← Retour

Le Maître du Navire

16px
100%

CHAPITRE XIV
Le docteur termine son récit.

« Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire.

« Je te salue, vieil Océan… »

Lautréamont.

— Le journal s’arrête ici, dit Tramier en fermant le cahier de maroquin. Il y a un an, environ, je reçus la visite de Lia. C’était la première fois qu’elle sonnait à ma porte et j’avoue que je fus assez intrigué de sa démarche. Lia était, comme toujours, fort belle ; mais son visage, habituellement rosé, était d’une pâleur qui me frappa aussitôt. Ses traits tirés révélaient la fatigue et l’insomnie. La lassitude ajoutait à sa beauté un charme douloureux.

«  — Quoi, lui dis-je, seriez-vous souffrante ? Vous semblez un peu défaite. Rien de grave, je pense ?

«  — Il ne s’agit pas de moi, répondit-elle.

«  — De qui donc ? De Florent ?

«  — Oui, murmura-t-elle à voix basse. J’ai à vous parler confidentiellement.

« Je la fis passer dans mon cabinet dont je fermai soigneusement la double porte. Lia prit la parole :

«  — Florent est malade, très malade.

«  — Cette maladie l’a donc pris brusquement ?

«  — Non, fit-elle. Il y a longtemps qu’il est atteint.

«  — Je ne me suis jamais aperçu de rien. Pourtant, Florent est un ami de toujours : je l’ai suivi depuis l’enfance.

«  — Moi non plus, je ne savais pas. Maintenant, je sais et je n’espère pas.

«  — Incurable ?

«  — Probablement. Le mal dont il souffre, je doute que votre science puisse le maîtriser. Il réside où vous ne saurez l’atteindre.

— « Erreur, chère amie. Il n’y a point de maladie morale qui n’ait, pour ainsi dire, sa transcription physique. Je la saisirai. Nous le traiterons, nous le guérirons. Mais pour l’amour de Dieu, parlez, dites-moi tout.

«  — Voici :

« J’ai aimé, j’aime encore Florent, autant qu’une femme peut aimer. Pardonnez-moi, mon ami, d’entrer dans des détails aussi intimes. Mais ils sont nécessaires. Je ne suis pas laide ; je suis jeune ; le sort de Florent semble enviable à bien des hommes. Et pourtant, depuis le jour où je suis devenue sa femme, son amour n’a cessé de décroître. Est-ce là un de ces résultats terribles et imprévus des unions auxquelles la passion a présidé ? Je ne sais. Florent m’a passionnément aimée, j’en suis sûre, tant que je ne lui ai pas appartenu. Mes caresses ont détruit cet amour. Je l’ai compris, bien qu’il s’efforçât de dissimuler et qu’il feignît de me payer de retour. Mais est-ce qu’une femme amoureuse peut se tromper ? Et n’est-ce pas une chose affreuse que de détruire de ses propres mains la chose du monde que l’on voudrait conserver entre toutes ? Mon amour a tué le sien.

«  — Vous vous trompez certainement. Florent vous aime, il n’y a point de doute. Combien de fois m’a-t-il parlé…

«  — Laissez-moi continuer, fit-elle avec un geste de la main, comme pour écarter ces objections importunes.

« L’homme, dit-on, a toujours besoin de conquérir ; son désir s’épuise, s’il ne lutte pas. J’ai cru un instant que Florent subissait cette loi. J’ai usé de coquetterie ; j’ai voulu le contraindre à se défendre. Vains artifices. L’indifférence seule m’a répondu. Bien pis encore : il a paru sourire à l’idée que je pouvais être heureuse en dehors de lui, comme s’il en concevait quelque allègement.

« Enfin, il m’a fuie. Je n’ose dire qu’il m’a méprisée, car j’ai parfois surpris tant de tendresse dans son regard que je n’ai pu le croire absolument perdu.

« Mais quel funeste secret nourrissait-il ? Quel remords ?

« Je songeais alors que, dans une minute d’égarement, il m’avait peut-être trompée, et que m’approcher lui semblait depuis une profanation. Cette pensée m’était fort douloureuse. Mais elle n’était pas inconciliable avec le caractère de Florent, dont la délicatesse, en matière de sentiment, a toujours été extrême. Je résolus d’avoir le mot de l’énigme.

« Aussi habilement que possible, je mis la conversation sur le terrain de la fidélité masculine. Je proclamai ma générosité, le peu d’importance que j’attachais à un oubli véniel. L’amour et la sincérité ne lavent-ils pas toutes les fautes ? S’il m’avait alors fait un aveu, j’en aurais certainement éprouvé quelque dépit, malgré mes protestations. Mais combien j’eusse été heureuse de le voir délivré de son fardeau et prêt à se laisser reconquérir !

