Le Maître du Navire
CHAPITRE II
Le « Cormoran » lève l’ancre.
Guido vorrei che tu e Lapo ed io.Fossimo presi per incantamentoE mesi in un Vascel ch’ ad ogni ventoPer mare andasse à voler vostro e mio.Dante.
Le Portier Suisse et le Chasseur Nègre les ayant accompagnés de leurs bénédictions, les quatre voyageurs se dirigeaient à l’heure dite vers l’embarcadère. Quelques porteurs noirs les suivaient, la nuque ployée sous les malles de cabine. Celles de Marie Erikow étaient fort plates, d’un beau cuir patiné et parfumé et leurs flancs étaient revêtus d’une multitude de vignettes où l’on distinguait, sur des fonds de clairs de lune ou de couchants embrasés, le sphinx d’Égypte et les terrasses du Casino de Monte-Carlo, des bouquets de palmier, une gondole, le tout chevauché de ces majuscules dont les Astoria, Continental et Palaces du monde entier ornent capricieusement l’invitation au Voyage.
Le port encadrait dans la blancheur crue des môles une eau sombre et presque immobile. Des ballots de cacao, de quinquina, de manioc s’entassaient sur le quai. Assis sur un tas de cordages ou une balle de marchandises, des nègres coiffés d’un large panama, le torse nu et les jambes ensachées d’un pantalon de coutil rayé à pieds d’éléphant, suivaient avec indolence le déchargement d’une baleinière fraîchement arrivée des îles des Tortues. Lorsque Marie Erikow, éclatante de blancheur, passa près d’eux, ils relevèrent, épanouies d’un sourire ivoirin, leurs faces luisantes et semblables, sous les ailes de paille, à des soleils noirs.
— Voici le canot, dit Leminhac qui marchait en tête.
La curiosité fit battre le cœur de Marie Erikow, d’Helven, et même du professeur.
Au bord du quai, sur l’eau lourde, irisée, où flottaient des peaux d’orange et de pamplemousses, une lance se balançait, laquée de gris vert à filets d’or, un vrai canot d’amiral, monté par huit rameurs uniformément vêtus comme le matelot qui avait porté la lettre.
L’un d’eux qui, d’après le galon de laine noire posé sur sa manche, devait être un quartier-maître, sauta à terre au-devant des voyageurs et les aida à embarquer.
Puis, d’un « han », les huit torses blancs se renversèrent, huit gorges hâlées tendirent leurs muscles vers l’espace : les rames coupèrent l’eau d’un souple effort, sifflèrent, éclaboussées d’écume, ramenées vivement en arrière par huit paires de bras acajou. Le départ fut si rapide, l’élan si bien réglé et si vigoureux qu’Helven ne put s’empêcher de crier en anglais :
— Allo, c’est encore mieux que l’équipe d’Eton.
Un sourire du quartier-maître — visage de brique torréfié par le gin et le vent de mer — un sourire qui fut une sorte de plissement imperceptible au coin gauche des lèvres, remercia.
— Ce sont de bons garçons, pensa Helven.
Les passagers gardaient le silence. Ils n’osaient exprimer leurs sentiments, craignant d’être entendus, et une inquiétude se glissait subtile et sournoise dans leurs cœurs, à mesure que les blanches maisons de Callao se transformaient en cubes de plus en plus menus, et que le ciel et la terre s’élargissaient autour d’eux.
On n’apercevait pas le « Cormoran ».
— Où diable est donc ce mystérieux navire ? chuchota Leminhac à l’oreille du professeur. Je n’en vois pas la moindre apparence.
Le canot était déjà à l’extrémité du port. On avait longé des caboteurs à la coque rouillée, des chalutiers peints en rouge et noir et deux ou trois vapeurs plus sérieux, à demi sommeillant dans la torpeur de la rade, pavoisés d’une flamboyante lessive, chemises, jerseys, caleçons balancés doucement par la brise. Plus loin, c’était la pointe de la jetée, le phare, le poste de douane et le large.
— Où nous mènent-ils donc ? demanda Marie Erikow au peintre.
— Je n’en sais rien et je ne m’en soucie pas, répliqua celui-ci à voix basse. Nous sommes dans l’aventure : laissons-nous glisser. Êtes-vous inquiète ?
— Pas le moins du monde, fit Marie Vassilievna, avec assurance.
