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Le Maître du Navire

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CHAPITRE XXV
Où réapparaît certain navire.

« Je vais accompagner Miss Rooseway qui quête
Fort gentiment pour les familles des marins
Naufragés. Oh ! qu’une valse lente, ses reins
A mon bras droit, je l’entraîne sans violence
Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens. »

Henri J.-M. Levey.

Helven et Leminhac saisirent les avirons. L’avocat faisait de son mieux. Quant au peintre, les régates sut la Tamise l’avaient depuis longtemps préparé à son rôle. Le canot était léger. En quelques minutes, on fut hors de la crique et le large apparut. Au-dessus de leurs têtes, le ciel pâlissait déjà ; la nuit se frangeait de pourpre, comme un rideau de théâtre qui, près de se soulever, laisse passer un rais de lumière ; les houles dans cette pénombre de genèse semblaient rouler des flots de naphte, visqueux et noirs. Les fugitifs ne purent réprimer au fond d’eux-mêmes une secrète terreur.

— Qu’avez-vous fait ? demanda Helven à Marie. Vous avez tiré ?

— On nous poursuivait, répondit la Russe.

— Qui ?

— Je ne sais. Une ombre. J’ai eu peur.

— Vous pouviez nous perdre.

Marie ne répondit pas.

— Je pense, dit le professeur, que le bruit de la mer sur les rochers a assourdi la détonation, car personne ne semble s’être aperçu de notre départ.

En effet, rien ne bougeait sur la crête des falaises. Pas une lueur, pas un coup de feu. Leur fuite n’avait pas été surprise. On ne s’en apercevrait qu’au jour. Il fallait donc voguer à force de rames, car, sans nul doute, Van den Brooks voudrait rattraper ses hôtes.

— Heureusement, soliloqua le professeur, dont la tâche était d’écoper le fond du canot, heureusement que le marchand de cotonnades est, à cette heure, abruti par la drogue. Il rêve sans doute à ses méthodes d’évangélisation et se réjouit à l’idée de nous avoir pour acolytes.

Marie était plongée dans une profonde rêverie. Parfois, dans la blafarde lueur de l’aube, elle regardait ses mains, avec des réminiscences de Macbeth : « Tous les parfums de l’Arabie… ». Mais c’était avant tout littérature et bonne éducation, car elle aurait eu beaucoup plus de répugnance d’abord et de remords ensuite à abattre un de ses lévriers qu’elle n’en avait éprouvé à faire sauter la pauvre cervelle d’un nègre. Elle avait visé froidement la grosse lune noire, comme on vise, dans les foires, l’œuf qui sautille au bout d’un jet d’eau.

— J’ai tué un homme, pensait la petite fille bien élevée.

— Ce n’était qu’un nègre, commentait Mme Erikow.

Et tout s’était si vite passé et la nuit était si obscure qu’il ne lui restait déjà plus qu’un souvenir très vague de son meurtre, aussi vague que l’image d’un noyé qui coula lentement, par une nuit pareille, tendant vers le ciel un poing crispé, étoilé d’un petit cercle d’or…

Si Marie eût philosophé — mais elle se contentait d’être dans la vie un admirable philosophe pratique — elle eût sans doute déduit de sa propre observation que la vertu est en bonne part affaire d’imagination ; que l’on a baptisé bien à tort « folle du logis » cette charmante fée grâce à laquelle il peut y avoir quelque pitié sur cette terre et que si les arides méninges des hommes d’État contenaient quelques microns de cet ellébore, ils répugneraient vraisemblablement à déchaîner la folie et les passions des hommes ; pour tout dire, qu’avec un grain d’imagination, il n’y aurait ni guerres, ni aucun des fléaux qui en découlent et que, sur notre croûte terrestre, moisissure du Cosmos, pousseraient enfin quelques fleurs…

Mais aucun des passagers de ce frêle esquif, que les vagues soulèvent et balancent comme un hochet, n’est disposé à égarer son esprit dans ces hautes sphères de la spéculation. En quoi ils ont grandement raison et rien ne sert de divaguer. Passe encore, les pieds au feu, sur un bon fauteuil de cuir, une vieille fine à son chevet, une pipe odorante à la bouche, en écoutant la pluie ruisseler sur les vitres et le vent balayer les avenues désertes ! Mais, foin de ces balivernes lorsqu’on est de pauvres diables menacés de la male mort, et que seules trois planches de sapin goudronné vous empêchent d’aller éclairer votre lanterne aux vessies de lampadophores, par cent brasses de profondeur.