« Hélas ! aucun aveu ne sortit de sa bouche.

« Un fait brutal, terrifiant, se produisit.

« Depuis quelques temps déjà, Florent ne partageait plus ma chambre. Il dormait dans une pièce voisine de la mienne et séparée seulement par une cloison. Une nuit, je m’éveillai brusquement, en proie à une de ces inexplicables angoisses qui parfois vous arrachent au sommeil. Une main serrait ma gorge. J’ouvris les yeux ; l’aube filtrait à travers les rideaux, emplissant la chambre d’une pénombre blême.

«  — On a marché dans le jardin.

« J’écoutais avec cette attention atroce que donne la peur. Aucun bruit ne m’échappait, ni le craquement menu des boiseries anciennes, ni les battements sourds de mon cœur.

« Distinctement, le bruit d’un pas sur le sable parvint à mon oreille.

«  — On a marché. On vient…

« Je bondis à la fenêtre, mais les volets étaient clos et je n’osai les ouvrir.

« Une peur folle me paralysait. Pourquoi ? Ce pouvait être le chien, un domestique. N’importe. J’essayai d’appeler « Florent ! Florent ! » à travers la cloison, mais ma voix s’arrêtait dans ma gorge.

« Alors, j’ouvris la porte et la chambre était vide.

« Un instant, je demeurai, muette d’effroi, sur le seuil. La tension terrible de mon esprit et de mes sens ne diminuait pas. J’écoutai. On montait maintenant l’escalier. Des pas feutrés, lents et précis, les pas de quelqu’un qui ne veut pas être entendu, des pas de voleurs.

« Automatiquement, posant le pied avec précaution, j’avançai dans la pièce. Le jour blanchissait le lit désert. On n’y avait pas couché.

« On marche maintenant sur le palier. La poignée de la porte bouge imperceptiblement, tourne, tourne, sans un bruit. Il y a quelqu’un là derrière. J’étouffe. Je voudrais crier. Je ne puis.

« La porte s’entre-bâille. Un chapeau sombre se glisse en avant. Puis, une main, un corps.

« Je hurle : — Qui est là ? Au secours.

« L’homme surpris s’arrête. Je distingue une silhouette inconnue, un feutre rabattu sur les yeux, un manteau grisâtre fondu dans la pénombre. Ces images traversent mon esprit tandis que l’épouvante glace mes membres.

« L’homme a relevé la tête.

« C’est lui.

« C’est mon amour, dans ces vêtements sordides, suant la honte, qui rentre à pas de loup, comme un voleur, comme un assassin.

« J’ai caché ma tête dans mes mains, et je m’effondre sur un siège, attendant.

« Avec des gestes hésitants, des gestes de malade ou d’homme ivre, il a dépouillé son manteau. Puis, il est resté quelques instants, debout dans l’aube livide, me regardant. Lentement, il est venu à moi, il s’est agenouillé et, le front posé sur le bras du fauteuil, il a parlé.

« Je ne puis tout vous répéter, mon ami.

« Mais, tandis qu’il parlait, mon âme se fendait de douleur et j’ai pleuré sur lui, pleuré sur nous.

« Il m’a dit :

«  — Ne me touche pas. Tu n’aurais jamais dû me toucher. Je ne suis pas digne que ta main m’effleure. Ne me touche pas. Cela me ferait mal. Cela te ferait horreur, ensuite…

« Ne me demande pas d’où je viens. Pense que je viens des profondeurs de la mort.

« Je ne suis pas fait pour notre bonheur. Je ne suis pas fait pour ta pureté. Pardonne-moi. C’est une force en moi qui me guide. Je ne puis lui résister. Je vais comme un aveugle.

« Pourquoi es-tu devenue ma femme ? Pourquoi ai-je commis ce crime de t’associer à ma vie ? Et pourtant, je t’ai adorée, comme un esprit. Mais, il ne fallait pas qu’il y eût l’amour entre nous. Parce que l’amour n’est que souffrance et délectation de sa souillure.

« Pardonne-moi. Tu es belle. Tu es pure : tu étais faite pour donner la joie. Et tu ne me l’as point donnée, parce que je ne suis point créé pour la joie, parce que mon âme est altérée d’amertume.

« Tu m’attendais avec ton corps éclatant comme la neige et comme les lys, avec tes caresses réservées à moi seul, tu m’attendais dans le secret de notre lit et de nos parfums.

