Le Maître du Navire
DEUXIÈME PARTIE
LES NUITS DU « CORMORAN »
CHAPITRE VI
Le récit du docteur. Le cahier de maroquin
rouge.
« Dans un quartier qu’endort l’odeur de ses jardins et de ses arbres, la rampe du soir s’élève et baisse un peu ses accords, par ce temps d’automne. »
Léon-Paul Fargue.
Ce soir-là, le dîner fut moins animé que de coutume. Les étranges incidents de la journée pesaient encore sur les esprits des quatre passagers et Leminhac chercha longtemps en vain à attiser une conversation qui restait languissante, malgré l’excellence des mets et des crus. Van den Brooks jouait à la perfection son rôle de maître de maison, surveillait discrètement l’ordonnance du repas et faisait front à Leminhac. Le professeur affectait une réserve polie, car il ne pardonnait pas au trafiquant d’avoir fermé à clé la porte du salon.
— C’est là, pensait Tramier, une incorrection. Je ne serais pas sorti, mais la porte devait rester ouverte.
Marie Erikow observait Helven du coin de l’œil. Elle n’était pas insensible au charme de ce jeune homme dont le visage était resté celui d’un adolescent. Mais, bien que, coquette accomplie et consciente de ses avantages, elle devinât parfaitement l’effet produit sur le peintre par sa beauté, elle le trouvait fuyant, insaisissable et, contrairement à tous ses devoirs, absorbé parfois dans une rêverie dont elle aurait voulu connaître l’objet. Ce soir-là, la rêverie devait être particulièrement séduisante, car Helven ne levait pas le nez de son assiette et, fort impoliment, jugeait-elle, n’adressait pas la parole à sa voisine. Elle se tourna vers Leminhac et lui prodigua des flatteries : l’avocat ne manqua pas de tomber dans le piège.
— Je me rappelle, lui dit-elle, l’audience où vous avez défendu cette malheureuse Sophie Soliveau, accusée à tort d’avoir assassiné son mari et dévalisé son amant. Une femme peut-elle être capable d’une pareille abjection ? Le mari, passe encore. Mais l’amant ?
— Je n’ai pas, dit l’avocat, douté un seul instant de son innocence. Sophie était bien trop jolie pour être coupable et le jury fut de cet avis.
— Ainsi prononce la justice des hommes, murmura Helven que le manège de Marie agaçait et qui se sentait brusquement enflammé pour l’avocat d’une de ces haines que l’on pourrait appeler phosphoriques.
— La justice, dit Van den Brooks, il est fort heureux qu’elle ne règne pas sur la terre. Avec elle, il n’y aurait pas d’amour possible. D’ailleurs, les hommes ne la désirent pas.
— Je ne crois pas cela, dit le professeur sèchement. L’amour du prochain…
— … Est le commencement de l’injustice, continua Van den Brooks. N’en doutez pas, mon cher professeur. La justice est faite de raison et l’amour n’a que faire avec cette personne sèche, hargneuse, et bien équilibrée ; il est même son plus mortel ennemi.
— Certes, dit âprement Helven, puisque nous n’aimons que ce qui nous blesse.
Marie Erikow fut satisfaite. Elle protesta :
— Croyez-vous donc l’amour si absurde ?
— Helven a raison, dit Van den Brooks. Si l’amour n’était pas absurde, il ne serait pas. Et plus il est absurde, plus il est tenace. Les passions ridicules sont les plus fortes.
— D’ailleurs, remarqua Leminhac, toute passion est ridicule par définition. Ne croyez-vous pas, Madame ?
— Pardon ? dit Marie Erikow qui faisait de la psychologie à voix basse avec le peintre.
Van den Brooks donna le signal et l’on monta sur le pont.
— Il ne faudrait pas dormir, dit Marie. Les nuits sont trop belles.
— Veillons, dit Helven.