— Moi non plus. Je ne crains qu’une chose, c’est que l’aventure n’en soit pas une, que ce Van den Brooks soit, comme il le prétend, un honnête marchand de cotonnades, vaniteux et obligeant, et que tout se réduise à une promenade en mer.
— Je ne vous croyais pas si romanesque, fit Marie avec une pointe de curiosité. Que voudriez-vous donc ?
— Je ne sais pas moi-même. Mais j’erre à travers le monde à la poursuite de cette aventure qui n’arrive jamais. Je l’entrevois partout, et je ne la saisis nulle part. Elle se cache dans cette porte entr’ouverte, dans cette barque qui attend ; elle rôde à votre porte à la tombée de la nuit ; elle bourdonne autour de votre lampe, dans la chambre silencieuse. Cet homme qui vous frôle, cette femme qui s’est retournée imperceptiblement quand vous passiez, peut-être vont-ils l’apporter avec eux ; peut-être sont-ils chargés de votre destin ! Est-ce qu’on sait ? Le mystère est ici, là, ailleurs. Il est avec moi, avec ces rameurs, avec vous…
— Comme vous m’étonnez ! fit avec quelque langueur Marie Erikow plaisamment bercée par la voix et les troubles paroles du peintre. Je croyais les Anglais si froids.
— Nous sommes le peuple de l’aventure, reprit énergiquement Helven. Ne sommes-nous pas les fils d’une terre qu’entoure le chuchotement des flots ? Nous sommes nés dans une île, et cela suffit pour nous donner l’instinct des départs. Un commerçant, chez nous, est un poète — un poète qui s’ignore, c’est entendu : il y a dans ses ballots les épices des Antilles, la poudre d’or de la Guinée, les ivoires de l’Afrique ; il y a toutes les richesses, tous les diamants, tous les aromates de l’univers dans les cales de ses vaisseaux. Il y a aussi l’Empire, les Indes, et leur nom seul porte le mystère du monde. Cela suffit pour ennoblir l’épicerie.
— Je vous savais peintre, dit Marie : seriez-vous aussi poète ?
— Je ne suis qu’un voyageur, un passant, comme mille autres, étonné des choses les plus simples, curieux des choses les plus compliquées… Si ce Van den Brooks pouvait être un forban, un prince déguisé, le roi d’une île déserte…
Marie Erikow éclata de rire et ce rire sonna sur la mer éclatante et plate.
— Chi lo sa ? Il est peut-être l’un ou l’autre.
Habilement manœuvrée, la lance contournait l’extrémité du môle, décrivant une courbe rapide. La Russe leva les yeux vers l’homme qui, en face d’elle, au bout du canot, maintenait d’un poing ferme la barre. C’était un matelot au teint mat que le hâle avait patiné délicatement. Au contraire des autres rameurs rasés et poncés, un très léger duvet noir ombrageait ses lèvres qu’il avait minces et carminées. Le nez était busqué ; les yeux, sombres et longs, filtraient, à travers les cils, une douceur cruelle. Marie Erikow remarqua que, sous le béret blanc, il portait un foulard de soie noire étroitement noué autour des tempes et qui donnait un étrange relief au visage. L’homme gouvernait avec des mouvements sûrs ; ses gestes et sa pose même marquaient une souplesse de félin. Il était grave, dominant la barque d’un buste hautain.
— Ce ne peut être qu’un Espagnol, pensa-t-elle.
Elle eut envie d’interroger Helven. Mais elle se tut, sans savoir pourquoi.
La lance filait toujours, ondulant sur les lames plus fortes, car l’on commençait à sentir le balancement des grandes houles pacifiques. Le môle dépassé, on piqua vers une sorte de promontoire de terre rouge que la barque contourna au plus près.
— Le Cormoran ! exclama Leminhac. Le voici ! Mâtin ! c’est un joli bateau.
Tous les yeux se tournèrent dans la direction indiquée par le doigt tendu de l’avocat.
Dans une anse rose bordée de cocotiers et de goyaviers un petit vapeur effilé roulait légèrement sur ses amarres. On le distinguait mal, car il était peint, à la manière des navires de guerre, d’une couleur verte qui se confondait avec l’eau. Toutefois, ses bastingages de cuivre étincelaient.
De plus près, Helven nota que le Cormoran avait l’apparence gracieuse d’un yacht de plaisance, mais la courbure robuste de la coque l’indiquait propre à de longues traversées. Il devait jauger 800 tonneaux environ, portait une cheminée, deux mâts à voile et des antennes de T. S. F.