Les heures passent. Le han des rameurs scande les minutes. De gros nuages glissent très bas, emportés par une forte brise. Des faisceaux de safran jaillissent entre leurs îles d’encre. Un rayon frappe la mer, comme une lance le bouclier adverse. C’est l’aurore. Déjà la terre de Van den Brooks, la terre du Dieu s’efface. Elle n’est plus qu’un point sombre, plus rien…

Helven laisse tomber ses rames.

— Sauvés !

Marie le regarde. Il est beau, la chemise ouverte sur la poitrine très blanche, le front brillant de sueur, cet athlète pensif. Marie a une folle envie de baiser ses lèvres, son cou nu, de se jeter à ses pieds. Un instant, elle oublie le canot, la mer déserte ; elle oublie qu’ils ne sont plus qu’une misérable épave à la merci des flots, à la merci de la faim…

La voix de l’avocat la rappelle à la réalité.

— Sauvés ? Je ne veux pas faire l’oiseau de mauvais augure, mais si personne ne vient nous repêcher, nous tirerons à la courte paille « pour savoir qui… qui sera mangé, ohé, ohé ».

— Évidemment, tout comme dans la chanson, grogne le professeur que cette perspective assombrit.

— Mais il y a des provisions, crie Marie joyeusement : je fais l’inventaire.

Pauvre Tommy Hogshead ! Les crabes fouillent déjà de leurs pinces les orbites où roulaient tes yeux blancs. Et voici que la Belle des Belles ouvre les boîtes de conserves soigneusement volées par ton astuce. Que dirait le fol d’Elseneur ?

— Un tonnelet de rhum. Fort entamé, en vérité. Il reste environ deux litres. Jamais nous ne boirons tout cela.

Et elle rit.

— Trois boîtes de corned-beef ; petites, ces boîtes — deux boîtes de sardines — une vingtaine de biscuits et… et… c’est tout !

— De quoi vivre trois jours, dit Helven, en nous rationnant.

— Et si, dans trois jours, nous sommes encore là, nous n’aurons d’autre ressource que la courte paille, insiste Leminhac qui manifeste des velléités anthropophagiques, heureusement rares chez les membres du barreau français.

— Bah ! fait Helven, placide, avec votre dévouement, nous patienterons bien trois jours de plus : vous êtes gras.

Jusqu’ici, la gravité de la situation n’accable aucun des fugitifs. Peut-être manquent-ils tous de cette « folle du logis » dont l’absence, en pareil cas, est appréciable.

Mais voici que la voix timide, angoissée du professeur pose une question — et cette question est terrible :

— De l’eau ? Y a-t-il de l’eau pour boire ?

Il n’y a pas d’eau. Aucun de ces fous n’a songé à l’épouvantable supplice qui les attend : la soif.

Au-dessus d’eux, un ciel qui verse déjà son implacable lumière sur l’eau plus étincelante qu’un miroir, autour d’eux la mer : des houles aux longs plis déferlent, pareilles à de lourdes robes, se poursuivant sans s’atteindre, d’un rythme éternel. Et l’air salé déjà dessèche leurs gorges.

L’alcool. Ils n’ont que de l’alcool.

Helven prend sa tête entre ses mains.

— J’ai été fou — fou. Pardonnez-moi de vous avoir entraînés dans cette aventure…

— Nous sommes tous responsables de notre infortune, dit le professeur. Et je suis le plus coupable de tous, parce que le plus vieux. Nous avons agi comme des enfants.

— Nous sommes partis comme pour une promenade, dit l’avocat, et comme si l’on attendait un navire sur l’océan comme un omnibus sur le boulevard.

— Ce Van den Brooks m’a fait peur, je l’avoue, confessa Tramier. Et la peur m’a enlevé toute prévoyance.

— Il faut agir, reprit énergiquement Helven.

Il tira de sa poche une boussole, s’orienta.

— Il faut voguer vers le sud, si nous voulons trouver un navire. Mais nous avons de fortes chances, dans ces parages, de rencontrer une île qui n’aura pas un aliéné pour propriétaire. L’île Van den Brooks n’est pas isolée : elle fait partie d’un archipel. Nous aurons bien de la malchance si, en voguant dans la direction qui doit être celle des Marquises, étant donnée la route suivie par le Cormoran, nous ne trouvons pas une aiguade et un poste quelconque.

— Après tout, dit l’avocat, le Pacifique est assez bien fréquenté et nous ne sommes plus au temps de la Méduse.

