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Le Maître du Navire

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TROISIÈME PARTIE
L’ESCALE

CHAPITRE XV
Où il est donné à Helven d’expérimenter à ses dépens la fragilité féminine.

« Viros illustres decipis
« Cum melle venenosa. »

Carmina vagorum.

— Demain, dit Van den Brooks à ses hôtes, nous serons en vue de mon île, et j’imagine que nous pourrons débarquer dans la soirée.

— Vous êtes vraiment roi d’une île déserte ? exclama Marie Erikow. Helven l’avait deviné… Et elle se tourna en riant vers le peintre.

— Monsieur Helven est fort perspicace, répondit le trafiquant. Je m’en étais déjà douté. Mais, ajouta-t-il, mon île n’est pas déserte : elle est même fort bien peuplée. Ce sera pour moi un honneur et une joie que de vous la faire visiter.

— Certes, dit le professeur, nous ne saurions laisser passer une pareille occasion d’élargir nos connaissances géographiques. Où donc est située votre île ?

— Je suppose, répondit Van den Brooks, qu’elle fait partie de l’archipel océanien. Tout me porte à le croire : la végétation, les récifs de coraux, les volcans, bien qu’elle soit absolument à part des groupes d’îles reconnues.

« Je puis, ajouta-t-il, avec un accent de fierté, me vanter de l’avoir découverte. Aucune carte n’en fait mention. Peut-être William Dampier, dans le premier voyage qu’il fit en 1699 avec le capitaine John Cock, le boucanier et le pilote Cowley, l’aperçut-il. Un passage de son récit me porte à le croire ; mais, s’il baptisa l’île Orageuse et l’île des Pétoncles, il ne donna pas de nom à la terre qui devait porter le mien.

— Et vous avez fait part de votre découverte, naturellement ? demanda le professeur.

— Pas encore, répondit Van den Brooks ; j’attends d’avoir achevé quelques expériences, précisé exactement la situation de l’île, etc…

— C’est un conte des Mille et une nuits, dit Marie enthousiasmée. Et qu’y a-t-il dans l’île Van den Brooks ? Des trésors ?

— Peut-être, répondit le maître du navire. Patience !

— Cette escale, interrogea Leminhac, nous détourne-t-elle beaucoup de notre route ? Je vous pose cette question au sujet de ma conférence de Sydney.

— Soyez sans inquiétude, mon cher maître, nous parviendrons sans encombre et sans retard à notre commune destination.

Sur cette réponse ambiguë, l’homme aux lunettes vertes salua ses hôtes et s’éloigna.

On sortait de table ; le professeur se disposait à la sieste. Leminhac proposa à Marie Erikow de lui faire la lecture.

— Mais que lirez-vous ? demanda celle-ci.

— Ce que vous voudrez : des vers, de la prose ou un article de magazine.

— Non, fit Marie, la lecture m’ennuie.

— Que désirez-vous donc ?

— Rien. Dormir.

— Dormez, dit Helven. Pendant votre sommeil, je ferai votre portrait.

— Je commence, dit la Russe.

Et elle ferma les yeux.

Leminhac, furieux, quitta le salon.

— Bonne chance, siffla-t-il au peintre.


Helven et Marie demeurèrent seuls. On devinait derrière les stores qui voilaient les hublots, l’océan embrasé et la lourde splendeur de l’après-midi tropicale. Les boiseries du navire craquaient de chaleur. Des fleurs dans les vases laissaient choir leurs pétales. Le peintre passa la main sur son front et le sentit humecté d’une légère sueur. Marie ne bougeait pas.

Ses yeux étaient clos et les cils faisaient sur le visage une ombre soyeuse. Les narines frémissaient d’une palpitation presque invisible ; mais cela suffit à Helven pour qu’il n’eût plus la moindre envie de prendre un pinceau ou un crayon.

— Ce simple frisson, songeait-il, cette ondulation insaisissable de la vie, qui l’a rendue ? qui la rendra ?

Il se laissa glisser sur un coussin au pied du fauteuil.

Marie n’avait pas eu besoin d’ouvrir les yeux. Elle étendit la main et le peintre la couvrit de baisers. Marie jugeait maintenant qu’il était nécessaire de lui accorder quelques menues faveurs, destinées à lui faire prendre patience jusqu’à la fin du voyage et elle comptait bien les lui doser savamment.

Helven agenouillé se disait :

— Je parlerai.

Et il parla. Nous ne rapporterons pas ses paroles : tous nos lecteurs les ont prononcées, toutes nos lectrices les ont entendues. En pareil jeu, il faut être acteur ; les spectateurs et les chroniqueurs ont le mauvais rôle. Remplaçons donc le monologue de l’amant et les agaceries de la dame par le signe qu’en solfège on nomme silence. Vous qui lisez cette histoire, vous saurez bien le rendre éloquent.

Dans les flancs revêtus de bois précieux de cet étrange navire — qui n’a peut-être jamais existé — atomes écrasés sous les splendeurs conjointes de l’océan et du ciel qui heurtent leurs rayons comme deux boucliers d’émeraude et de saphir… etc… etc… : le thème est d’un beau lyrisme et nous l’abandonnons à votre verve, ami lecteur.