« Je t’ai préféré des corps souillés par tous les mâles, des lèvres flétries, des visages émaciés par le vice et la misère.

« Écoute. Écoute, malgré tout. Mes paroles sont infâmes, mais il faut que tu les connaisses. Car je porte sur moi toute la misère et tout le vice de l’homme. Et c’est ma seule excuse.

« J’aurais voulu t’élever en esprit un autel ; mais nous n’aurions pas dû communier dans le plaisir, car le plaisir sépare ceux que l’esprit a unis.

« Je suis resté insensible à ta beauté, à ton amour, parce que notre domaine commun n’était pas là.

« Et le domaine de la volupté, je ne le partage qu’avec les prostituées, qu’avec les filles du ruisseau, qu’avec les plus basses et les plus viles, celles qu’on a pour une obole, pour un morceau de pain.

« Car je n’aime qu’un plaisir mêlé de larmes, qu’une volupté amère, qu’un fruit plein de cendres ; et mes lèvres s’attardent volontiers sur les bouches qui insultent.

« Pardonne-moi. Il n’y a pas de ma faute. A la chute du jour, une force obscure me prend par les épaules et me chasse devant elle par les rues, sur les places publiques, vers celles qui étanchent ma soif d’abjection.

« Pardonne-moi. Je me suis éloigné de toi parce que ta main est pure et qu’elle ne doit pas me toucher.

« Quand la force m’abandonne, je ne me reconnais plus et je passe ma main sur mon front. Mais je sais bien que je ne puis lui échapper et qu’elle me guette et qu’elle m’entraînera jusqu’à la mort. »


« Je ne saurais vous rendre, mon ami, le ton de ces paroles, que je vous répète d’ailleurs bien imparfaitement. Florent parlait d’une voix sourde et dont la monotonie était tragique. Il était immobile, appuyé sur le bois du fauteuil qui lui meurtrissait le front, mais il ne s’apercevait de rien, et pas un instant il ne leva la tête. C’était une sorte de gémissement qui montait de sa poitrine ou de la terre ou de la nuit, et qui emplissait mes oreilles, mon cœur, mon être tout entier. Que pouvais-je faire ? Pleurer seulement.

« Puis, maternellement, je l’ai pris par la main, je l’ai forcé à s’étendre. Il avait des mouvements spasmodiques et les muscles raides comme un somnambule.

«  — Reposez-vous, ami, vous êtes malade. Mais je vous guérirai. Nous vous guérirons.

« A le contempler ainsi misérable, une épouvante m’envahissait et il me semblait qu’un être mystérieux possédait, torturait, dégradait ce corps que j’avais tant aimé, ce visage où tant de flamme avait lui.

« Et, sans doute, il en est ainsi. C’est pourquoi ma pitié et mon amour l’ont emporté sur l’horreur causée par ces aveux. Florent n’est pas responsable.

« Florent est en proie à une terrible folie. Mais est-ce que certaines folies ne se guérissent pas, docteur ?

«  — Certainement, si, chère amie. Il y a dans nos cliniques de nombreux cas de guérison. Le cas de Florent n’est pas absolument nouveau…

«  — Alors vous guérirez Florent ? Vous me le rendrez ?

«  — Je vous le rendrai, sain, normal, heureux.

«  — Je ne l’oublierai jamais, mon vieil ami.

« Je l’accompagnai jusqu’à sa voiture. Elle se pencha à la portière, agitant sa main gantée de sombre. Je me souviens. C’était l’automne. L’avenue se perdait dans la brume violette du soir.


« Je résolus de le guérir. Florent entra à ma clinique. Hydrothérapie, bromure, hygiène, repos, j’ai tout employé. Pendant six mois, il ne présenta aucun trouble. Alors, je le renvoyai chez lui. En me quittant, il me déclara :

«  — J’espère être guéri. Si par hasard cela me reprenait, je me tuerais.

« Quelque temps passa.

« Et j’appris qu’il s’était donné la mort.

« Voici ce qui s’était passé, je l’ai su de la bouche de Lia.

« La vie du ménage avait repris sous les meilleurs auspices. Florent était affectueux et calme. Il travaillait. Un soir, comme il s’était retiré dans sa chambre, Lia, en se déshabillant, entendit le bruit d’une porte qui s’ouvre. Un pressentiment l’envahit. Florent s’échappait de nouveau.

« Elle se dressa devant lui sur le seuil. Elle le prit aux épaules, suppliant :

«  — Tu ne sortiras pas. Reste. Je t’en prie. Il ne faut pas, Florent. Il ne faut pas.

« Mais lui, sombre, les yeux fixes :

«  — Laisse-moi.

