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Le Maître du Navire

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CHAPITRE XIX
Les joyaux engloutis.

« Aris, ayant fait une bonne pêche au clair de la lune, en porta une partie au Roi auprès de qui il trouva une troupe de jeunes filles nues, qui dansaient, jouant sur un bois creux comme une pompe qui rend quelques sons sur lesquels les jeunes filles réglaient leurs pas… »

Voyages d’Aris Claesz (1616).

Van den Brooks accueillit le jeune peintre avec un sourire ambigu.

— Il ne faut pas vous aventurer sans guide, Monsieur Helven, dans les méandres de l’île.

— Y aurait-il des pièges à loups ? demanda brusquement l’Anglais qui avait repris son sang-froid.

Van den Brooks éclata d’un bon rire :

— Oh ! que non ! Il n’y a pas de loups dans mon île fortunée. Il n’y a que des agneaux, beaucoup d’agneaux.

Et sa voix s’infléchissait tendrement.

— Avez-vous vu quelques-uns de mes sujets, demanda-t-il aux deux visiteurs, tandis qu’ils se mettaient en route.

— Oui, répondit l’avocat, nous avons eu le spectacle le plus idyllique que l’on puisse imaginer : des danses champêtres, des chants, des cortèges de jeunes filles enguirlandées de fleurs ; enfin tout mon « Télémaque » m’est revenu à la mémoire. Vos sujets me semblent fort heureux, Monsieur, et nous les avons enviés, Helven et moi…

— Oui, fit le marchand de cotonnades avec componction. Et comme ils m’aiment…


Ils prirent pour rentrer une autre route et traversèrent un second village dont l’aspect était beaucoup moins riant que le premier. Il n’y régnait pas cette animation charmante qui avait ravi les deux étrangers. La nature était aussi belle, mais les vergers qui entouraient les cases semblaient moins bien entretenus. Ni jeux, ni chants, ni danses. Un silence de plomb que rompaient seulement le bruit de la mer se brisant au loin sur les récifs et le roucoulement des colombes dans les feuillages. Quelques fumées s’élevaient au-dessus des habitations où les femmes vaquaient aux soins domestiques. Sur le seuil du village, ils aperçurent un homme nu assis sur un bloc de lave. A leur approche, l’homme quitta sa place et vint au-devant des étrangers. C’était un naturel grand et bien proportionné. A quelques pas d’eux, il se prosterna selon l’usage qui paraissait général ; puis, tournant vers Van den Brooks une face émaciée où luisaient des yeux de fièvre, il agita, comme un suppliant, des moignons purulents et hideux.

Ce spectacle évoqua aussitôt dans l’esprit d’Helven celui du guerrier mutilé et il ne put réprimer un mouvement d’horreur. Leminhac éprouvait aussi un dégoût très vif. Ce paysage enchanteur était soudainement terni et souillé par deux poings sanglants et frénétiques.

Van den Brooks impassible, continuant sa marche, baissa sur l’homme le rayon de ses lunettes vertes. Et cet homme se prosterna lentement : Helven vit deux larmes rouler de ses yeux égarés.

Il n’osa interroger le marchand qui, d’un ton plein d’aménité, leur montrait, à mesure qu’ils avançaient, les merveilles et les singularités de l’île. Ils traversèrent sur un pont de bois une rivière encaissée entre des roches grisâtres et dont l’eau coulait sur un lit de lave, d’un noir d’encre.

— Cette rivière, dit Van den Brooks, roule des paillettes d’or.

Mais ni l’air parfumé d’aloès et de muscade, ni le murmure des sources, ni les prairies où paissaient des bœufs blancs et noirs, rien de ce qui faisait la splendeur fertile de cette terre ne pouvait dissiper le malaise étrange d’Helven.


Leminhac semblait enchanté de sa promenade et il se montra particulièrement brillant au déjeuner. Marie Erikow complètement reposée et qui, en compagnie du professeur, avait fait quelques pas dans l’île, était aussi d’excellente humeur. Quant à Tramier, une vieille toquade de botanique l’avait repris et il ne pensait qu’à confectionner un herbier avec les plantes de l’île Van den Brooks.

