Le Maître du Navire
CHAPITRE IX
Où Van den Brooks parle belles-lettres.
Histoire des jeunes gens de Mindanao.
Ce matin-là, Helven releva le point, aux côtés du capitaine Halifax et constata que l’on avait encore dévié d’une trentaine de milles vers le nord-nord-ouest. C’était donc dans une direction inconnue que l’on marchait.
— Quelle route suivez-vous, capitaine ? demanda-t-il avec indifférence.
Halifax fixa sur lui son œil unique.
— Tiens, dit-il, vous vous intéressez à la route ?
— Oui, répondit l’Anglais. J’ai pas mal navigué à la voile dans ma jeunesse et je sais relever la situation d’un navire, suivant les astres et les profondeurs.
Il se repentit aussitôt de cet aveu imprudent.
— Voilà qui plairait à M. Van den Brooks, fit Halifax avec sa face morne où les lèvres bougeaient à peine.
La haute stature du marchand de cotonnades apparaissait sur le pont.
— Jeune homme, continua le borgne — et l’on ne pouvait de loin distinguer qu’il parlait — jeune homme, la modestie est la vertu d’un vrai marin. Soyez modeste, soyez modeste, et gardez bien pour vous toute votre science nautique, comme il convient à un peintre.
Helven, surpris, regardait le marin qui se penchait maintenant sur la carte.
— Allo, fit Van den Brooks, quelle vitesse ?
— Seize nœuds, répondit le capitaine.
— C’est bien.
Helven appuya :
— C’est même fort bien pour un yacht.
— Oh ! dit Van den Brooks, le Cormoran n’est pas un bateau d’amateur.
— Je m’en doutais, faillit répondre l’Anglais.
Mais il se mordit les lèvres à temps.
Van den Brooks prit le jeune peintre par le bras et commença avec lui cette promenade à travers le navire qui était le rite sacro-saint de la journée et en marquait invariablement le début. Il voyait tout d’un œil rapide et infaillible.
Dans l’entrepont, étendu sur son hamac, qu’il n’avait pas encore roulé, Lopez fumait. Sa belle tête brune se balançait, et il laissait pendre un poignet cerclé d’un mince bracelet d’or.
— Debout, dit Van den Brooks. Ce n’est pas l’heure de la sieste.
L’homme se leva et il s’éloigna sans une excuse. Il y avait dans ses traits une extraordinaire expression de mélancolie.
— Quel étrange matelot ! dit Helven.
— Oui, c’est un de ces gaillards qui font des poètes, des moines, des assassins et parfois aussi des ruffians. Ils sont capables de tuer pour un désir ou pour une vengeance ; ils sont aussi capables de mourir pour quelqu’un, à l’occasion. Lopez allait au bagne. Je l’ai pris avec moi. Il ne l’oubliera pas. Mais il est indolent, orgueilleux et grave…
Van den Brooks ajouta :
— Il y a un malheur. Il chante trop bien. Il finira mal.
— Je ne comprends pas, dit Helven.
— No matter, boy, répondit le marchand.
Ils surprirent Marie Erikow en train de faire mousser ses cheveux devant une glace.
— Voulez-vous, demanda Van den Brooks, m’accompagner jusqu’à la serre. Je vous y fleurirai. Les fleurs d’hier doivent être fanées…
La Russe sourit.
— Allons. Vous êtes l’hôte le plus exquis.
— Moi, dit Helven, j’ai envie de faire le portrait de Lopez…
— Quelle idée ! exclama Marie. Il n’est pas beau. Il est noir et sec comme un cigare.
Dans la petite serre vitrée où le botaniste chinois élevait des orchidées noires ou pourpres, veinées d’orange ou de bleu, des fleurs qui saignaient comme des plaies, bâillaient comme des bouches ou des vulves et dressaient des pistils énormes et veloutés, le marchand choisit deux des plus beaux monstres et les tendit à la Russe.
— En voulez-vous une troisième ? demanda-t-il galamment.
Marie, un peu surprise, chercha à surprendre un regard derrière les lunettes vertes. Mais elle n’y parvint pas.
— Voulez-vous, dit Van den Brooks, me permettre de vous montrer ma bibliothèque ?
Et ils pénétrèrent dans une pièce arrondie, de petite dimension, mais ornée de livres dont les reliures brûlaient de flammes douces, dans la pénombre, parmi les armes, lances, boucliers, kriss, coupe-têtes, des vases de Chine en émail bleu et des instruments de musique aux formes surprenantes. Dans un angle, un énorme Bouddah trônait, et les spirales azurées des bâtons de santal qui brasillaient dans les brûle-parfums, enveloppaient d’un épais nuage le rayonnement cuivré de la statue. A ses pieds, était accroupie une autre statue, d’ivoire bruni sans doute, et qui représentait un jeune Hindou presque nu et la tête ceinte d’un turban.