«  — Tu me tueras plutôt.

« Alors, il lui serra la gorge de ses doigts crispés et la bouche sur sa bouche, siffla :

«  — Laisse-moi ou je t’étrangle.

« Puis il la rejeta à demi morte sur le parquet de la chambre et disparut dans la nuit. »


Le docteur Tramier cessa de parler.

Le silence régna un moment sur le pont du navire. Les cinq ombres restaient muettes : on eût dit qu’une angoisse descendait sur elles des profondeurs nocturnes du monde, voilait jusqu’à la phosphorescente splendeur du Pacifique.

Pourtant, une voix s’éleva enfin.

C’était celle de Marie Erikow.

— Est-il possible que les hommes aiment le mal, la misère et la douleur ?

— Non, répondit Tramier, les fous, seulement. Et mon pauvre ami était fou, incurablement fou.

— Que de folies diverses il y a sous la calotte des cieux, murmura Helven, qui sortit un instant de sa réserve accoutumée. Et qui les distinguera ? Qui fera la part de la santé et de la maladie, de la folie et de la raison ? Où commencent l’une et l’autre ? Leurs frontières sont invisibles.

Leminhac éclata et de sa voix sonore lança aux échos de l’infini :

— Quelle que soit votre subtilité, Monsieur Helven, vous ne saurez nier que la lumière de la raison balaie ce ténébreux mélange de sensualité et de mysticisme. Si Florent avait eu un atome de bon sens et s’il avait pris trois grains d’ellébore, il serait resté en paix avec sa femme et n’aurait point eu d’aussi mauvaises fréquentations.

— Je ne sais pas, dit Helven, ce que vous appelez le bon sens. Est-ce le sens commun ?

— Parfaitement.

— Dans ce cas, vous me permettrez de le récuser. Il arrive assez souvent que le sens commun tourne à ce que vous appelez la folie. L’histoire en est pleine d’exemples. Des millions d’hommes commettent ensemble des actes qui, d’après votre bon sens, sont absurdes. Quelle raison les jugera ? Un souffle que vous dites insensé, et que je dis mystérieux passe sur le monde. Sagesse et folie sont des mots. Qu’est-ce que les guerres, sinon des épidémies mystiques ? Qu’est-ce que les religions et leur fanatisme ? Des millions de croyants se précipitent sous les roues meurtrières du char de Jaggernaut. Les hommes brûlent, égorgent, écartèlent pour une proposition de foi. Des processions de flagellants ont traversé l’Italie, portant leurs cilices, leurs disciplines et leurs fouets sanglants. Où est-il, le sens commun ? Comment jugerez-vous les actes et les grands mouvements des foules, pareils aux courants de l’Océan ?

Flegmatique, Van den Brooks, qui avait écouté jusque-là sans mot dire, éleva la voix :

— Les imbéciles seuls soumettent tout à l’estimation du bon sens, articula-t-il impitoyablement. Le bon sens est une courte lorgnette. Vous avez bien raison, Helven. Où commence la folie ?

« Vous demandez, Madame, — et il se tourna vers Marie Erikow qui allumait en cet instant une cigarette russe — vous demandez s’il est possible que les hommes aiment le mal, la misère et la douleur, je vous répondrai : Oui. Bien plus, je dirai que ce sont là les choses qu’ils préfèrent. »

Helven tourna curieusement la tête vers le marchand de cotonnades, car le son de sa voix, où vibrait un insolite accent de passion, l’intriguait. Était-ce le reflet de la pipe ? Il lui sembla que les lunettes vertes brillaient étrangement. Les autres écoutaient. Les paroles de Van den Brooks portaient, ce soir, plus loin que de coutume.

— Que fait l’enfant ? Il prend un moineau et il l’aveugle. Ensuite, il le caresse, il le pose tout chaud dans sa petite main, baise les paupières crevées et l’appelle « mon mignon, mon petit oiseau chéri ». Tout l’homme est là, et la femme.

« La souffrance nous attire obscurément. Cet attrait est plus fort que celui du bonheur et de la joie.

« On aime à voir les bêtes dans les ménageries, les lions couverts de plaies, les tigres aux yeux chassieux, les buffles dont les orbites sont incrustés de petites mouches malignes. On regarde longuement les prisonniers. Je me souviens de convois en Sibérie. Le bruit des chaînes chatouille agréablement l’oreille de l’homme sensible. Il s’apitoie et il croit qu’il est bon. Sa vanité est flattée. Puis, au fond de lui-même, il jouit davantage de sa liberté, devant la servitude des autres. La souffrance est un piment fort savoureux. On en goûte d’abord du bout des lèvres, comme le bourgeois qui regarde passer les prisonniers. Peu à peu, on s’affine, on se perfectionne, on va loin…


Helven aurait juré que Van den Brooks passait doucement sa langue sur ses lèvres.


