y est, pensa le jeune homme. M. Van den Brooks opère à la manière française… au petit jour…

Devant le marin, il ne voulut pas paraître couard, s’habilla soigneusement, et noua sa cravate comme s’il se rendait à une garden-party.

Halifax le précédait. Ils parvinrent sur le pont avant. Dans la clarté falote de l’aube, Helven distingua, rangé en bon ordre, l’équipage, comme le jour où l’on avait fustigé le nègre. La silhouette de Van den Brooks, tout à l’avant du vaisseau, dominait la mer et l’aube. Helven ne put voir son visage. Auprès de lui, l’Hindou, son serviteur. L’Anglais s’arrêta à quelques pas, et attendit. Les uns après les autres, Leminhac, Tramier et Mme Erikow arrivèrent, conduits par Halifax. Marie était fort pâle, elle serrait les lèvres ; son menton lourd rendait sa beauté plus saisissante et presque cruelle.

Van den Brooks ne se retourna pas.

Un silence de mort tombait du ciel où s’effaçaient les astres. Helven regarda une dernière fois, pâlissante, la Croix du Sud.


Alors Van den Brooks se retourna. Et les passagers ne le reconnurent plus. Sa grande barbe avait disparu. Ses yeux — ses yeux agrandis par la fièvre et la folie — luisaient, libres de tout verre. Son visage était beau, émacié, grave, mais hagard. Le voyant, ils comprirent.

— Le coup du Patriarche, parbleu ! songea Leminhac qui se rappela l’histoire de Sigismond Loch.


Mais, tourné vers l’Océan, Van den Brooks parla. La voix entendue dans la fumerie roula sur les flots :

« Ne craignez rien, étrangers. Je ne vous veux aucun mal. Vous ne m’avez pas compris.

« Ce que j’espérais trouver en vous, vous ne pouviez me le donner. La grandeur de mon rêve ne vous a pas séduits. Vous ne m’avez pas compris non plus, quand, des profondeurs de l’opium, j’ai laissé monter vers vous ma plainte de Dieu lassé. »

La voix s’éleva :

« Car Dieu, je le fus. La terre gémissante de mon île peut l’affirmer et mon peuple courbé sous ma verge peut le clamer à ces flots et à ces étoiles. Homme, j’ai refait la création à la mesure de Dieu. Et c’est pourquoi je me dis son égal. »


Il reprit plus bas, avec une lassitude voilée :

« Mais vous ne comprenez pas, et vous pensez que je suis fou. Une dernière fois, je veux mettre devant vous, ô inconnus, mon cœur, mon cœur saignant :

« Une soif d’amour implacable me poursuit : l’amour, l’amour des hommes, est une source dont le mirage hante mes nuits. Mais cette source, elle ne peut jaillir de mon cœur. Mon cœur est une roche aride : qui le frappera pour que les eaux vives s’en écoulent ?

« Quand je tenais entre mes mains la fragile destinée des hommes, quand leur voix suppliante déchirait mes oreilles, quand je les ployais, mutilés, sanglants, sous la malédiction du Seigneur, j’espérais qu’il naîtrait en moi cette indicible douceur : la pitié.

« Si j’ai prodigué le martyre, si j’ai fait couler le sang, comme un vin dans un festin de noces, ce n’est pas pour une vaine jouissance, mais bien pour moissonner les épis attendus. Hélas, ils n’ont point germé. J’espérais que les tortures infligées à mes victimes m’attendriraient et me forceraient de les aimer : il n’en fut rien.

« Un Dieu sans amour est un Dieu sans joie : je renonce à la Divinité.

« Je rentre parmi les hommes. J’abandonne mon peuple. J’ai appelé dans mon île quelques hommes pieux : des missionnaires protestants. Hélas ! je crains que, bien vite, ne vivant plus dans une sainte terreur, mon peuple ne perde la foi…

« Mais je ne puis plus. Peut-être deviendrai-je mineur ou docker ; peut-être, ouvrier plombier. Je ne sais. Je veux être le plus humble des hommes, après avoir été leur Dieu.

« Et voici le signe de mon renoncement. »

Comme il disait ces mots, l’Hindou s’écarta, découvrant le coffre des joyaux engloutis.

Van den Brooks souleva le couvercle. Il retira une émeraude d’une fort belle eau et la tendit à Marie.

— Acceptez-la, Madame, en souvenir du Dieu qui n’est plus.

Puis, à brassées frénétiques, il rejeta dans la mer les trésors qu’il y avait puisés. Topazes, rubis, émeraudes, améthystes, tombaient en pluie de feu sur les eaux calmes, trouaient la soie grise d’une mer aurorale.

La voix s’éleva encore et l’on entendit ces mots :

« Tria sunt insatiabilia : mare, infernum et vulva. »

Le sacrifice accompli, Van den Brooks fit signe aux passagers et à l’équipage de se retirer. Il resta seul, courbé sur la mer…

[Musique]

Wagner

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