— Folie, repartit le professeur, folie pure. Et la soif, y pensez-vous ? Et les courants ? Pas une voile même pour nous aider. Nous mourrons de fatigue, d’épuisement, de faim, du scorbut…

Marie Erikow ne parlait pas. Elle regardait au loin, les yeux vides.

— Il faut tenter la chance, reprit Helven, ou revenir chez M. Van den Brooks. Il n’y a pas de milieu. Choisissez.

— Je ne veux pas revenir, dit alors Marie. J’aime mieux mourir. Revenez, si le cœur vous en dit : je me jette à l’eau tout de suite.

— Aux voix, ordonna Helven. Je suis pour tenter la chance.

— Pas moi, gémit faiblement le docteur.

— Ni moi non plus, murmura Leminhac.

— Oh ! fit Marie Erikow avec mépris.

— Pardon, reprit l’avocat, confus, pardon, je suis pour tenter un peu la chance. On verra après, ajouta-t-il entre ses dents…

— A Dieu vat, fit l’Anglais. Je prends le commandement du bord. Madame Erikow tiendra la barre. Nous trois, nous ramerons. Deux seront aux avirons, pendant que le troisième se reposera. Je vais faire le point. Si le temps ne se gâte pas, nous pourrons avancer et ne pas trop dériver. Il faut nous rapprocher de la ligne suivie par les vapeurs. Nous en sommes encore à quelques milles. Le canot est bon. Il n’embarque pas trop. En route !

Le professeur courbait la tête, comprenant l’irrémédiable vanité de l’entreprise. Il se mit cependant avec courage aux avirons et fit ce que lui permettaient ses forces.


Vers la fin du jour, la soif commença.

Il y a toute une littérature des naufrages, depuis Homère jusqu’à Hector Malot, en passant par le récit palpitant du radeau de la Méduse. Je renvoie donc mes lecteurs aux bons ouvrages qui rapportent fidèlement les angoisses des malheureux perdus en mer, leurs tribulations, leurs souffrances et la manière d’accommoder les restes de ses compagnons d’infortune. En ce qui concerne particulièrement les sensations pénibles causées par la soif, je conseille aux amateurs la Ballade du vieux Marin, de Coleridge, qui est un texte fort documenté.

A la nuit tombante, on se partagea huit sardines, quatre biscuits, et chacun but deux doigts de rhum. Mais les fugitifs n’avaient pas avalé leur dernière bouchée que le feu des salaisons et de l’alcool rongeait leur palais. Jusqu’ici, aucun d’eux n’avait osé se plaindre. Leminhac n’y tint plus :

— Je meurs, gémit-il. J’ai trop…

— Chut, dit Helven. Ne prononcez pas ce mot.

Sa voix était rauque.

Une à une, les étoiles surgirent, et leur cortège s’élevait lentement, comme une Panathénée d’astres. Leur ascension dans le firmament de plus en plus sombre eût ravi l’âme de Pythagore, mais plongea les malheureux dans une désolation infinie.

Le supplice du mirage s’ajouta à celui de la soif. Ils songèrent aux nuits du Cormoran. Ils revirent — et leurs entrailles se contractèrent — les sorbets neigeux, les hauts verres où tremblait l’or pâle du whisky, les chalumeaux aspirant le jus glacé des citrons et des oranges. Leurs gosiers s’enflammèrent à cette image intolérable.

— C’est atroce, atroce, murmura Marie. J’aime mieux mourir.

— J’aime mieux revenir, gémit honteusement Leminhac ; j’aime mieux être évangéliste chez le marchand de cotonnades.

Le professeur prit la parole. Il était épuisé de fatigue, ses traits étaient tirés, son visage semblait blafard dans l’ombre claire de la nuit tropicale.

— Ne persévérons pas, dit-il, dans un dessein aussi insensé. Nous périrons sans nul doute. La mort n’est rien ; mais l’agonie sera terrible. Nous ne sommes pas encore assez éloignés de l’île que nous ne puissions la retrouver. Van den Brooks fera de nous ce qu’il lui plaira et peut-être sera-t-il ému de notre détresse. D’après mes observations, c’est un fou, mais un fou intermittent. Il a des intervalles, parfois assez longs, de lucidité. Si nous tombons sur un bon moment, nous sommes sauvés. Il nous rembarquera peut-être.

— Soit, dit Helven. Quel que soit l’arbitraire de M. Van den Brooks, le retour vaut mieux que cette agonie. Mais qu’en pense Madame Erikow ?