— Vos jeunes filles, dit Marie Erikow au marchand, sont ravissantes. Et vêtues avec un goût ! Quelle est donc cette admirable étoffe dont elles font leurs habits et qui est pareille à la soie ?

— C’est, en effet, dit le professeur, une soie végétale. J’ai reconnu le « phormium tenax », n’est-ce pas, Monsieur Van den Brooks ?

— Plus exactement, dit le marchand, le mûrier à papier, très abondant dans mon royaume.

— Votre royaume ? objecta l’avocat. Mais ne craignez-vous pas d’être obligé d’en abandonner un jour la suzeraineté à quelqu’une de ces odieuses grandes Puissances ?

— Non, dit Van den Brooks, ma souveraineté n’est pas de celles qui se perdent.

— Vous avez retrouvé l’âge d’or, exclama Marie Erikow. Que vos sujets sont heureux !

— Ils ne connaissent pas toute l’étendue de leur bonheur, répondit le maître de l’île ; ou plutôt, ils ne la connaissaient pas avant mon arrivée ; ils commencent à l’apprécier maintenant.

— Je m’en doute, pensa Helven, qui songeait aux supplications gémissantes du stropiat.

— Vous devez être fort bon pour eux, remarqua la Russe attendrie.

— Je leur ai donné tout ce qui leur manquait, repartit le trafiquant. Ils avaient un sol fertile, des vergers chargés de fruits, des prairies émaillées de fleurs, un éternel été, des eaux douces, un air embaumé ; ils vivaient là, dans l’innocence des premiers âges, sans passions, puisqu’ils pouvaient satisfaire tous leurs désirs. Sans doute, ils étaient heureux, mais il leur manquait l’essentiel.

— Quoi donc, alors ? demanda l’avocat.

— Ils ne connaissaient pas la Loi.


Ce disant, le marchand se leva de table et conduisit ses hôtes dans le patio où des rafraîchissements étaient servis. Un velum orange tamisait la lumière et donnait à tous les visages un teint cuivré qui seyait à merveille à la beauté de la Russe.

Helven, galant et froid, lui en fit compliment :

— La reine au masque d’or, dit-il.

— Non, répondit-elle, la reine sans masque.

Helven sourit et Marie comprit que le galant était perdu. Elle comprenait bien pourquoi ; mais elle comprenait mal comment.

Elle se rabattit sur Van den Brooks :

— Je tiens, dit-elle, à faire avec vous le tour du propriétaire. Vous allez d’abord me montrer votre palais, ensuite votre royaume.

— A votre guise, répondit le trafiquant. Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les hommes, vous plaît-il de faire avec nous cette visite ?

Et il offrit son bras à Mme Erikow.

Toutes les pièces du palais ouvraient sur le patio ; de toutes on entendait bruire le jet d’eau dans sa vasque de malachite. La bibliothèque était fort bien garnie ; les salons, ornés de fétiches d’ivoire ou d’ébène, laqués, peints ou dorés, hérissés de clous, de cornes, de poils, avec des yeux blancs ou rouges, des masques convulsés, des bouches hurlantes.

— Ce sont, dit Van den Brooks, les mauvais esprits qui troublaient mon peuple. Mon peuple n’avait qu’une croyance : celle des revenants dont ces horribles caricatures sont les emblèmes. Depuis que je suis ici, l’Esprit a chassé les démons et j’ai fait enlever tous ces pauvres simulacres qui forment, comme vous le voyez, une assez jolie collection.

— Quel dommage, dit l’avocat, que Monsieur Jean Cocteau ne soit pas ici : il se pâmerait d’aise. Et vous, demanda-t-il à Helven, n’êtes-vous pas cubiste ? Il y a là de quoi inspirer toute une esthétique.

On abandonna visages et faux-visages grimaçants pour pénétrer dans une salle oblongue où la lumière ne filtrait qu’à travers des stores épais de soie rouge et verte. Des nattes étaient tendues sur le sol, jonchées de coussins durs. De petites tables de laque, très basses, étaient disposées à côté des nattes, avec des lampes ornées d’araignées de bronze et, tout auprès, des pipes et des flacons de jade. Un énorme Bouddah, pareil à celui que Marie avait vu sur le Cormoran, rougeoyait dans un angle.