Le professeur restait muet. Leminhac s’affairait et prononçait maintenant des mots techniques : « bossoir… tirant d’eau… écoutilles… », rassemblant des bribes de Jules Verne, du temps où il lisait en sarrau de lustrine noire et les doigts dans les oreilles Les Enfants du Capitaine Grant.
— Nous allons voir le forban, enfin ! murmura Marie Erikow à l’oreille d’Helven.
Celui-ci ne répondit pas, mais montra des yeux, sur le pont du navire, une haute silhouette blanche qui attendait…
L’accostage se fit aisément. Le barreur avait sauté sur la rampe de fer qui donnait accès au bord, et aidait Marie Erikow à prendre pied. Puis, happant un câble qui pendait, il grimpa le long des cordages avec une agilité de chat et disparut.
Le bizarre client du Pajaro Azul accueillit ses hôtes à la coupée. Il parut aux passagers d’une taille plus haute encore qu’ils n’avaient jugé à première vue. Sa barbe fulgurait. Il n’avait pas quitté ses lunettes vertes.
Galamment, il baisa la main de Marie Erikow, salua chacun des voyageurs.
— Inutile de faire les présentations, assura-t-il. Je vous connais et c’est un honneur pour le Cormoran d’accueillir de pareils passagers. J’espère que vous trouverez ici tout le confort d’un paquebot.
— Nous sommes de grands voyageurs, ajouta-t-il en hochant la tête. J’ai roulé pas mal de mers ; je connais leurs caprices, leur lumière et leur odeur. J’aime l’eau. Mon navire m’appartient, et je le mène à ma guise.
Sa voix était chaude, mordante. Il la maniait avec adresse.
— Cet homme parle bien, pensa Leminhac. Il plairait au barreau.
— C’est singulier ! songea Helven. Il a quelque chose d’un acteur.
— Ne me demandez pas, continua Van den Brooks, comment je connais vos noms. Ne me demandez pas non plus pourquoi j’ai écrit cette lettre. Sans doute le service que je suis heureux de vous rendre excusera l’étrangeté de ma démarche. Mais ne me posez pas de questions.
« Rassurez-vous. Je suis un homme simple, un pauvre marchand sans fard ni malice, à qui les hasards de son commerce ont montré quelques aspects de la terre et des hommes, un vieux loup de mer qui ne sait autre chose que ce que le vent et la vague lui ont appris. Quant aux femmes, — et il se tourna vers Marie qui soutint mal l’éclat des lunettes — je ne puis qu’admirer leur grâce et leur beauté ; mais elles sont pour moi comme la mer qu’on ne possède jamais. »
Le ton et les paroles de Van den Brooks n’avaient rien qui décelât la rudesse du marin et du trafiquant, mais bien plutôt l’élégance un peu maniérée d’un homme du monde amateur de théâtre et d’effet.
— Quelle chattemitte ! pensa Helven.
Le professeur Tramier était enchanté de la bonhomie cordiale de cet accueil.
— Nous ne saurions vous dire, commença-t-il… l’amabilité parfaite… sans doute un peu étrange… mais les conventions mondaines… sous cette latitude… nous excuserez aussi… reconnaissance…
— Nous levons l’ancre dans la nuit, dit le marchand de cotonnades. Nous aurons une de ces belles traversées que réserve le Pacifique, des nuits telles que vous n’en avez jamais connu, sous ces constellations dont rêvent les poètes. C’est une joie pour moi que de réunir sur ce modeste esquif des esprits aussi raffinés. Les loisirs du bord nous permettront de longs entretiens ; j’y puiserai mille satisfactions que jusqu’ici mon labeur de marin ne m’a pas laissé prendre.
— Et vous nous conterez vos voyages ? dit Marie Erikow.
— Hélas ! des voyages de trafiquant ne sauraient passionner l’attention d’une jolie femme. En tout cas, il sera fait, à mon bord, tout le possible pour que pas un instant dans cette solitude vous ne songiez à regretter l’Europe, « l’Europe aux anciens parapets », comme le dit excellemment Arthur Rimbaud…
— Qui donc ? dit Tramier. Je ne connais pas ce nom.
— Je vous expliquerai, fit Leminhac en poussant le coude du professeur.
— En attendant, ajouta Van den Brooks, on va vous conduire à vos cabines et, avant le dîner, je vous ferai visiter le bord.