— Veillons et parlons, dit Leminhac. Il faut raconter des histoires.
— Des histoires comment ? demanda Marie.
— Des histoires d’amour, naturellement.
— Hélas ! dit Van den Brooks, il n’y en a qu’une. Il y a deux mille ans qu’on la raconte.
— Ce n’est pas sûr, fit le professeur. J’ai eu dans mon cabinet plusieurs confidences.
— Bah ! c’est encore la même histoire… avec des variantes.
— N’en croyez rien, insista Tramier. Il y a parfois des choses étonnantes.
— Même pour un savant ? questionna ironiquement Marie.
— Même pour un médecin. Il y a par exemple une chose que je n’ai jamais comprise : c’est l’amour de l’avilissement.
— Oh ! oh ! dit ironiquement Van den Brooks. J’ai beaucoup connu Sacher Masoch.
— Ce n’est pas tout à fait cela, dit le docteur. J’ai dans ma valise un document…
— Je connais le sujet, coupa Van den Brooks. Dans tout amour, il y a au fond le besoin de la souffrance et l’instinct de l’abaissement.
Sa voix résonna étrangement sous la voûte étoilée.
— D’avilissement, répéta-t-il. Peut-être même, à force de s’abaisser, arrive-t-on à aimer. Un homme supérieur n’aimera les hommes qu’en s’abaissant à leur niveau et la femme réduit au sien l’amant qu’elle tient sous son charme.
— Mais… dit le médecin.
— Ce n’est pas tout, en effet, reprit le marchand. Il y a des hommes pour qui la souffrance et la bassesse sont les conditions mêmes de l’amour.
— Hélas ! oui, dit Tramier ; je le sais maintenant. Mais je jurerais que, pour parler de la sorte, vous avez connu mon malheureux ami et client Florent Martin.
— Non, dit Van den Brooks, mais je connais les hommes.
— Peut-on, demanda Marie, connaître le document si intéressant que vous portez dans votre valise ?
— Hélas ! Madame, c’est une triste chose : le journal d’un homme qui vécut une vie double et qui la vécut dans le déchirement.
— Il est mort ? fit la Russe.
— Il en est mort, oui, Madame.
Il y eut un silence ; puis, Marie Erikow reprit :
— Peut-on savoir quel fut son mal ?
— Je puis, dit le docteur, vous donner connaissance de quelques fragments de son journal où il a résumé les principaux épisodes d’une vie qui fut tragique. Mais cette lecture serait longue…
— Oh ! je vous en supplie, implora la Russe.
— Nous vous le demandons, ajouta Van den Brooks.
— Soit, mais je n’achèverai peut-être pas ce soir.
— On continuera demain, dit Helven. Les nuits sont propices aux veillées.
Tramier sortit et revint quelques instants après, tenant à la main un cahier relié en maroquin de couleur rouge sombre. Il s’assit, comme à sa chaire, et prit doctoralement la parole :
RÉCIT DU DOCTEUR
« Ce jour-là, il y a environ un an, comme j’achevais mon déjeuner, un coup de sonnette retentit.
« Un coup de sonnette est une chose fort banale et ne doit pas être considéré comme un avertissement céleste. D’ailleurs, je ne crois ni aux signes, ni aux avertissements providentiels ou diaboliques. Ma culture est proprement scientifique ; mes antécédents religieux, nuls. Je suis médecin et, qui plus est, psychiatre. Il n’y a de merveilleux nulle part et, dans l’âme humaine, moins que partout ailleurs. Je suis un esprit libre.
« Je savourais, à la mode anglaise, mon repas fini, une pinte rigoureusement dosée d’half and half. Mon estomac est équilibré comme mon esprit. Pas de dyspepsie, pas de cauchemars, pas de métaphysique. Je fumais alors la pipe et je sens encore, sous mon pouce, l’élasticité blonde du tabac, lorsque retentit le timbre de la porte.
