Le Maître du Navire
CHAPITRE XVI
Les rancunes de Tommy Hogshead.
« Semblablement où est la Reine« Qui commanda que Buridan« Fût jeté en un sac en Seine. »Villon.
Le maître du navire était vraiment un compagnon fort discret et Marie Erikow n’eut qu’à se louer de la façon courtoise dont Van den Brooks prit congé d’elle à la porte de sa cabine, en lui souhaitant une bonne nuit.
— Certes, pensait-elle, il aurait pu abuser de la situation. Qu’il soit ou non marchand de cotonnades, c’est un galant homme.
Mais elle éprouvait un secret malaise et quelque gêne à la pensée d’affronter, le jour venu, la barbe éclatante et les lunettes du trafiquant. Avait-il vu ? Il est déplaisant pour une personne bien née et bien rentée d’être surprise à s’encanailler et, bien qu’un matelot ne soit pas un domestique et que Lopez fût fait comme un prince — cela, il fallait le reconnaître — Marie était fort humiliée en songeant que Van den Brooks pouvait l’avoir aperçue dans les bras de l’Espagnol. Au fond, elle regrettait cette aventure. Elle songea un instant à la porte secrète par où une princesse illustre faisait passer ses amants dans une éternité qui la mettait à l’abri des soupçons et des commérages. Elle aimait, comme toutes les femmes, les solutions expéditives et, pendant cinq minutes, elle eût volontiers envoyé vers les prairies d’asphodèles où vaguent les mânes amoureux, Lopez, Van den Brooks et même — par contre-coup — le pauvre Helven qu’elle croyait d’ailleurs paisiblement endormi d’un sommeil peuplé de son image.
Il y avait encore à cette heure, à bord du Cormoran, un homme — ou quelque chose d’approchant — qui songeait, lui aussi, aux méthodes expérimentales par lesquelles on peut arracher le plus promptement possible un ennemi ou un rival à un univers turbulent de passions et de folies. Ces méthodes peuvent se justifier — non seulement par l’argument grossier qui est la force et l’intérêt de celui qui les applique — mais encore par le bien même du sujet à qui l’on évite de la sorte une multitude de déboires à venir. C’est pourquoi l’amant tué par un jaloux comprend, une fois parvenu sur les rives du Styx, tout ce qu’il doit à son meurtrier.
Des considérations d’un altruisme aussi subtil ne pouvaient d’ailleurs traverser le front étroit de Tommy Hogshead qui, pareil dans l’ombre à un esclave de Michel-Ange, accroupi sur un rouleau de cordes, roulait de ténébreuses pensées.
Les meilleurs principes de M. Taine ne sauraient qu’imparfaitement nous faire pénétrer dans l’esprit du nègre et nous éclairer l’obscure genèse de sa passion. La race d’abord. Il était né dans la jungle africaine, parmi les lianes géantes, les fleurs qui se nourrissent d’insectes, les marécages grouillant de serpents et d’araignées monstrueuses, d’une mère au nez percé d’un gris-gris en os. Rien, en dehors des bordées hasardeuses d’escales, ne pouvait être pour lui une suffisante préparation à l’esthétique des blancs. Pourtant, du jour où la Russe mit le pied sur le plancher du Cormoran, le nègre vécut dans son sillage parfumé ; il la flairait de loin et surgissait à ses côtés, à l’improviste, roulant ses yeux de porcelaine et grimaçant de toutes ses dents. Marie Erikow parlait parfois en plaisantant de ce simiesque amoureux, mais la brute l’effrayait, d’autant que Tommy, dit le Muid ou Tête de Pourceau, semblait avoir pris de ses frères à la peau laiteuse une certaine crapulerie de manières, laquelle appartient pourtant en propre à notre civilisation. Un jour qu’il ne risquait point d’être surpris, il eut une façon franche et expressive de démontrer ses sentiments à la Russe qu’un pareil cynisme indigna, mais qui n’osa s’en plaindre à Van den Brooks, tant le geste avait été brutal.
Le milieu et le moment contribuent davantage à expliquer cette psychologie moricaude. Marie était la seule femme du navire et les gars de l’équipage n’étaient pas gens à se contenter des délices inventées par l’amant spirituel de Petite Secousse ; ils eussent piétiné sauvagement les plates-bandes du jardin de Bérénice. Le vent de mer est chargé d’iode ; le whisky et le ginger ale abondent dans les soutes du navire. Seul, le chat à neuf queues, adroitement manié par Hopkins, pouvait maintenir les convoitises des matelots dans les limites d’une délectation tout idéale, laquelle se traduisait, au cours des siestes ou des repos sur le gaillard d’avant, par des propos d’un lyrisme nostalgique et priapesque, des facéties dont le sel, pour n’être point attique, n’était pas moins d’une saveur assez mordante. Le nègre, peu bavard, humait l’odeur féminine qui, de la cabine de Marie, se glissait subtilement à travers les cloisons du navire et il se grisait lentement d’une menaçante ivresse.
