Le Maître du Navire
CHAPITRE III
Un étrange navire, un étrange équipage.
« C’était la chose du monde la plus facile que de s’assurer du capitaine du navire, les marins étant généralement gens de bonne humeur et chevaleresques. »
Daniel de Foë.
Van den Brooks faisait sur le pont sa promenade matinale accompagné d’Helven. Une curiosité très vive rapprochait le jeune peintre de ce milliardaire fastueux qui se prétendait trafiquant de cotonnades, qui ne voyageait qu’avec une serre d’orchidées, des barmen chinois et qui citait les poètes maudits.
— Vous remarquerez, dit Van den Brooks, que les machines du Cormoran ont des moteurs à pétrole : d’où, point de bruit, point de fumée, point de crasse. Ne faut-il pas un navire propre et silencieux pour traverser ces calmes étendues ?
— En effet, dit Helven. Je ne m’expliquais pas comment la marche de votre yacht pouvait être aussi douce. Vous avez eu là une heureuse idée.
Les rivages de l’Amérique n’apparaissaient plus à l’horizon que comme une ligne pâle, à peine perceptible. C’était déjà le large, la solitude glauque du Grand Océan. L’étendue des eaux était pareille à un immense disque d’émeraude sur lequel venait se briser la lumière torride dont un voile de brume légère tamisait encore la crudité.
Ils descendirent dans l’entrepont.
Quelques matelots se reposaient après le repas du matin. Les uns jouaient aux cartes, assis par terre ; d’autres agaçaient un ouistiti qui poussait des cris aigus. Un ara gris et rouge se perchait sur le poing d’un colosse noir qui offrait au bec crochu de l’oiseau de petites tranches de bananes.
— Hombre ! disait le nègre à l’oiseau, ouvrez votre maudit bec, Jack-le-Triste, et soyez de bonne humeur.
A leur approche, tous se levèrent.
Le singe, apercevant les arrivants, bondit par-dessus la tête des matelots, agrippa un cordage qui se balançait et fit à Van den Brooks les plus affreuses grimaces de son masque rose où luisaient des yeux en vrille.
— Voici le favori du bord, dit le marchand. Les matelots le nomment : « Captain Joë » ; il est très savant et c’est mon conseiller.
— Ici, Joë, ajouta-t-il.
Le singe sauta sur son épaule.
— Que pensez-vous, Captain Joë, de cette canaille de Tommy Hogshead, qu’il a fallu ramener au fond du canot, tant il s’était soûlé pendant l’escale ?
Le singe fit entendre un grincement aigre,
— Vous pensez, n’est-ce pas, Captain Joë, qu’il sera privé de sa paie ou que Hopkins lui appliquera une bonne volée de nerf de bœuf, à son choix ? C’est votre avis, c’est aussi le mien, mon ami.
Tous les yeux se tournèrent vers le colosse qui tenait l’ara. C’était un nègre hideux, réputé à cause de sa force herculéenne. Pour sa corpulence et sa face bestiale, les matelots l’avaient surnommé « Hogshead », ce qui signifie à la fois le Muid ou Tête de pourceau.
— Allez, Captain Joë, et dites à vos amis que M. Van den Brooks a la main large, mais un poignet de fer.
Ils s’éloignèrent.
— Vous usez donc du chat à neuf queues, demanda Helven intrigué.
— C’est le meilleur Évangile, répliqua le marchand avec douceur. Mes gaillards n’en écoutent pas d’autre.