— Ici, dit Helven, c’est sans doute le Temple de la Drogue ?

Van den Brooks s’inclina :

— S’il vous plaît d’en user, fit-il.

Marie battit des mains :

— Oh ! oui, ce soir, ce soir…

Les autres pièces n’avaient rien de remarquable : on revint dans la bibliothèque.

— Je vais, dit Van den Brooks, vous donner la plus grande preuve d’amitié et de confiance que j’aie jamais donnée à personne. Je vais vous montrer ce qui, depuis des siècles, n’a jamais été vu par d’autres yeux que par les miens.

Il s’approcha d’un rayon et déplaça légèrement une précieuse édition du « Vathek » de Beckford. Le casier des livres tourna sur lui-même et une porte de fer apparut, qui fut ouverte d’ailleurs avec un procédé analogue, cher aux auteurs de films cinématographiques.


Fort intrigués, les quatre voyageurs suivirent leur hôte qui descendait les degrés d’un petit escalier en vis, creusé dans le granit.

Helven pensa que le rocher adossé à la maison constituait ainsi une heureuse porte de sortie.

L’escalier donnait accès à une sorte de galerie naturelle, fort basse, et qui suivait un plan incliné. Helven en déduisit — et il ne se trompait pas — que cette galerie devait aboutir à la plage. Van den Brooks marchait en tête, une lampe électrique à la main, presque courbé en deux. Des gouttes d’eau suintaient le long des parois et s’écrasaient tantôt sur une main, tantôt sur un visage, sensation désagréable qui fit pousser à Marie des cris aigus.

— N’ayez aucune crainte, dit Van den Brooks, nous arrivons.

On entendait déjà le mugissement des flots et la sourde détonation des vagues sur les brisants. Van den Brooks tourna brusquement à droite. Helven, qui se tenait immédiatement derrière lui, distingua sous le rayon direct de la lampe une paroi de rocher et une plaque de cuivre. Un ressort joua et, presque à plat ventre, la petite troupe pénétra par une ouverture circulaire dans un puits de ténèbres et de silence.

Clac, le bruit sec d’un commutateur. La lumière ruisselle sur les parois rugueuses d’une crypte. La paroi granitique s’empourpre comme d’un sang fraîchement versé. De petites facettes de mica scintillent et, dans l’ombre de la voûte, c’est un battement d’ailes nocturnes effarouchées.

Marie Erikow affectait une audacieuse assurance.

— En plein roman, dit-elle. Vive Van den Brooks !

Helven songeait :

— Il doit y avoir une fissure dans la voûte, puisqu’il niche ici des oiseaux de mer et que l’air n’est pas vicié.

Mais il fut arraché à ses déductions policières par l’attitude du marchand.

Celui-ci se tenait debout au centre de la crypte, la barbe étincelante de rayons. Ses lunettes brillaient d’un éclat vraiment diabolique. Il semblait l’officiant de quelque rite obscur et cruel.

Soudain, il se baissa, prononçant des paroles incohérentes. Un disque de pierre tourna et un coffre d’acier vint émerger automatiquement à la surface ; il y eut un déclic. Avec des mouvements dont il réprimait mal la fébrilité, le maître du navire fit jouer les serrures, puis, d’un grand geste, il releva le couvercle pesant :

— Regardez, cria-t-il, regardez…

Sous les feux des lampes électriques, un prodigieux trésor s’enflammait comme un brasier. C’était un sabbat de pierreries, une orgie d’émeraudes, de rubis, de topazes ; des grappes de perles s’écroulaient ; les yeux troubles des opales luisaient ; les saphirs faisaient songer aux sultanes des mille et une nuits ; les améthystes, à d’éblouissantes religions. Deux escarboucles roulèrent sur le sol ; Marie Erikow les prit dans l’ombre pour des prunelles de chat.

Van den Brooks, transformé, frénétique, plongeait ses coudes dans le coffre, brassait les diamants et retirait par instant ses mains qu’il tenait hautes, comme s’il eût voulu égoutter leur magnificence.