Mais, à la grande surprise de la Russe, la statue d’ivoire se dressa devant eux, pour se prosterner ensuite à la mode orientale. Van den Brooks parut ne point s’apercevoir de sa présence et l’homme — car ce n’était point un simulacre — demeura courbé sur le tapis.
— Mes livres, dit Van den Brooks, en montrant les rayons de bois de rose revêtus de plaques en cristal. J’ai quelques éditions rares.
Il tendit à Marie un livre dont la reliure semblait faite d’une peau de serpent, veinée de jaune et de noir.
— Lautréamont, dit-il, les Chants de Maldoror, mon livre de chevet.
— Je ne connais pas, fit la Russe éberluée.
— C’est un classique, prononça le marchand de cotonnades.
Et montrant un autre ouvrage :
— Les Éloges de Saint-Léger Léger ; le seul poète exotique de la France. Que de fois je me répète les versets où vit pour moi une enfance :
« Ma bonne était métisse et sentait le ricin ; toujours j’ai vu qu’il y avait les perles d’une sueur brillante sur son front, à l’entour de ses yeux et — si tiède — sa bouche avait le goût des pommes roses, dans la rivière avant midi.
« … Mais de l’aïeule jaunissante et qui si bien savait soigner les piqûres des « pieds-gris », je dirai qu’on est belle quand on a des bas blancs et que s’en vient par la persienne la sage fleur de feu vers vos longues paupières d’ivoire.
« … Et je n’ai pas connu toutes leurs voix et je n’ai pas connu toutes les femmes, tous les hommes qui servaient dans la haute demeure de bois ; mais pour longtemps encore j’ai mémoire des faces insonores, couleur de papaye et d’ennui et qui s’arrêtaient derrière nos chaises comme des astres morts. »
Van den Brooks lisait d’une voix un peu sourde et les images du poète rajeunissaient sans doute un monde qu’il avait connu ou rêvé, car les lunettes brillaient d’un éclat inaccoutumé.
— Vous lisez beaucoup ? demanda Marie.
— Je lisais, dit Van den Brooks. Aujourd’hui… Vous voyez : ma bibliothèque du yacht est fort réduite et ne comprend que les ouvrages indispensables à mon esprit, comme l’opium ou la morphine pour les toxicomanes : peu de livres, Lautréamont et Saint-Léger Léger, pour les modernes ; le « Songe de Polyphile » pour la Renaissance ; Martial et Claudien pour l’antiquité, etc.
— Comme vous êtes érudit ! dit la Russe. Je ne connais aucun de ces noms.
— Et puis, reprit le marchand, voici le Livre.
Sur un petit pupitre de chêne était posée la Bible, sombrement reliée.
— Le Livre des Livres, prononça-t-il d’une voix vibrante, le Livre du Seigneur Tout-Puissant, le Livre de la Colère, le Livre de la Foudre et des Sept Plaies, le Livre de la Vengeance, le Livre d’Elohim, le Livre du Désert et de la Mer Desséchée, le Livre des Étoiles pâlissantes et de la Bête, le Livre de l’Injuste…
Il sembla un instant enivré de ses propres paroles et Marie eut peine à réprimer un frisson.
— Il a l’air d’un fou, pensa-t-elle.
L’Hindou agenouillé n’avait fait aucun mouvement.
En passant devant lui, Marie demanda :
— Un de vos serviteurs ?
— Mon serviteur, dit Van den Brooks. Le seul. C’est un fils de rajah.
— Oh ! fit la Russe avec une admiration ironique, il vous faut des fils de souverain pour esclaves.
— Pour esclaves, vous l’avez dit. J’ai droit de vie et de mort sur celui-ci. Et il m’aime.
Il ajouta :
— L’homme a besoin d’adorer et la mort lui est douce, s’il meurt pour quelqu’un ou pour quelque chose, fût-ce pour un mensonge.
— Mais comment, demanda Marie, ce fils de rajah est-il entré à votre service ?
— Asseyez-vous, dit le maître du navire, et prenez une cigarette turque. C’est un accessoire indispensable à un récit non dépourvu d’exotisme :
« Je n’étais point alors dans les cotonnades, mais je faisais le commerce de l’ambre gris entre Sumatra et le continent Indien, ce qui, entre nous, était d’un fameux rapport. Je ne possédais pas encore le Cormoran, mais un simple « sloop », un fort bon bâtiment d’ailleurs et susceptible de naviguer au plus près, car nous longions souvent le littoral. Un jour que nous avions mouillé, à l’abri d’une petite crique, dans les parages de l’île de Mindanao, nous aperçûmes un canot guidé par des rameurs nègres. Au centre de l’embarcation, construite à la mode des indigènes, je distinguai, à la lorgnette, deux jeunes gens, un garçon d’une quinzaine d’années et une fille un peu plus jeune. Tous deux semblaient appartenir à quelque riche famille hindoue, si l’on en pouvait juger par leurs vêtements, leurs coiffures et les joyaux dont ils étaient parés. Tous deux étaient d’une remarquable beauté.