« Le soleil de juin ruisselait par la baie, noyait les cristaux étincelants. Des marronniers balançaient leurs houppes. Je les revois encore, découpés par la glace sans tain.
« Ce timbre pourtant me fit mal. Il troua désagréablement le silence digestif de l’heure étalée devant moi. J’appréhendais un raseur. Que sais-je ? Quelquefois, une demi-seconde, on éprouve un grouillement de choses vagues qui ne résistent pas d’ailleurs à l’analyse d’un esprit sain.
« La porte s’ouvrit. Le domestique de Florent Martin entra, sa casquette à la main.
« — Madame demande Monsieur le docteur tout de suite. C’est urgent.
« — Qu’y a-t-il, Jacques ?
« — Un malheur, Monsieur, un grand malheur.
« — Florent est malade ?
« — Il est mort.
« — Mort ? Et de quoi ? Et quand ?
« — Il y a une demi-heure à peine. Monsieur s’est tiré une balle de pistolet dans la tête. Il est couché sur le divan du bureau. On l’a trouvé, le visage à moitié emporté, parce que sa main avait tremblé…
« On m’apportait mon chapeau. Je sautais dans la voiture, suivi de Jacques qui récitait d’un ton de patenôtre :
« — Madame a voulu qu’on aille quérir M. le docteur tout de suite. Il paraît qu’il y a quelque chose pour vous, Monsieur. Mais je crois bien que ce n’est pas affaire de médecine. Le pauvre monsieur s’est bien touché, allez. Qui aurait cru cela ?
« Je laissais le bon apôtre à ses divagations hypocrites, car Florent était un patron nerveux, hautain, intolérable, en somme. La porte de l’antichambre était entr’ouverte. Une femme de chambre, bouffie d’émotion, m’introduisit dans le cabinet de travail dont les rideaux avaient été tendus contre un trop cynique soleil ; et j’aperçus dans la pénombre la forme de celui qui avait été mon ami. Un rayon qui filtrait de la fenêtre coulait doucement sur la blancheur d’un mouchoir dont on avait voilé la face terrible du mort.
« Mort, en effet, et bien mort.
« Mon examen fut court. Je n’eus pas le courage de contempler longtemps ce visage qui n’était qu’une plaie, cette bouche qu’une convulsion suprême avait tordue. Je recouvris les traits qui n’étaient plus ceux que j’avais aimés.
« La femme de Florent, affaissée dans un coin de la bibliothèque, était sans larmes. La fixité de son regard m’émut plus qu’une scène de larmoyant délire. Il me parut inutile de parler. Je m’assis auprès d’elle.
« Avez-vous besoin de moi ? lui dis-je au bout de quelques instants.
« — Je vous remercie. Peut-être, pour les formalités, la police, que sais-je ?
« Et, après un silence :
« — Cette fin ne vous surprend pas, vous, docteur ?
« Je fis un geste vague.
« — C’est à vous qu’il a voulu expliquer son acte, continua-t-elle. Sans doute, il vous l’avait fait déjà pressentir. Il y avait une lettre sur sa table, une lettre et un pli, tous deux à votre adresse. Les voici. Tout cela est à vous, et le secret aussi, s’il vous convient de le garder.
« Tout le jour, je m’acquittai des formalités funèbres et de l’expédition administrative du mort que l’ombre éternelle délivrait à jamais des paperasses. Je couchai dans le repos légal l’ami, frauduleusement échappé à un monde si bien agencé. Et je quittai cette maison où nul maintenant ne me retenait.
« La nuit de juin, translucide et lourde d’essences, rôdait le long des jardins d’Auteuil. D’un ciel presque auroral tombait un illusoire apaisement. Une silhouette claire, attardée, se hâtait vers le retour et laissait un parfum subtil et charnel se mêler à l’odeur des feuilles fraîches et de l’herbe. L’heure était si douce et si calme que l’image de mon ami s’en effaçait sans une ride. Je soupirais d’aise, loin des médecins légistes, des commissaires et des croque-morts.