Helven jeta un regard sur le groupe des matelots qui reprenaient leurs jeux. Il y avait là une dizaine d’hommes de races mêlées, des Anglo-Saxons blonds et roses, des Espagnols olivâtres, quelques nègres. Ils étaient tous uniformément vêtus de blanc. Mais une vision pittoresque traversa l’esprit du peintre. Il vit en un éclair le pont d’une caravelle et ces mêmes hommes, le front serré de foulards, le torse nu, des pistolets à la ceinture, à la bouche les longues pipes de terre qui portent une ancre et l’image d’un brick, hâlés, guenilleux, sacrant, crachant, parmi les tonneaux de poudre d’or, les mousquets et les caronnades. Il vit appuyé au beaupré la haute silhouette du capitaine Kid et l’ombre du baquet sanglant…
Et son regard revint sur Van den Brooks, qui bourrait son brûle-gueule, paisible…
Marie Erikow sortait de sa cabine. Elle était dans toute la fraîcheur du matin, après une nuit de repos que le roulis, léger d’ailleurs, du navire, n’avait pas troublé.
— Bonjour, fit-elle. Je suis matinale. Félicitez-moi.
— Il est près de midi, dit Van den Brooks. Nous vous félicitons.
— C’est la pleine mer, n’est-ce pas ? J’ai vu de mon hublot la ligne bleue qui monte et descend. Mon Dieu, comme nous sommes loin de tout !
— N’est-ce pas une belle sensation, dit Van den Brooks, que de se sentir seul et maître de sa destinée ?
— Oui, dit-elle. Mais c’est vous qui êtes maître de la nôtre.
— Rassurez-vous : j’en ferai bon usage. A tout à l’heure, ajouta-t-il, pour le lunch.
Il s’éloigna, laissant la Russe et le peintre dans le grand salon dont le mobilier était en bois des Iles et d’un plaisant rococo portugais.
— Que pensez-vous de notre hôte ? demanda Marie.
— Ce pourrait être un négrier, un opiomane ou un lecteur exaspéré de M. de Montesquiou-Fézensac. Je ne sais pas encore.
— A coup sûr, il est fort riche.
— Qu’importe ! fit Helven. Ce navire est le plus aimable des séjours, puisque vous l’embellissez.
— Vous cultivez le madrigal ?
— A mes heures. Mais reconnaissez que vous régnez sur le vaisseau par la seule grâce de votre beauté.
— Assez, fit-elle, en remerciant le flatteur d’un regard savant. Ses yeux avaient la couleur de l’aigue-marine.
— Je vous y prends.
La voix de Leminhac frappa de ses ondes sonores les panneaux de bois de rose.
— Je vous y prends. Vous écoutez ce séducteur d’Helven. Méfiez-vous ! C’est le serpent lui-même.
Un gong annonçait le déjeuner.
— Permettez-moi, dit Leminhac.
Et il offrit son bras à Marie qui l’accepta en souriant.
— Ce petit Anglais, pensait l’avocat, doit manquer d’expérience.
Van den Brooks présidait une table fleurie. Il avait Marie Erikow à sa droite et le professeur Tramier en face de lui, par égard pour sa rosette rouge et son binocle d’or. Le professeur avait bien dormi et n’avait pu lire douze lignes de Krafft-Ebing sans fermer les yeux.
— Vous travaillez en voyage, demanda Marie Erikow pleine de respect et de sollicitude.
— Certes, dit le professeur. Il n’y a rien de pareil au bercement du train pour prédisposer à la réflexion. Mais le roulis du navire endort un peu.
— Je ne suis pas de votre avis, dit Van den Brooks, je ne me sens jamais plus actif qu’à mon bord. Mais, ajouta-t-il, les lunettes vertes tournées vers l’académicien, me permettrai-je de vous demander quel est actuellement l’objet de vos recherches ?
— Je viens, dit Tramier, d’un congrès médical où je représentais la psychiatrie française. Je suis un « médecin de l’âme ».
— Ah ! fit Van den Brooks. Quelle mauvaise malade !
— Vous pourriez avoir raison, Monsieur, mais c’est une malade qui n’existe plus. La médecine l’a tuée depuis longtemps. Descartes l’avait logée dans la glande pinéale. Mais nous n’avons trouvé, en guise d’âme, que des fibres et des cellules. Cela nous suffit, et nous opérons fort bien, sans métaphysique.