Aux côtés du marchand se tenait sans mot dire un homme que les trois galons d’or de son uniforme désignaient comme le capitaine du bateau. Il était petit ; d’une carrure de taureau, un œil d’acier enfoui sous d’épais sourcils : borgne, une longue cicatrice lui barrait le front de la tempe droite à la racine du nez, pâle sur le teint brique du marin.
— Vous conduirez nos hôtes, capitaine.
Et il présenta :
— Le capitaine Halifax, commandant le Cormoran.
Les cabines étaient d’un confort que les colosses de la Hamburg-America ou de la White Star eussent envié. Marie Erikow eut la surprise de trouver la sienne ornée d’orchidées fort rares. Quant au professeur, il fit jouer les robinets de la baignoire et installa les deux tomes de Krafft-Ebing en bonne et due place.
Le thé fut servi sur le pont. Puis le marchand de cotonnades conduisit ses hôtes par des escaliers de cuivre, des couloirs boisés de palissandre et d’acajou, tendus de linoléum clair, à travers les dédales d’un merveilleux bijou de yacht. Marie Erikow, enthousiasmée, battait des mains.
Ses transports furent immodérés quand Van den Brooks montra la serre minuscule où le jardinier chinois élevait des orchidées.
— Je ne puis voyager sans quelques fleurs, expliqua-t-il.
Helven ne put s’empêcher d’esquisser un sourire intérieur.
On pénétra dans le bar américain, laqué de blanc, étincelant de cristaux, de nickel, d’étiquettes multicolores et de petits drapeaux de soie appartenant à toutes les nationalités. Un autre Chinois, barman accompli, en smoking blanc, brassait des élixirs variés. Leminhac ne résista pas au désir de se jucher sur un tabouret et absorba un oyster-cocktail de la plus atroce apparence.
Le professeur Tramier ne cachait pas son admiration.
— Quel luxe ! Quel goût !
— Je vous l’avais dit, fit Leminhac.
— Cet homme doit être milliardaire ?
— Au moins.
— Mais vous êtes un roi déguisé ? dit Marie Erikow au marchand de cotonnades.
— Mieux que cela, répondit l’homme aux lunettes avec une modestie ironique.
L’ordonnance du repas, la délicatesse des mets — cuisine française — Mon chef ne me quitte jamais, déclara Van den Brooks. C’est un Périgourdin. Pour l’équipage, il y a un cuisinier chinois — les fruits exotiques, les sorbets parfumés aux plus diverses essences, l’excellence des crus — en particulier un Château-Grillé de vieille date — tout contribua à faire de cette soirée, pour les heureux voyageurs, quelque chose comme une féerie. Helven lui-même, le froid et silencieux Helven, se déridait. Leminhac porta un toast enflammé à l’amphitryon, dont on ne pouvait dire s’il souriait, tant sa barbe était éblouissante :
— Majestueux comme Salomon, dit l’avocat, et paré du même faste, si vous confiez à la mer qui le respecte, le vaisseau qui porte à la fois votre fortune et votre sagesse…
Mais il ne put terminer sa période, tant la chaleur du festin l’avait ému.
Marie Erikow tendait à Helven une cigarette allumée : c’est, paraît-il, une mode russe. Le professeur, les yeux béatement clos, savourait un Havane où se confondaient tous les aromes de Cuba.
On monta sur le pont où les rocking-chairs étaient disposés et les boissons glacées, servies.
— Une chose m’étonne encore, murmura Marie Erikow à l’oreille d’Helven. Comment a-t-il su nos noms ?
— C’est bien simple.
— Mais encore ?
— Le registre de l’hôtel, chère Madame. Le portier me l’a dit.
Cigares et cigarettes brasillaient dans l’ombre. Van den Brooks fumait une pipe courte. Helven nota que le Cormoran n’avait qu’un feu allumé, et ce feu s’éteignit bientôt.
Engourdis dans la torpeur des digestions heureuses, les passagers ne prêtèrent qu’une oreille distraite aux rumeurs du bord ; ils n’entendirent pas les commandements et le grincement des cordes. Mais, soudain, le vent de mer les enveloppa d’un souffle plus frais et les balancements de la houle firent osciller dans les verres l’or pâle des citronnades. Silencieusement, tous feux éteints, le Cormoran s’éloignait de la côte.
Au-dessus de sa tête, Helven, renversé dans son fauteuil, vit glisser la Croix du Sud…