« Pourtant, le pli qui gonflait ma poche me rappela le mystère. Mystère ? Non, plus pour moi. Et, sur mon seuil, tout en poussant la grille, je ne pus m’empêcher de murmurer :
« — Il a tenu son engagement.
« J’étais le plus ancien ami de Florent. De nous deux, il était le plus jeune, et pourtant il ne laissa pas d’exercer sur moi, au long de ces années adolescentes, une influence singulière et dont je me défendais mal. Je le revois encore, jeune garçon de quinze ans, d’une élégance déjà très sûre, sachant nouer une cravate, à l’aise dans ses vêtements, jamais réduit à enfoncer dans ses poches ses mains qu’il avait fines et un peu maigres. Son visage allongé se teignait d’un léger coloris d’ambre, car son père, un cossu marchand de rhum, avait épousé aux Antilles une fille quelque peu métissée dont un capitaine au long cours me raconta qu’elle dansait le « Zapateado » dans les bouges de Caracas et qu’elle n’était pas cruelle aux matelots. Elle mourut d’ailleurs, à peine arrivée à Bordeaux, et presque aussi vite que son singe fidèle. Florent grandit dans la double terreur d’une gouvernante anglaise et d’un père qui se soûlait de tafia comme un débardeur et ramenait chez lui des filles du port aux cheveux bleus et aux lèvres carminées.
« Un soir qu’il feignait de dormir dans son petit lit, il entendit des pas lourds dans l’escalier, des hoquets et des rires de femme. La porte s’ouvrit et il vit se pencher sur lui, dans le halo de la veilleuse, une gorge nue et un masque pâle où luisaient des yeux sombres qui l’effrayèrent un peu. Cette dame sentait très fort le musc et, je pense aussi, le gin. Mais elle câlinait amoureusement le petit qui n’osait pleurer. Et elle chantonnait en baisant ses boucles :
« — Mon beau petit Dick, mon beau petit Dick, dodo, l’enfant do…
« Brusquement, le père était entré. D’un revers de main, il avait arraché le visage blanc, jeté la femme à terre et il la cravachait de son stick en cuir d’hippopotame, mâchant d’une voix sourde :
« — Pourquoi touches-tu ce gosse ? Pourquoi touches-tu mon gosse ?
« A chaque coup, la femme se lovait comme un serpent. Quand il l’eut bien battue, il la poussa dehors. Puis, de son mouchoir, il essuya le visage de l’enfant.
« Florent n’avait jamais oublié cette soirée. Bien des choses restèrent ainsi gravées en lui, des choses très lointaines qu’il n’avait pas connues, mais qui lui venaient de loin, d’un petit port des mers du Sud où les trafiquants en escale tirent des bordées au poivre rouge.
« En dépit de sa brutalité, de ses foulards indicibles et de sa lourde chaîne d’or, agrémentée d’une dent de tigre, Florent n’était pas arrivé à détester son père. Entre deux soûleries, ce chevalier du tafia prenait l’enfant dans ses bras avec des câlineries de nourrice. Il le berçait en zézayant la chanson créole :
qui fait penser aux oiseaux-mouches, à Paul et Virginie et aux volcans en pain de sucre sur un ciel de safran. Il attachait alors sur son petit des regards embués d’alcool et de nostalgie. Mais l’alcool lui fit faire plus tôt qu’il ne pensait une traversée définitive, sans escales ni bordées. Il laissait à Florent un héritage assez rond et une hérédité plutôt compliquée. Et Florent regretta son père, l’honorable Nathaniel Martin, importateur.
