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Le Maître du Navire

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CHAPITRE V
Où Van den Brooks parle en maître.

« Cosi parla e le guardie indi dispone. »

Le Tasse.

A midi, le capitaine Halifax, surnommé par l’équipage Halifax-le-Borgne, faisait le point. Van den Brooks assistait généralement à l’opération et, ce jour-là, il avait Helven avec lui. Le peintre éprouvait à l’égard du marchand de cotonnades des sentiments si confus et, en apparence, si contraires, qu’il ne pouvait s’empêcher de rechercher sa compagnie, dans la mesure où la réserve coutumière de Van den Brooks le permettait ; en même temps, il ne pouvait se trouver avec lui sans un certain malaise. Tour à tour, le bizarre personnage l’attirait et le repoussait ; il ne restait pas insensible au charme de cet esprit qui joignait l’audace à la vigueur, et la poésie à l’humour, il ne résistait pas à l’accent mordant ou passionné de cette voix. Le maître du Cormoran exerçait sur Helven, comme sur tout son entourage, une fascination faite à la fois de crainte et de séduction. Helven la ressentait plus que tout autre, parce qu’il était d’une sensibilité plus aiguisée que Tramier et Leminhac, mais il luttait contre elle, redoutant d’apercevoir un jour le dessous tragique de ce masque. Si, lorsque Van den Brooks parlait, Helven comme Marie Erikow s’abandonnait à son charme, il arrivait au jeune homme de sursauter en surprenant dans la voix du marchand je ne sais quelle inflexion trouble et quelle rauque cruauté. Il se reprenait alors et, méfiant, surveillait l’hôte dont le regard demeurait impénétrable.

Donc, Halifax-le-Borgne faisait le point et Helven qui, nous l’avons dit, avait quelque pratique de la navigation, ne releva pas sans inquiétude la situation du navire. Il crut s’apercevoir que l’on ne suivait pas la route commerciale habituelle de Callao à Sydney, mais que l’on avait dévié d’un degré environ vers le Nord-Nord-Ouest. Ainsi, depuis trois jours que l’on avait quitté la côte, le navire s’était éloigné de près de soixante milles marins du trajet ordinaire des paquebots, ce qui représentait un écart assez considérable.

— Où nous conduit-on ? songeait Helven.

Il est assez déplaisant de se trouver à bord d’un navire, commandé par un personnage dans le genre de Van den Brooks, monté par un équipage aussi singulier que celui de Halifax-le-Borgne, matelots qui sous leur harnais semblaient proprement l’écume des ports et parmi lesquels surgissaient les deux singulières figures de Tommy Hogshead le colosse et de Lopez au bandeau noir ; il est assez déplaisant, dis-je, de se trouver en pareille compagnie, à bord d’un navire, aussi luxueux soit-il, si ce navire prend tout à coup, et sans que nous soyons maîtres de donner un coup de barre, une direction imprévue et mystérieuse.

— Cela est bien curieux, réfléchit le peintre. Nous nous éloignons de plus en plus de notre destination. A cette allure, dans trois jours, nous piquerons en plein sur les Malouines.

Toutefois, il n’osa pas formuler ses observations et, prudemment, se tint coi. Van den Brooks lisait la carte marine, promenant sa barbe étincelante sur les spirales vertes des profondeurs.

Dans le salon, Helven retrouva Marie Erikow, Tramier et Leminhac.

— Quelle solitude, disait la Russe. Combien de temps encore resterons-nous sans nouvelles ?

— Bah ! répondit l’avocat, quel besoin avons-nous de nouvelles ? Ne sommes-nous pas parfaitement heureux ? — Pour ma part, ajouta-t-il, avec un regard languissant à l’adresse de sa voisine, je ne souhaite rien de plus.

— Moi, dit le professeur, j’aimerais à savoir si ce vieux ramolli de Rouquignol a fait sa communication à l’Académie sur la dissociation des cellules nerveuses chez les Radiolaires ; il a dû dire un tas de sottises à l’allemande.

— Et moi, dit Helven, je voudrais bien savoir par quel chemin nous allons à Sydney ?

Et il fit part de ses constatations.

— Êtes-vous bien sûr, demanda Leminhac, de ne pas vous tromper ?

— Sûr, dit Helven.

L’avocat parut incrédule.

— Pourquoi Van den Brooks nous ferait-il dévier de notre route, puisque lui-même se rend à Sydney ? demanda le professeur.

— Helven, mon ami, dit Marie Erikow, moqueuse, méfiez-vous de votre imagination. Vous rêvez parfois d’aventures. Rêvez-vous aussi tout éveillé ?

— Soit, dit Helven piqué, n’en parlons plus. A Dieu vat.

— J’ai pour ma part, assura le professeur, la plus grande confiance dans le maître du navire. Il cultive le paradoxe, mais je le crois un honnête homme et fort instruit pour sa condition.

Helven ne put s’empêcher de sourire.

Le maître du bord apparut, bientôt suivi du steward qui annonça le déjeuner.

— A table, dit Van den Brooks ; le chef nous a apprêté une lamproie à la hollandaise et des dolmades en feuilles de vigne à la mode grecque. Ne le faisons pas attendre !

Il prit le bras de Marie Erikow.

— Comment vous trouvez-vous à bord, Madame ?