— Pour donner de la volupté à Florent, il faut toute la misère humaine. Il lui faut ces filles qui livrent leur corps au premier venu, pour une bouchée de pain, qui subissent les contacts les plus ignobles, dont l’incessante besogne est de s’étendre sur le dos, du matin au soir et du soir au matin, parquées dans des quartiers spéciaux, dans des maisons closes, gavées de stupre et d’alcool, devenues plus lourdes et plus apathiques que des bêtes de somme ou gorgées de haine et d’un fiel longtemps accumulé. Quel raffinement, que d’aller demander l’amour à ces machines à plaisir, de les obliger à un sursaut humain et de les laisser retomber ensuite dans leur misère ou leur indifférence plus affreuse encore. Le joli jeu, vraiment. Votre malade était un délicat, docteur.

— A vrai dire, dit Tramier, je n’ai jamais considéré la chose sous ce jour.

— Toute la misère humaine, oui. Le résultat quintessencié de cette civilisation de maîtres brutaux et d’esclaves grossiers, le voilà pour quelques artistes, jouir de la souffrance, chercher la volupté dans la douleur. Et regardez-les avec leur bouche bégayante de pitié et leurs yeux étincelants de désir. Regardons-nous aussi et demandons-nous si nous ne leur ressemblons pas.

— Ne jouissons-nous pas quelquefois de notre propre douleur ? dit Helven.

— Oh ! combien de fois ! s’exclama Marie Erikow — et le geste de son bras traça dans l’ombre une ligne blanche au bout de laquelle luisait une cigarette, comme une pierre précieuse. — Combien de fois ! Quand j’étais petite fille, il m’arrivait de me réveiller la nuit et de mettre mes pieds nus sur le carreau glacé, jusqu’à ce que le froid me mordît comme une brûlure. Je me recouchais et j’avais plaisir d’avoir eu mal. Pourquoi ?

— Inconsciemment d’abord, reprit Van den Brooks, consciemment ensuite, on tire volupté de la souffrance d’autrui. Voyez l’amour lui-même, comme il se confond avec la douleur. Deux amants font de leurs baisers des morsures cruelles, jamais assez cruelles à leur gré. Le sang jaillit quelquefois sous leurs lèvres et ils le boivent avec délices.

— Amours de sauvage, murmura Leminhac assez bas, parce qu’il craignait de déplaire à Marie Erikow dont l’exclamation l’avait surpris.

Mais Van den Brooks insista cruellement, les lunettes vertes tournées vers l’avocat, qui se sentait fort mal à l’aise.

— Amours de sauvages, que non pas. Vous ne connaissez pas les sauvages, maître Leminhac. Je vous en ferai connaître, s’il vous plaît. Ce sont des animaux bien plus doux que nos civilisés. Le culte et la passion de la douleur ne viennent que tard. Il faut un dosage compliqué de toutes sortes d’ingrédients. La religion, l’intelligence, la culture, tout cela aiguise notre instinct de délectation cruelle.

« Se mortifier, n’est-ce pas le suprême délice des ascètes ? Est-ce autre chose que cet instinct cruel tourné contre nous-mêmes ? Comme il est bon de se faire mal, n’est-ce pas, Madame Erikow ? Vous êtes Russe, vous comprenez cela mieux que les Français, quoique parmi eux il y ait eu quelques bons maîtres de la torture psychologique.

— C’est vrai, dit Marie Erikow, il y a là une ivresse que mes frères slaves recherchent volontiers.

— L’homme aime à faire souffrir et il aime ce qui le fait souffrir. Le chien aussi aime le maître qui le bat. D’un bout à l’autre de l’univers, c’est un continuel échange. Nous nous baignons dans la douleur.


Van den Brooks articula ces derniers mots d’une voix plus sourde. Il y avait dans son accent une violence contenue qui frappa les passagers. Tramier lui-même, qui sommeillait dans son rocking-chair, tressaillit. Un léger malaise s’empara du groupe. Mme Erikow donna, contrairement à son habitude, le signal du départ, et se sauva sans prendre le bras d’Helven. Celui-ci serra la main de Van den Brooks et, comme il s’éloignait, il entendit le marchand de cotonnades qui, les yeux tournés vers les constellations éparses, murmurait :

— Dieu n’est que le plus artiste des bourreaux.

Chargement de la publicité...