« Pour moi, j’ai connu Florent à Paris où son tuteur l’avait conduit. Nous habitions la même maison ; nous suivîmes les mêmes classes. J’enviais à mon ami son goût, sa mise discrète et raffinée. Je crois qu’il me dédaignait un peu, mais je ne lui en tenais pas rancune. Nous vivions dans une intimité étroite, dont il s’évadait d’ailleurs par instants. Il y avait dans sa vie des échappées obscures et qui me demeurèrent toujours étrangères, des fuites où mon amitié ne pouvait le suivre et dont il gardait jalousement le secret. Je pensais qu’il aimait à flâner seul, certains soirs, ou qu’il s’enfermait dans sa chambre pour y savourer des toxines romantiques. Je redoutais bien trop son sourire du coin des lèvres, son sourire des mauvais jours, si ma curiosité s’était abandonnée à une question inopportune.
« Lorsque je devins chef de clinique de mon maître L…, je pris un nouveau logement et mes relations avec Florent s’espacèrent. Nous nous retrouvions une fois par semaine environ, dans un petit bar anglais du quartier Saint-Lazare où le stout était honorable, non moins que le steack-pudding et le pie aux fruits. Les pintes de métal mêlaient leur éclat aux reflets de l’acajou poli. C’était un plaisant coin, à la Dickens, où l’esprit et le corps jouissaient d’un chaleureux équilibre. Ce confortable pourtant n’arrivait pas toujours à dissiper l’inquiétude que je devinais sur les traits mobiles de mon ami. Il s’asseyait en face de moi, pianotant sur la nappe, tandis que je m’efforçais d’occuper son attention. Son visage s’était creusé depuis l’adolescence, mais des cheveux bouclés qu’il peinait vainement à aplatir auréolaient encore juvénilement son front. J’admirais sa grâce, sa désinvolture un peu lasse et hautaine. Il sentait cet hommage tacite de mon affection et me pardonnait, en échange, ce qu’il croyait être mon incompréhension de sa conduite.
« Parfois, il s’animait. Puis, soudain, un voile s’abaissait sur ses traits ; un clignement de paupière éteignait le scintillement du regard. Je devinais une détresse que je voulais expliquer par la dépression nerveuse. Je conseillais des piqûres ; mais il prenait son mauvais sourire et me reléguait, tout net, dans mon bon sens.
« Nos entretiens eussent été mornes ; mais un sujet le passionnait qui touchait de très près à ma compétence :
« — Le sexe et l’esprit ! Toi qui vois chaque jour des malades, des fous, des gens qui présentent hideusement exagérés les troubles secrets, les tares latentes qui dorment en nous, crois-tu que notre intelligence plonge par ses racines dans les bas-fonds ténébreux de notre être ? Faut-il que notre esprit soit asservi à la force aveugle du désir ? Que cet instinct bestial circule impurement sous les créations de la pensée ?
« Je riais aux éclats.
« — Et pourquoi t’indigner ainsi ?
« La préoccupation sexuelle est au fond de toute créature. L’accouplement est la loi. Au fond, je vais jusqu’à dire que toutes les variétés de l’esprit et du caractère sont en fonction des modalités sexuelles. Tel poème, telle symphonie que tu admires jaillissent d’un mouvement obscur de l’être. Les plus beaux chants de joie, c’est le mâle qui s’exalte ; les plus douloureux, c’est le mâle insatisfait. Tourment de l’esprit, non : tourment de la chair.
« — Crois-tu vraiment cela ? Crois-tu donc qu’il n’y ait en nous rien qui ne soit vicié par l’animal ? Crois-tu que ceux qui cherchaient à force de cilices ou de discipline à tuer leur corps parce qu’il était rebelle à leur esprit, obéissaient ainsi à une délectation morose, à une sorte de rut sauvage et destructeur ? Non, mon ami, tu te trompes. Ta science ne me convaincra pas.