Seul, le résultat de cet entretien nous intéresse. Helven crut les paroles tendres qui sortaient de la bouche de Marie. Elles furent pour son cœur le plus délectable des élixirs et le plus suave des baumes. Bien qu’il ne fût ni plus naïf, ni plus sot qu’un autre, il ne douta point qu’elle ne l’aimât. En pareille matière, l’expérience n’est qu’une bulle de savon et l’amoureux échaudé ne craint pas l’eau froide des désillusions à venir. Il la crut, parce qu’elle était belle, avec ses mâchoires un peu lourdes et ses torsades fauves. Il la crut, parce qu’elle connaissait l’art de manier le cœur des hommes et d’aiguiser à la fois leur désir et leur tendresse, sans satisfaire l’un et l’autre. C’était là sa fonction naturelle : susciter mirages et prestiges et faire ensuite la pirouette. Le chat joue avec la souris, le serpent avec l’oiseau, la femme avec l’homme, en quoi, elle a beaucoup plus d’avantages que le chat et le serpent, car la souris et l’oiseau n’ont — du moins, nous le préjugeons — qu’une sensualité médiocre et fort peu de vanité.

Lorsque Marie remit sur ses joues un nuage de poudre, destiné à lui donner le teint à la mode du jour ; lorsqu’elle promena sur ses lèvres, effleurées par bien des hasards, un bâton de carmin, tapota devant la glace une chevelure légèrement ébouriffée, Helven crut à la beauté de vivre et à l’éternelle jeunesse du monde.

Il y crut — jusqu’à la nuit tombée.


Ce soir-là, on ne conta pas d’histoires sur le pont du Cormoran. La nuit était trop émouvante par son seul infini, avec le fourmillement de ses étoiles, le halètement des houles et la plainte des brises voyageuses, pour que les passagers sentissent le besoin d’échanger des paroles. Leminhac lui-même se taisait. Comme on approchait de l’escale, on se grisait une dernière fois de solitude et de silence.

Van den Brooks songeait. La rêverie de l’homme blond était profonde ; son esprit, sans doute, se mêlait aux eaux ténébreuses, mouvant comme elles, comme elles sans repos. De petites couronnes de fumée sortaient de sa bouche et sa barbe rougeoyait sous le reflet de la pipe courte, à chaque bouffée, comme une forge qui s’éteint et se rallume tour à tour.

— A quoi peut rêver cet homme ? se demandait Marie.

Et elle éprouvait un secret dépit à songer que vraisemblablement ce n’était point à elle.

Helven était auprès de la Russe et cherchait une main qu’elle abandonnait ou retirait avec un art consommé. Le peintre était trop heureux pour ne pas voir dans ce manège les preuves d’un amour presque vainqueur et d’une vertu encore réticente.

Marie Erikow rêvait, elle aussi. Hélas ! ce n’était plus au jeune préraphaëlite, ni aux enivrantes minutes de l’après-midi, dans le salon du vaisseau titubant de la torpeur des siestes. Elle se rappelait, fort naïvement, avoir, au sortir des bras timides et passionnés du peintre, souri à quelqu’un qui, lui, ne souriait jamais.

Helven fut fort surpris de la voir se lever la première et, prétextant une migraine, se retirer dans sa cabine.

Les hommes restèrent seuls.

— Je mets au concours, dit l’acide avocat, le sujet suivant : Du rôle de la migraine dans la psychologie féminine, sa nature et ses variétés, son avènement historique.

— La migraine a eu plusieurs noms, dit le docteur Tramier. Ce furent d’abord les vapeurs. Aujourd’hui, elle est, avec la crise de nerfs, la ressource suprême des lectrices de Paul Bourget.

Helven, plein d’une inquiétude qui rongeait déjà son pauvre bonheur, arpentait le pont et finit par se diriger vers l’avant, sous prétexte d’astronomie.

— Il fera de bonnes observations, dit Leminhac, car il est déjà dans la lune.


Le pont du Cormoran était depuis assez longtemps déserté par les passagers et les étoiles commençaient à pâlir, lorsqu’une forme sombre émergea de l’entrepont. La clarté d’un astre indiscret fit étinceler une boucle malencontreusement échappée d’une résille de soie. Marie Erikow, drapée dans un long châle, en grand appareil de mystère, se coula dans l’ombre, comme si elle eût redouté le regard de quelque invisible vigie.

Le navire semblait abandonné de ses passagers et de son équipage, pareil à un vaisseau fantôme, voguant au hasard de l’immensité. Seule, à l’avant, la silhouette de l’homme de quart faisait une tache d’ombre. Les vergues aux voiles repliées gémissaient par instant dans le silence.