— Purgando et saignando, fit Van den Brooks, comme vous avez raison ! Il faut traiter la fièvre par le clystère, la mélancolie par les sangsues et les humeurs bizarres par la douche.
— Il n’y a point de doute, assura Leminhac.
— Il n’y a point d’âme, dit le professeur ; il n’y a que des organes.
— Oh ! dit Marie Erikow, je ne puis croire une pareille chose. Alors, nous serions pareils aux bêtes ?
— Ce serait une fâcheuse comparaison pour elles, murmura Helven.
La liqueur du Brésil coula dans des tasses orientales ; pipes et cigares émirent leurs volutes bleues, et l’on se retira pour la sieste.
Cependant, Helven ne dormit pas.
Le navire glissait dans l’embrasement de la mer et du ciel. A bord, le timonier et l’homme du quart veillaient seuls.
Helven se leva du lit étroit où il s’était étendu quelques instants, impuissant à s’assoupir. Il ouvrit doucement la porte de la cabine et se glissa dans l’entrepont. Du dortoir des matelots, des ronflements s’élevaient.
Le peintre avait quelque expérience des choses de la marine, et il ne fut pas sans noter certains détails singuliers. La puissance des machines, la robustesse du navire n’étaient pas le propre d’un navire de plaisance. Quant au coton, Helven, se glissant par l’échelle qui conduisait à la cale, n’en distingua point une balle. La cale était bourrée de provisions et aussi de caisses métalliques dont il ne put estimer le contenu.
Il termina son excursion par l’avant du navire. Quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant, sous des bâches de toile verte, deux petits canons fixés sur des pivots de cuivre. Les sabords étaient soigneusement masqués.
— Peste, fit-il, M. Van den Brooks est fort soigneux de son coton…
Comme il regagnait sa cabine, il aperçut la puissante silhouette du marchand qui montait sur le pont. Il s’effaça rapidement, mais un léger et inexplicable malaise s’était emparé de lui, à cette brusque apparition.
Cette nuit-là, réunis sur le pont du vaisseau, le ciel fourmillant d’astres au-dessus de leurs têtes, lentement balancés par les houles du Pacifique, ils connurent la beauté du monde.
Les quatre passagers et auprès d’eux Van den Brooks, que Leminhac nommait maintenant « le Magnifique », reposaient sur des rocking-chairs que le roulis du navire faisait voluptueusement osciller. Une brise qui, soufflant des terres lointaines, avait passé sur les forêts de citronniers, de santal et de bois de rose, caressait leurs fronts, tandis qu’à portée de leurs mains, des boissons éclatantes et glacées embuaient le cristal des verres où tremblaient les chalumeaux de paille. Lorsqu’ils levaient les yeux, ils pouvaient suivre du regard, ondulant selon le rythme du navire, la Croix du Sud et le cortège des constellations.
— Tant d’astres ignorés, murmura Marie Erikow. Et lorsqu’ils penchaient la tête, ils voyaient, émergeant et plongeant tour à tour, l’étrave sombre du Cormoran ouvrir un sillage de feu, car la mer était phosphorescente, les vagues rutilaient d’émeraudes, des perles rejaillissaient sous l’élan du vaisseau, comme un collier qui se brise et dont les joyaux, inépuisablement, s’égrènent.
— Voyez-vous, dit Van den Brooks, la mer étaler son trésor ; la voyez-vous brasser ses pierreries, comme un avare qui plonge les bras dans ses coffres et laisse couler entre ses doigts l’or, les rubis et les émeraudes. Elle ruisselle de joyaux : la voyez-vous avec ses monceaux de diamants, d’améthystes, de topazes, de béryls et d’aigues-marines, cette Golconde naufragée…
Il parlait d’une voix lente, mais Helven démêlait, sous la paisible intonation, je ne sais quoi de rauque et de passionné.