« — Ma science n’est que l’image de la vie elle-même, telle que l’ordonne ma raison. L’homme n’est certainement pas un Dieu, il serait bien plutôt une bête. Sans la vieille racine de l’animalité, tout ce bel édifice de raison, d’amour et d’esthétique tomberait. Les branches s’élèvent très haut ; la souche plonge très bas. Tout l’homme repose sur deux forces : besoin de manger, besoin de se reproduire, et la seconde de ces forces est la plus violente et la plus facilement déréglée.
« — Je ne conçois point l’homme ainsi, répliquait Florent avec une lassitude un peu agacée. Il y a bien deux forces en lui ; mais l’une le tire vers le haut, l’autre l’entraîne vers un gouffre. Toute sa vie n’est que déchirement. Un dieu et un démon se partagent ses entrailles. Suivant que l’un ou l’autre triomphe, il sombre ou se transfigure ! Mais il ne peut que suivre cette lutte dont il est l’enjeu et se tordre de douleur.
« L’angoisse violente qui se peignait sur son visage me frappa brusquement. Je lui tendis un cigare qu’il alluma d’un geste nerveux. Nous sortîmes dans la nuit glacée. Je pris son bras :
« — Florent, de l’équilibre. Et surtout, pas de péché originel et de métaphysique. C’est la condition d’une bonne santé.
« Il ne me répondit pas.
« De pareilles discussions se produisaient souvent. Je résolus de ne plus m’y abandonner, car mon pauvre ami en sortait irritable et fiévreux. Tandis qu’il s’éloignait dans la nuit, je voyais sa haute silhouette se voûter lentement vers la terre.
« A cette époque, Florent entreprit d’assez longs voyages. Il revint au bout de deux ans environ et un jour m’annonça son mariage. Son visage était plus calme ; il me parut moins tourmenté, plus heureux de vivre.
« — Tu seras content, me dit-il. Je deviens raisonnable. J’en ai décidément assez de la solitude et des spéculations. Je renonce à ma tour d’ivoire ou plutôt j’entrebâille la porte pour laisser passer la compagne. A deux, nous serons à la fois plus isolés et plus mêlés à la vie. Au fond, tu parlais d’or. Rien ne sert de la mépriser, cette vie, notre unique certitude. J’ai regardé trop haut ou trop bas. Aujourd’hui, je veux l’équilibre.
« Il baissa la voix.
« — Nul n’est descendu plus bas que moi ; nul n’a plus aimé son ordure, nul ne s’y est roulé avec plus de délices, nul ne s’est plus délecté de sa charogne. Et nul n’a plus versé de larmes sur lui-même.
« Il parlait d’une voix sourde, saccadée. La sérénité, qui m’avait heureusement surpris tout à l’heure, disparaissait de son visage, et j’avais en face de moi un Florent inconnu, sombre, violent et qui battait sa coulpe comme un moine passionné se roule sur son cilice. De quelle faute mystérieuse voulait-il parler ? Quelle était cette prétendue déchéance ? Je l’ignorais.
« — Folies, pensai-je, folies de cette pauvre imagination intoxiquée de tous les poisons littéraires ; hérédité d’alcoolique.
« Il se reprit d’ailleurs bien vite. Et, plus calme, posément :
« — Allons, mon vieux, je déraisonne. Pardonne, c’est la dernière fois. Je veux vivre, maintenant, comme toi, comme les autres, comme un homme, quoi ! Je le veux. Il faudra que cela soit.
« La femme qu’il épousait était belle. Elle l’est encore. Les yeux un peu métalliques, un peu durs, souvent lointains ; une ligne fort gracieuse. Elle avait dans la courbe de ses hanches de quoi déspiritualiser à souhait ce névrosé mystique de Florent. Je ne doutais pas qu’elle n’y parvînt à bref délai et me réjouissais à l’avance.