— Je pense, dit-elle, que je donnerais ma fortune et ma vie à qui m’apporterait un verre d’eau.

— Nous allons alors, reprit Helven, mettre le cap sur l’île funeste.

— Faites, ajouta Marie. Si ce marchand est trop odieux, j’ai la liberté dans mon sac.


La décision prise, ils n’eurent qu’une hâte : retrouver l’île où murmuraient des sources. L’image des eaux vives leur faisait oublier l’évangile de Van den Brooks, les mutilés et même le mufle rose de la lèpre.

Ils dépensèrent ce qui leur restait de forces à ramer toute la nuit. Helven prétendait s’orienter sur les étoiles. Marie Erikow prit la place du professeur qui s’affaissait à demi-mort sur les avirons. Cette nuit-là leur parut interminable. Ils ne l’oublièrent jamais.

— A l’aube, pensaient-ils, nous apercevrons la terre.

Mais à l’aube, l’étendue marine s’offrit à leurs yeux, dans la nudité de ses flots. L’horizon était vide ; le ciel, d’une immuable splendeur.

Helven frissonna.

— Je crains, murmura-t-il, que le courant ne nous ait fait dériver quelque peu.

— Alors, dit gravement le professeur, je vais écrire mes dernières volontés.

Il déchira une feuille de bloc et arma son stylographe.

— Celui de nous — et ce ne sera certainement pas moi — qui fermera les yeux le dernier, celui qui conservera encore quelque force, lorsque ses compagnons seront déjà dissipés dans le tourbillon des atomes, rassemblera ce qui lui restera de vie pour écrire nos noms infortunés, la date de notre perte, et confier ce triste document, soigneusement roulé dans ce récipient (il montra le tonnelet de rhum), à la mer qui sera notre tombeau.

Marie Erikow pleurait doucement.

— Quel dommage que nous n’ayons pas une bouteille, fit Leminhac. Ce serait tout à fait dans la tradition.

— Puisse notre exemple, ajouta le docteur, être de quelque utilité aux imprudents navigateurs !

Il griffonna quelques lignes, puis, stoïque comme Caton, s’enveloppa la tête de son mouchoir et s’étendit au fond de la barque.

Helven, avec la fureur du désespoir, se remit aux avirons. Son visage était fort pâle, mais une énergie suprême s’y peignait.

Marie l’admira, et plaça en lui tout son espoir. Leminhac, bien que fort épuisé, reprit courage et aida son compagnon…

Vers midi, les rameurs, dévorés par la soif, ruisselants de sueur, les mains ensanglantées, laissèrent retomber les lourds avirons. Les tolets gémirent, puis la barque tournoya sur la crête indolente des vagues.


Le soleil se couchait « dans des confitures de crimes », lorsqu’un panache de fumée voila légèrement le disque inspirateur de sonnets. Ce n’était qu’une bien mince fumée, mais elle parut à Marie Erikow, qui guettait un sauveur impossible, couchée à l’avant et semblable à une figure de proue, le signe même de la vie. Elle passa plusieurs fois la main sur ses yeux, craignant d’être victime de quelque abominable hallucination. Mais la traînée sombre s’allongeait maintenant sur la pourpre du ciel. Plus de doute. Un navire.

Elle poussa un cri.

Helven bondit, enjamba les corps de Leminhac et de Tramier qui ne bougeaient pas et hurla à son tour :

— Hurrah ! Un bâtiment.

Des larmes roulèrent de ses yeux. Leminhac se souleva, anxieux.

— Êtes-vous fou ?

— Fou vous-même. Regardez.

Marie Erikow dénoua son écharpe. Helven assujettit à une rame la longue mousseline blanche qui flotta sur la mer comme un pavillon de salut.

— Pourvu qu’ils nous voient, haletait l’avocat.

Le navire approchait. Il était maintenant impossible que, du bord, on n’aperçût point le canot.

Marie déchargea son browning, mais les sèches détonations s’amortirent dans le vent. Le professeur s’était redressé et semblait ne pas comprendre.

Bientôt les fugitifs distinguèrent l’arête fine d’un mât, l’étrave écumante du bateau.

Tous ensemble, ils hurlèrent :

— A nous, du bord ! A nous !

Helven agitait désespérément son aviron.

Le navire piquait droit sur eux. Ses bastingages de cuivre étincelaient.

Quelques minutes d’angoisse… et ils reconnurent le Cormoran.

Une haute silhouette se profilait au gaillard d’avant, détachée en noir d’encre sur la bande pourpre du crépuscule.

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