— Et ne songez-vous pas, ajouta-t-il, devant cette munificence, à tous les trésors engloutis, aux galions bondés d’or et de diamant qu’elle a happés, à l’incorruptible splendeur qu’elle recèle sous les plis de ses vagues ?
— Si vous saviez, murmura-t-il. Si vous saviez ce qu’il m’a été donné de voir…
Mais il n’acheva pas…
Une étrange animation régnait à bord, une agitation invisible ; on eût dit que le navire se crispait d’attente et se gonflait de volupté. Des ombres rôdaient. On devinait des formes couchées le long des bastingages ; des yeux luisaient. Tous sentirent passer sur leur visage une haleine de désir, comme si auprès d’eux un être formidable et muet convoitait une proie, et Marie Erikow, abaissant ses paupières, huma voluptueusement ce souffle.
L’équipage flairait la présence d’une femme, dans l’immense solitude de la nuit et de la mer, de cette femme qui, une cigarette brasillant au bout de ses doigts, semblait dormir, les narines palpitantes et des reflets d’astres mêlés à ses cheveux.
Van den Brooks devinait cette muette convoitise et tournait de temps en temps la tête vers les ombres les plus audacieuses, comme un dompteur.
Soudain, une voix s’éleva. Elle était chaude, tour à tour langoureuse et passionnée. Elle martelait des syllabes sonores, des vers éclatants et âpres :
C’était une supplication. La voix s’infléchissait avec une tendresse douloureuse, montant jusqu’aux étoiles et retombant doucement sur la crête lumineuse des vagues. Un Espagnol chantait, s’accompagnant d’une guitare :
Une mélodie grave soutenait les paroles et ce chant sauvage et passionné d’hommes qui ne rient pas. L’amant ouvrait la tombe de la bien-aimée et recouvrait le cher visage d’un mouchoir, pour que la bouche tant de fois baisée ne mordît pas la terre :
Marie Erikow avait complètement fermé les yeux. Helven pouvait voir tressaillir légèrement ses lèvres et il se sentit mordu d’une jalousie sourde pour ce chanteur inconnu.
Puis ce furent des danses : le zapateado endiablé, la jota :
un tango presque tragique que cadençait la guitare au son voilé par la main aplatie du musicien ; une habanera où vibrait la nostalgie des danses sous les platanes lorsque les filles aux seins tendus et cambrant la cheville affrontent les gars bruns qui vont, la cigarette aux lèvres et le sombrero sur les yeux.
Emportés par le rythme, les matelots espagnols faisaient claquer leurs doigts, pour marquer la cadence ; mais le chanteur invisible continuait son chant.
Quand il s’arrêta, l’étendue se fit silencieuse et vide.
— Lopez, dit Van den Brooks, arrive ici.
Dans l’ombre, une silhouette surgit. Marie reconnut le barreur du canot et elle en éprouva un bizarre tressaillement.
— Mon garçon, dit Van den Brooks, tu chantes trop bien. Prends garde à toi : cela te portera malheur.
Et il lui tendit un cigare.
— Vous êtes un véritable artiste, fit Leminhac.
Mais l’homme tourna le dos, sans mot dire, et disparut.
— Ces Espagnols, nota aigrement l’avocat, sont tous fiers comme Artaban.
Personne ne releva sa remarque. La nuit s’achevait. On regagna les cabines.
Comme Marie Erikow, précédée d’Helven et de Van den Brooks, descendait le petit escalier de la coupée, Tommy Hogshead s’effaça contre la paroi pour la laisser passer. Elle frôla légèrement le nègre dont les yeux blancs luisaient dans l’ombre. Ayant fermé sa cabine à double tour, elle se déshabilla en fredonnant :
vaguement caressée par tous les désirs qu’elle avait suscités et en savourant l’encens un peu brutal avec satisfaction. Mais elle ne put dormir. Toute la nuit, elle crut entendre sur le seuil de la cabine un souffle d’homme endormi, et n’osa pas ouvrir la porte pour rechercher la cause de cette singulière hallucination.