« Je résolus de m’attacher ces enfants. Comme le canot se rapprochait, mes hommes firent des signaux et bientôt, je pus faire monter à mon bord — où je leur offris des présents — les propres enfants du rajah de Mindanao. Une collation fort propre leur fut servie et je les divertis en leur montrant mes armes, mes cartes et quelques coquillages des îles Galapagos. Pendant ce temps, le sloop levait l’ancre, profitant d’une bonne brise du sud-ouest. Les rameurs nègres restés dans le canot et qui, patiemment, attendaient le retour des petits souverains, poussèrent bien quelques cris. Mais une volée de mousqueterie leur rendit la raison et ils s’enfuirent à grands coups de rames, tandis que nous voguions glorieusement vers de lointains rivages.
« J’avais tout d’abord songé à exiger du rajah une rançon honorable en échange de sa progéniture. Mais, chose étrange, les enfants ne manifestèrent pas une grande douleur de se voir ravis à leur famille. Ils me témoignèrent très vite une affection que je leur rendis et je décidai de les garder à mon bord. Tous deux étaient fort empressés autour de moi et ils charmèrent mes longues heures solitaires sur l’Océan. Leur visage, leurs jeux, leurs manières tendres et affectueuses me ravissaient.
« Le frère et la sœur paraissaient se chérir très profondément. Toutefois, je ne fus pas sans remarquer, au bout de quelque temps, que l’humeur de Jeolly — c’était le nom du jeune homme — s’assombrissait ; un chagrin secret le rongeait et je n’en pouvais, malgré tous mes efforts, démêler la raison.
« L’attitude de Jeolly vis-à-vis de sa charmante sœur, dont le badinage m’enchantait, était des plus bizarres. Tour à tour tendre ou brutal, violent ou caressant, il rudoyait la pauvrette : son irritabilité était extrême et ses repentirs non moins ardents. Je restai longtemps sans soupçonner l’origine de cette humeur. Mais un jour, je devinai que Jeolly était jaloux.
« Le jeune prince était dévoré de cette passion terrible qui peut conduire au meurtre ou au suicide l’être le plus doux et le plus aimant : Jeolly était jaloux de moi. Par quel mystère ce garçon s’était-il pris pour moi d’un tel attachement ? C’est ce que je ne saurais vous expliquer. Les caresses, les petits présents que je prodiguais à sa sœur semblaient le torturer et, pourtant, il en recevait sa part, en toute justice. Car, à vrai dire, je n’avais pas de préférences. Mais il lui suffisait que la fillette ne me fût pas indifférente, pour que sa malheureuse passion le déchirât aussitôt.
« Un soir, je trouvai le frère et la sœur enlacés et sanglotant. Jeolly berçait l’enfant, qui se plaignait de violentes douleurs et des larmes ruisselaient de ses yeux. Il la pressait sur son cœur et la nommait des noms les plus doux. L’angoisse crispait ses traits.
« — Qu’est-ce ? lui dis-je, inquiet.
« Il ne me répondit pas et me montra le corps de la fillette agité de soubresauts.
« J’ignorais quel pouvait être son mal et nous n’avions pas de médecin à bord. Elle se plaignait de douleurs au ventre et se tordait les mains, le visage déjà décomposé.
« Quant à Jeolly, il couvrait sa sœur de baisers, avec des transports d’une ardeur telle que j’en demeurai étonné. En même temps, il semblait en proie à la désolation la plus cruelle.
« Une idée fulgurante traversa mon esprit.
« Je courus à une armoire où je conservais un bocal d’arsenic qui me servait à empailler les oiseaux de mer. L’armoire avait été ouverte.
« Quand je revins, il me suffit de regarder Jeolly pour que celui-ci tombât à mes pieds, anéanti.
« La pauvrette mourut dans la nuit, et son petit corps frêle, que nous liâmes dans un sac avec les bijoux qu’elle portait, descendit lentement dans les profondeurs nocturnes de la mer.
« Je n’ai jamais rien dit à Jeolly, mais le coquin m’est reconnaissant de ne point l’avoir pendu à la vergue de cacatois. »
L’Hindou demeurait impassible, sous l’or ruisselant des lampes divines, dans la fumée des cassolettes, et pareil à un gardien des Tombeaux.
— Allons prendre l’air, dit Van den Brooks. La mer est belle ; le Cormoran file seize nœuds. Il fait bon vivre, Madame.