— C’est beau comme la mer phosphorescente, c’est plus beau qu’elle, haletait-il. C’est du sang, c’est du feu, cela brûle, cela grise. C’est à moi, à moi. C’est mon vin, ma folie, ma divinité…

Tramier prit le bras d’Helven :

— Ces trésors sont prodigieux ; mais toutes ces pierres sont peut-être fausses. En tout cas, je crois notre hôte décidément fou et en bon chemin pour la paralysie générale.

— C’est une opinion, chuchota Helven.

Il se tut, car Van den Brooks se retournait. Le maître de l’île avait repris son calme.

— Savez-vous, dit-il, qui m’a livré ces trésors fabuleux ? Il y a là pour des millions et des millions de pierreries, des diamants gros comme des œufs, des perles roses et noires. Savez-vous qui m’a fait cette largesse ?

« La mer, continua-t-il gravement. Et regardez ce qu’elle m’a livré aussi.

Il plongea ses bras dans le coffre, fouilla un moment et retira une boule jaunâtre. C’était une tête de mort : une émeraude s’était logée dans son orbite.

Puis il rejeta le crâne parmi les pierreries, referma le coffre et s’assit sur le couvercle.


— Un jour que je me promenais sur la pointe orientale de l’île, peu de temps après mon débarquement, mon pied heurta sur le sable d’une petite crique une planche rongée par la mer. Je ne doutai pas que ce ne fût une épave et je reconnus un fragment encore muni d’une serrure ancienne de fer ciselé. La rouille avait rongé si profondément le métal que j’eus beaucoup de peine à distinguer les détails de la ciselure. J’y parvins cependant. Je distinguai successivement quelques lettres : G… O… SA… et une date, 1592. C’était assurément l’épave d’un vaisseau brisé sur les récifs. Mon imagination évoqua aussitôt les galions espagnols chargés des diamants et de l’or du Pérou, de tous les trésors des Indes Orientales, que le vent et les courants entraînaient parfois dans des directions inconnues et qui, parfois aussi, venaient misérablement se rompre sur des écueils. Les lettres déchiffrées confirmèrent mon hypothèse. Après maints efforts, je reconstruisis ce nom : Graciosa.

« La Graciosa avait dû couler aux abords de mon île. Il fallait la retrouver.

« Grâce aux naturels qui sont de fort bons plongeurs, je pus bientôt avoir des indications intéressantes. Les plongeurs notèrent, en effet, à une profondeur d’une dizaine de brasses seulement, une carcasse de bateau à demi enlizée dans le sable et toute recouverte de coquillages. Je ne vous retracerai pas mes efforts personnels et ceux de mes ouvriers. Revêtu d’un scaphandre, je passai de longues heures, immergé, le pic à la main, pour dégager le navire englouti et m’en faciliter l’accès. Enfin, je pus pénétrer sur le gaillard d’avant et descendre dans les soutes. Vous ne sauriez imaginer l’horreur de ce cadavre de vaisseau, rongé par le sel, gonflé d’une eau noire, tout grouillant de poulpes et de crabes, dans le silence d’une mort séculaire. Je tremblais ; j’avançais pourtant.

« La Graciosa était bien une goélette et ses flancs recélaient d’inestimables trésors. Des lingots d’or que les siècles avaient ternis — mais je sus bien reconnaître le précieux métal — s’amoncelaient parmi des algues. Ils étaient trop pesants : je les laissai à la mer qui faisait bonne garde.

« Soudain, titubant dans cette eau obscure, embarrassé par mes semelles de plomb et le casque respiratoire, je heurtai un coffre volumineux. J’étendis la main, et ma main se posa sur quelque chose de lisse, de froid et d’un peu visqueux. C’était un crâne. Le coffre ouvert à grand’peine, car il était comme maçonné de coquilles, une Golconde apparut à mes yeux : les pierreries palpitaient dans la glauque pénombre.

« Je ne sépare point ces joyaux engloutis et par moi ramenés à la lumière, de ce funèbre ossement poli par les flots. »


Comme il achevait ces mots, Van den Brooks appuya sur un ressort invisible et le coffre redescendit dans la cachette.

Muets, ses hôtes regagnèrent avec lui la fraîche demeure où fusait le jet d’eau, où les arums embaumaient dans des jarres étrangement peintes.

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