Quel flair mystérieux lui fit pressentir en Lopez l’élu et le rival heureux ? C’est ce que la méthode de Taine ne nous permet pas de deviner. Sans doute haïssait-il depuis longtemps l’Espagnol, simplement parce que celui-ci était beau, désinvolte et aimé des filles. Sa jalousie atteignit le paroxysme lorsqu’il devina la secrète inclination de la Russe. Les fortes passions sont susceptibles d’affiner les brutes au point de les transformer en des psychologues raffinés, bien plus, de leur donner une intuition que les plus délicats leur envieraient. C’est ainsi que la soif et la faim aiguisent l’odorat des chiens et des tigres. Tommy Hogshead, amoureux, en aurait remontré à Benjamin Constant, à Stendhal et à M. Paul Bourget. Enfin la correction publique, à lui infligée par le bras vigoureux d’Hopkins, épargnée à Lopez par l’arbitraire de Van den Brooks, avait exaspéré sa haine. Il tournait sa fureur non pas contre le maître du navire, car son âme fruste ignorait la justice et ne connaissait que la force : Van den Brooks était le maître et en quelque sorte un Dieu ; le nègre battu baisait sa sandale. Mais Lopez ? Lopez n’était qu’un matelot comme lui ; il n’avait pas subi les verges ; il n’avait pas mordu le parquet sous les yeux ironiques de la femme blanche. A cette pensée, une rage folle l’étranglait. Dominé par son idée fixe, il épia les moindres gestes et toutes les allées et venues des partenaires de ce jeu dangereux ; c’est ainsi qu’il surprit la rapide génuflexion de Lopez ramassant l’orchidée tombée — juste à propos — des mains de Marie.
Ce jour-là devait être marqué dans l’horoscope de l’Espagnol par une fâcheuse conjonction d’astres.
Je pense qu’aucune gitane, jeune ou vieille, ridée comme une vieille pomme ou lisse comme une orange, des anneaux d’or aux oreilles et flanquée de quelques sacripants en culottes percées, porteurs de guitares ou d’accordéons, je pense qu’aucune de ces prophétesses de carrefour ne lui avait révélé les signes qui présidèrent à sa naissance, à savoir Saturne, Mars et Vénus, funestement conjoints. Il se fût, sans cela, montré plus circonspect.
L’Espagnol aguiché par Marie, dont l’imprudence en semblable jeu ne connaissait pas de bornes, et qui, s’il s’agissait de mettre un homme à ses pieds, fût-ce un prince ou un débardeur, pouvait braver le feu, la flamme et même le ridicule, l’Espagnol crut que l’heure du berger était venue, et berger il se fit, je n’entends point pâtre sentimental, Tyrcis, Corydon ou « Pastor fido », mais vrai chevrier andalou, le sang chaud, la main prompte et la bouche audacieuse. Toutefois, le lieu du rendez-vous était mal choisi, et l’arrivée de Van den Brooks interrompit les ébats où le matelot espagnol se révélait maître et Marie Erikow, humble servante.
Lopez s’esbigna, redoutant le maître du navire ; mais lorsqu’il se retrouva seul et qu’il flaira dans l’ombre ses mains où traînait une odeur mêlée de chypre, d’ambre et de santal, le ruffian audacieux et froid, le fourbe luron et l’aventurier sûr de sa force disparurent : il ne resta qu’un pauvre fou.
Avant tout, rattraper sa proie, sentir de nouveau entre ses bras le poids tiède et parfumé de ce corps, sur ses lèvres l’élan de la bouche adverse ; briser de caresses cruelles l’aguicheuse, faire pâmer sous une étreinte brutale la belle fierté de la dame et saccager, avec une fureur joyeuse de malandrin, bas de soie et chemises de linon. L’image de Marie nue, haletante et humiliée se dressa devant lui. Désespérant de pouvoir la saisir, il rongeait silencieusement ses poings.
La nuit s’achève. L’aube s’élève de la mer. Les eaux sont plus sombres encore, mais le ciel pâlit à l’horizon.
Lopez surgit. Il tient à la main un filin long de quelques mètres et qui traîne derrière lui. Il s’achemine vers le bastingage et se penche pour repérer exactement l’emplacement d’un certain hublot entr’ouvert par où filtre la lueur d’une lampe. Ce rond lumineux absorbe toute son attention. Il respire fortement comme un chien sur la piste, puis noue d’une main experte son filin à la rampe de cuivre. Le voici qui enjambe le bastingage. Il se laisse maintenant glisser le long de la corde. Ses pieds se balancent dans le vide : ils sont à peu près à la hauteur du hublot… Le roulis du navire le fait osciller comme un pendu…
Marie dormait. Elle avait laissé, comme d’ordinaire, la fenêtre de la cabine entre-bâillée pour permettre à la brise nocturne de caresser son visage et ses mains abandonnées.
Entendait-elle en songe le pincement sourd des guitares, les doigts claquants des danseurs et le refrain des habaneras ? Je ne sais…
… Un cri horrible déchira le silence. Marie sursauta, les mains à sa gorge. Mais le silence s’était refermé sur le cri, comme l’eau se referme sur le noyé.
Elle tremblait.
— Un oiseau de mer, pensa-t-elle.
Mais il n’y a point de mouettes et de goélands dans ces parages. Il y a seulement dans le remous du navire — qui suit sa route — une main crispée vers les étoiles, une bouche qu’emplit la mort.
… Et sur le pont, muet et ricanant de tout son ivoire, debout auprès d’un câble tranché, Tommy Hogshead. Le premier rayon d’aurore effleure la lame d’un couteau qui luit, au bout d’un bras sombre, comme un poisson d’argent.