« Le couple me parut heureux. Je me rendais assez souvent dans la vaste maison d’Auteuil que Florent tenait de son père et qu’il avait voulu garder. Il y avait un jardin mal entretenu, dont l’herbe envahissait les allées, un magnolia qui, chaque printemps, épanouissait ses larges pétales de cuir blanc ; et toute l’année, par je ne sais quel mystère, des feuilles mortes jonchaient le sol. Le timbre qui résonnait, lorsque s’ouvrait la porte de fer, évoquait une province automnale et je ne sais quoi de conventuel. A mon avis, ce n’était pas la demeure qui convenait à un jeune ménage élégant. Mais Florent ne voulait pas entendre parler de la quitter et sa femme partageait ce goût. Musicienne, elle grisait doucement Florent qui passait ses journées entières à l’écouter, couché sur un divan. Il ne travaillait que fort peu, du moins à mon jugement. Nos relations étaient toujours cordiales, mais au fond, je ne pénétrais pas dans l’intimité du couple qui s’isolait dans ce que je croyais être son bonheur.
« Et telle fut l’histoire des cinq mois qui précédèrent la catastrophe.
« — Il y a environ un an, la femme de mon ami, Lia, se fit un jour annoncer à ma clinique. Il ne lui arrivait que très rarement de venir jusque-là ; c’était toujours moi, célibataire, qui me rendais au domicile du ménage. Ses traits tirés, sa pâleur me frappèrent. Ses révélations me frappèrent plus encore. Quelques jours plus tard, je reçus la visite de Florent lui-même. Je savais ce qui l’amenait. Quelque chose de tragique entra, ce soir-là, dans la chambre avec cet homme.
« — J’ai à te parler, dit-il.
« Et il s’assit près de moi.
« Le soir impondérable, envahissant lentement les livres et la grande table de chêne, polie comme un sombre miroir, coulait le long de nos vêtements. Mais le visage de mon ami paraissait plus pâle dans cette ombre, ses yeux brûlaient d’un feu plus intense. Il parlait encore, tandis que je contemplais un rameau d’automne, maigre et nu, dont le trait incisait la vitre crépusculaire. Il parla, il parla longtemps…
« Vous saurez tout à l’heure ce qu’il avait à me dire, et vous comprendrez pourquoi sa mort ne m’a pas surpris.
« Le soir de la mort de Florent, je m’enfermai dans ma chambre et ouvris le pli qui m’était destiné. Mon ami avait voulu que je fusse encore son confident par delà la tombe.
« Ce petit cahier — le voici — contenait le secret d’une vie qui fut tourmentée et qui a tragiquement fini. Ce secret, je l’avoue, je ne l’avais jamais pressenti. L’humeur souvent bizarre de Florent, je me l’expliquais par des raisons qui, évidemment, n’en étaient point. Tout me semblait clair, net, et il y avait pourtant sous cette surface un abîme que je ne devinais pas.
— Un abîme, interrompit Van den Brooks, vous ne pensiez pas dire si juste.
— Oui, murmura Helven, nous ne nous connaissons ni les uns ni les autres. Dès notre naissance, nous sommes des emmurés, des emmurés pour la vie.
Le vent qui soufflait de la mer nocturne gémissait doucement dans les antennes du navire. L’étrave ouvrait l’eau calme en un froissement de soie. Van den Brooks tournait son regard vers les constellations qui, seules, palpitaient dans cette solitude. La braise d’une cigarette éclairait d’un feu rouge le beau bras accoudé de Mme Erikow.
Leminhac se balançait dans son rocking ; Helven tenait entre ses mains sa tête attentive. La nuit tropicale enveloppait les passagers, leurs rêves et la course du navire.
— Je prévois d’ores et déjà, dit l’avocat, l’histoire de votre ami. Florent avait de qui tenir : il avait du poivre dans le sang.
— Je connais, repartit Van den Brooks, le démon qui le possédait. Je ne sais s’il a un nom sur les listes infernales, mais « Heautontimoroumenos » lui conviendrait, car il porte l’homme à se déchirer lui-même et à jouir de son tourment.