Marie se dissimulait sous la passerelle de manœuvre. Nul, à cette minute, ne pouvait distinguer son visage, mais ses yeux glauques devaient briller d’un éclat assez vif ; elle froissait dans ses mains une mince feuille de papier qu’elle avait trouvée, épinglée sur sa toilette, par un audacieux coquin, lequel n’avait pas eu besoin de se nommer. Certes, ni Leminhac, ni le timide Helven n’auraient osé s’aventurer ainsi dans une cabine au risque d’être pris pour malandrins ou goujats et dénoncés par quelque steward trop bavard. La porte avait sans doute été délicatement ouverte à l’aide d’une fausse clé et il faut à ce genre d’entreprise une éducation technique que, fort malheureusement à notre avis, ne reçoivent pas encore tous les fils de notaire ou d’épicier.

La Russe, avec ce savoureux frisson de curiosité qui a conduit à leur perte pas mal de filles d’Eve, se hâta de lire les lignes tracées au crayon, d’une main moins habile à calligraphier qu’à forcer des serrures, et ne s’indigna qu’ensuite du procédé. Le billet était écrit en un affreux mélange de français et d’espagnol, mais le sens en parut suffisamment clair à une cosmopolite aussi avertie pour qu’elle s’aventurât de la sorte, sur le pont, à la recherche de…

Mais à la recherche de qui ?

Ne nous hâtons pas de la blâmer. Il faut dire à son excuse qu’elle s’indigna consciencieusement d’une pareille insolence ; qu’elle satisfit dans son for intérieur à toutes les conventions morales et religieuses ; qu’elle éprouva tour à tour les fortes réactions de la vertu et de la pudeur outragée ; que, si elle céda à l’invitation impertinente d’un galant, ce fut par pure curiosité et bien sûre que les choses n’iraient pas au delà d’une certaine limite, en tout bien tout honneur s’entend ; que les circonstances étaient exceptionnelles ; que l’on ne se trouve pas tous les jours à bord d’un navire comme le Cormoran ; et qu’enfin, on ne trouve pas à tous les carrefours des gaillards bien tournés, aventureux, au teint bronzé, à la gorge nue, des gaillards qui ont dans leur vie des légendes d’amour et de sang, dont le visage émacié s’auréole d’un foulard sombre, qui portent un cercle d’or mince au poignet et une navaja dans leur poche ; des gaillards dans le genre d’un certain matelot espagnol, habile à la guitare, aux dés et à la lame : Lopez, pour ne pas le nommer.

Il suffit d’ailleurs de prononcer son nom pour qu’il surgisse. Venu sans doute à pas de feutre, ou caché derrière un rouleau de cordages. Aux côtés de la Russe qui tressaille, le voici, long, souple, félin. C’est décidément un bel écumeur d’océans, le don Juan classique des ports, le chevalier des maisons closes où les matelots en bordée emplissent de piastres et de pistoles les bas à fleurs des courtisanes. De nobles dames ne sont pas insensibles à l’éclair noir de ses yeux et Marie Erikow, la première, en subit le brusque prestige. Le coquin sait son pouvoir et n’en abuse pas. Mais il sait aussi qu’en pareille occasion, parler importe peu et, puisque la belle est venue…

Que les amoureux fervents et les savants austères, arrivés ou non à la mûre saison, que les petits jeunes gens farcis d’idéalisme et soupirants effarouchés d’improbables Béatrices ; que les vieillards pleins de regret et les adultes pleins de désillusion prennent exemple sur ce gars souple et farouche. Le fruit est mûr ; il sait le cueillir : tout est là. Et le baiser que longuement il imprime sur les lèvres de l’imprudente, elle le savoure maintenant avec autant de délices — et peut-être même davantage — que s’il eût été précédé d’un volume de sonnets et d’un semestre de cour…

Et Helven ?

Helven souffrait d’une insomnie qui lui faisait arpenter le pont du vaisseau à l’heure où les amoureux prudents et soucieux d’éviter les désillusions demeurent sagement entre leurs draps. Quel malicieux démon lui fit entreprendre la traversée, peu périlleuse en apparence, du pont arrière au gaillard d’avant ? Ce qu’il découvrit sur son chemin lui en apprit long sur l’éternel féminin, si tant est qu’en cette matière on apprenne jamais quelque chose — quelque chose du moins que l’on ne soit pas décidé à oublier à la première occasion.

Toujours est-il que, prestement retourné dans sa cabine, il versa sur son oreiller quelques-unes de ces larmes que l’on verse encore avant trente ans.


Deux autres personnages se souciaient également fort peu de Morphée et de ses pavots. Décidément, bien des ombres hantaient, cette nuit-là, le Cormoran si calme en apparence. L’une d’elles glissait d’un pas fort léger, le pas d’une personne habituée aux courses nocturnes.

Une lampe électrique de poche joua d’un éclair furtif.

— Le sommeil vous fuit-il, Madame ?

— Oh ! Monsieur Van den Brooks…

— La nuit est fort douce, n’est-ce pas ?

— Oui… j’étais un peu souffrante… je voulais respirer…

— Vous sentez-vous mieux ?

— Fort bien, maintenant.

— Puis-je vous accompagner à votre cabine ?

Et l’ombre gigantesque accompagna l’ombre plus frêle tandis que la brise continuait à souffler, les étoiles à luire et l’océan à se plaindre.

Quant à l’autre noctambule… mais ceci est déjà d’un autre chapitre…

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