— A merveille, mais pour moi, ajouta-t-elle, c’est un conte de fées et vous êtes un magicien. J’ai peur d’être soudain transformée en souris, en écureuil, ou en femme de lettres.

— Ne craignez rien, dit-il. Je n’abuserai pas de mon pouvoir, et en ce qui concerne la dernière des transformations, je n’aime pas les bas-bleus.

Il ajouta négligemment :

— J’ai là le dernier livre de Mme Maurel. Je vous le prêterai, s’il vous plaît.

— Grand merci, répondit la Russe.

Les liqueurs — dernières bouteilles de la veuve Amphoux — avaient été apportées au fumoir, lorsque le capitaine Halifax se présenta.

— Vous avez à me parler, capitaine ? dit Van den Brooks.

Halifax fit signe que oui.

— Excusez-moi, dit le marchand.

Et ils sortirent.


Lorsque Van den Brooks reparut, un sourire tremblait dans sa barbe pactolienne.

— Vous m’excuserez, dit le marchand avec courtoisie, de vous avoir abandonnés quelques instants.

— Mais, je vous en prie… bien entendu… comment donc !

— Et vous m’excuserez encore de la grande liberté que je vais prendre avec vous. Ne voyez, je vous en prie, dans ce que je vais vous demander, qu’une mesure nécessitée par certaines opérations commerciales…

— …

— Voici ; je vous serais tout à fait obligé de ne pas quitter ces deux pièces, jusqu’à ce que l’on vienne vous prévenir que l’accès du pont est libre.

— Prisonniers ! pensa Helven.

— Je vais vous faire apporter des rafraîchissements, des livres, des journaux, des revues, tout ce que vous pouvez désirer.

— Puis-je avoir le deuxième tome de Krafft-Ebing ? demanda le professeur.

— Immédiatement.

— Nous sommes aux arrêts ? demanda Marie Erikow.

— Quel vilain mot ! C’est une faveur que je vous demande, et vous ne pouvez me la refuser. Je me confonds en excuses. La nécessité seule…

Et prestement, silencieusement, Van den Brooks disparut. Fort surpris, les quatre passagers entendirent le glissement du pêne dans la serrure.

— Enfermés, nous sommes enfermés, dit Leminhac.

— Quelles drôles de manières ! murmura le professeur choqué.

— C’est tout à fait amusant, dit Marie Erikow, que le mystère enchantait.

— Je voudrais bien, dit Helven, connaître les opérations commerciales de M. Van den Brooks. Elles doivent être fort intéressantes.

Le steward apportait un plateau chargé des plus délicates friandises, des coupes de Venise où moussaient des sorbets neigeux et légers comme des mousselines, des pots de Hollande remplis de confitures au gingembre et de gelées de fleurs et de fruits. Un groom nègre le suivait, élevant sur sa tête crépue un plat persan d’un bleu éteint où s’entassaient des limons, des cédrats et des oranges.

— Il fait bien les choses, opina le professeur.

— Comment saurait-on lui en vouloir ? dit Marie Erikow.

Bientôt le professeur Tramier s’endormait et un souffle égal sortait de sa bouche entr’ouverte, fertile en doctes paroles. Marie suivait les volutes de sa cigarette. Helven et Leminhac engagèrent une partie d’échecs.

Une certaine contrainte pesait sur eux.

— Nous sommes fort bien ici, dit l’avocat. Mais il me suffit de savoir cette porte fermée pour avoir envie d’aller sur le pont me dégourdir les jambes.

Comme il disait ces mots, une détonation ébranla le navire.

— Un coup de canon ! fit Helven.

Marie Erikow ne broncha pas.

— Tiens, dit-elle à Helven, vous voilà servi. Il me semble que nous sommes dans l’aventure.

Le professeur avait sursauté.

— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il donc ?

Quant à Leminhac, il cherchait en vain à distinguer par le hublot ce qui se passait au dehors.

Une seconde détonation fit trembler les verres et les tasses.

— Mais c’est une bataille navale, dit Marie.

— Attention à l’abordage, sourit Helven.

Leminhac pâlissant bredouillait :

— Mais je ne vois rien, rien… si, un peu de fumée !

Quant au professeur, il arpentait le salon :

— C’est incompréhensible, incompréhensible. Un homme si bien élevé !

Ce fut le silence.

Des coups de sifflet, des bruits de chaîne. Le navire ralentissait sa marche, puis roulait, immobile.

— On stoppe. En pleine mer…

— Il y a un autre bateau, dit Leminhac, qui accoste. Mais je ne peux voir à l’avant.

Il essaya d’ouvrir. Impossible : le hublot était fermé solidement.

Au-dessus d’eux, les passagers entendaient des bruits de caisses lourdes que l’on traîne, des coups de sifflet — tout un remue-ménage dont ils ne pouvaient s’expliquer la cause.

— J’ai comme une idée, dit Helven à Marie, que le patron du Cormoran donne dans la flibuste.

— Enfant, dit celle-ci. En êtes-vous toujours aux romans d’aventures ?

Le silence se rétablit. Le navire reprit sa marche. Une heure environ s’écoula.

Derrière la porte, on entendit la voix de Van den Brooks, sa voix d’airain :

— Double ration de tafia, ce soir à l’équipage ! Et la porte s’ouvrit…

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