— Vous, Van den Brooks, interrompit vivement Tramier, vous êtes l’homme le plus passionné et l’esprit le moins scientifique que je connaisse. Ce qui s’explique le plus clairement vous paraît obscur. Pour vous, il doit y avoir du démoniaque dans les vérités mathématiques et du surnaturel dans la géométrie.
Van den Brooks poussa vers le ciel fourmillant d’astres une mince spirale de fumée et grogna dans sa barbe :
— J’ai parcouru une grande surface de la terre ; j’ai navigué sur tous les océans et je vous assure que j’ai vu pas mal d’hommes et de femmes aussi différents les uns des autres que le jour de la nuit et ce yacht d’un sloop de pêche. Mais ce que je n’ai jamais vu, c’est un médecin ou un savant capables d’éclaircir le mystère de ces âmes innombrables.
— Vous préférez les prêtres, parbleu, insinua Leminhac avec un sourire.
— Non, dit Van den Brooks. Leurs dogmes les aveuglent comme les vôtres. Mais quand ils ne raisonnent pas, ils voient plus loin que vous. Ils ont un sens qui vous manque.
— Lequel ?
— Le sens mystique.
— Un mot, cela, mon cher. Pas davantage. Il n’y a qu’une connaissance : celle de la raison.
— Vous êtes des enfants, murmura Van den Brooks ; vous faites joujou avec des formules ; vous êtes ivres d’une science vaine qui n’a pas soulagé les épaules humaines de la millionième partie de son accablant fardeau ; d’une science aveugle qui, à chaque coup de pioche de ses pionniers fanatiques, ne voit pas surgir les nouveaux mystères et s’épaissir le nuage. Vous constatez des coïncidences, mais avez-vous jamais expliqué un rapport de cause à effet ? Les liens que vous forgez ne sont que de lamentables ficelles. Et dans le monde moral ? Là, vous pataugez honteusement. Vous avez pu découvrir que l’eau bout à 100°. Belle trouvaille. Mais avez-vous découvert ce que c’est que l’amour, la haine, la jalousie, le désir ? Saisissez-vous leurs lois ? Vous écrivez des volumes de fatras sur ces problèmes éternels ; vous entassez les documents et les enquêtes. A quoi bon ? Y voyez-vous plus clair que Job sur son fumier ?
« Quand vous ne comprenez pas, vous vous en tirez avec des mots. Vous dites : hystérie, hérédité, que sais-je ? Si vous réfléchissiez un peu, vous autres scientifiques, vous reconnaîtriez combien vague, combien insuffisante est cette explication de la passion, de la folie, du crime, du mystère tapi sous chacun de nos pas, latent derrière chaque visage, chaque redingote bien boutonnée.
— Bah ! dit Tramier, moi je ne crois pas au diable. Van den Brooks, vous êtes le dernier des manichéens, le manichéen de la cotonnade.
— Je ne suis qu’un flâneur et un curieux, un homme qui regarde et voudrait bien savoir, un homme qui n’a appris qu’une chose, à force de rouler sa bosse : c’est qu’il ne suffit pas de voir avec ses yeux, de toucher avec ses mains, de raisonner avec sa raison.
« Tenez, ajouta Van den Brooks en souriant, voici deux êtres qui, sans un mot, sans un regard, ont — pour un instant — l’un de l’autre la connaissance la plus parfaite, cette connaissance qui n’est pas l’analyse, mais qui est la possession. Le jour où vous aurez de l’univers cette connaissance-là, vous serez non pas un savant, mais un saint ou un amoureux. Regardez : voici le premier échelon de la mystique.
Et il tourna la tête vers le bastingage : accoudés, indifférents aux paroles, Marie Erikow et Helven écoutaient le chant de la mer phosphorescente.
— Ce n’est qu’une minute, reprit-il, mais une minute d’amant vaut toute une vie de philosophe.
— Bonne nuit, fit Tramier, nous reprendrons demain.