Le Maître du Navire
CHAPITRE XIII
L’esprit nocturne.
« Les eaux dérobées sont plus douces ; le pain pris en secret plus agréable. »
Prov., IX, 17.
— Le Magnifique, dit ce soir-là Leminhac en parlant du maître du navire, le Magnifique n’est qu’un négrier et je raconterai l’incident de ce matin dans un journal.
— Cela serait peu généreux, dit Helven, car vous êtes son hôte.
— Et puis, dit Marie Erikow, ses hommes l’acceptent. Tommy Hogshead a baisé sa chaussure : il aurait pu l’étrangler.
— Van den Brooks a raison. C’est ainsi qu’on mène les hommes. L’esclavage avait du bon.
— J’imagine, dit le professeur, qu’il mène les femmes de la sorte et qu’il a pratiqué Nietzsche : « Si tu vas chez les femmes, n’oublie pas le fouet ».
— Bah ! dit la Russe, mieux vaut être battue que négligée.
— Excellent principe, murmura l’avocat. Hélas… nous autres Français…
— Chut, dit Helven, voici l’homme.
La haute silhouette de Van den Brooks sortait de l’ombre.
— J’espère, dit-il au docteur, que nous connaîtrons ce soir la destinée de Florent. J’avoue que votre récit m’intéresse particulièrement et je retrouve dans le journal de votre ami un grand nombre de mes propres observations.
— Oui, répondit Tramier. Je compte terminer cette tragique histoire ; le dénouement s’approche.
La lampe auréola la tête du savant académicien et la berceuse des eaux amères accompagna sa lecture.
Il lut :
« Je l’ai pourtant tendrement chérie.
« La beauté de Lia, la culture et la grâce naturelle de son esprit me valurent les compliments des hommes et les avances dépitées des femmes. On m’estimait heureux et j’étais sur le point de croire que réellement j’avais trouvé le bonheur. La vanité masculine est si puissante qu’elle peut même forcer l’amour. Parfois, je me juge misérablement puéril en songeant à l’onde de joie qui m’envahissait, au moment où s’ouvraient devant nous les portes orgueilleuses d’un salon, lorsque toutes les têtes se tournaient devant l’apparition de Lia. Le sursaut était si aigu que je serrais violemment les poings et j’avais la plus grande peine du monde à réprimer sur mes lèvres un sourire de fierté et de béatitude. L’insolence des autres femmes était contrainte de plier devant une beauté aussi souveraine. Quant aux désirs des hommes, ils bruissaient autour de ma compagne comme un chœur importun de moucherons. J’en riais, car j’étais sûr d’être aimé.
« Malgré ma vie orageuse, mes nombreuses expériences et cette maturité amère que je constatais souvent en moi avec désespoir, je ne résistais pas à tant de vaniteuse délectation. Il y a là une ivresse que seuls apprécieront les hommes qui ont eu la bonne ou la mauvaise fortune de conduire à leur bras une femme superbement belle et dont on les savait aimés. Je les laisse juges de ma faiblesse et je livre cet aveu à leur ironie, à leur pitié ou à leur mélancolie.
« Toujours est-il que les succès de Lia dans le monde lui valurent de ma part une tendresse et une application qu’elle n’eût pas obtenues peut-être sans cela, malgré sa figure, son intelligence, malgré son amour même qui était sans bornes. Oui, Lia m’aimait, comme elle m’aime encore à cette heure, comme elle m’aimera après ma mort, d’un de ces amours sur lesquels le temps est impuissant et la déchéance même de l’être aimé. Elle s’est attachée à moi, simplement, sans réticences, sans réserve, comme la rivière se donne au fleuve dans lequel elle se jette, d’un flot continu, d’un élan qui ne s’arrête pas. Elle m’aime humainement, sans faire de part en mon individualité, sans préférence pour telles ou telles qualités ; elle m’aime avec ses sens et avec son esprit ; en dehors de moi, il n’est rien. Je connais l’immensité de ce sentiment. Elle ne m’effraie pas, mais elle m’attriste, parce qu’il n’est pas de pire amertume que de beaucoup prendre et de moins donner. Et je me sens pauvre auprès de sa richesse, faible auprès de sa force. Il faut bien que je sois pauvre pour ne lui offrir, en échange de ce trésor, que ma vanité satisfaite et mon cœur, hélas, inquiet. Les joies que m’a données la possession de cette femme se sont vite épuisées. Est-ce parce qu’il ne s’y mêlait aucune tristesse ? Le plus léger de mes baisers semble enivrer Lia, mais le bonheur que je lui vaux m’éloigne d’elle. Je m’irrite à la voir pâmée, alors que, simulant la passion, je suis au-dedans de moi-même glacé. Pourquoi sa volupté, jaillie de mon amour, prend-elle pour moi quelque chose d’obscène ? Les plus folles contorsions des filles ne m’ont jamais donné cette sensation d’impudeur et de lascivité. Mais Lia, il me semble qu’en se livrant à moi, elle se dégrade et je la méprise pour le plaisir que je lui donne. Un étrange sadisme se mêle à ce sentiment. Je la voudrais froide et sans vie dans mes bras. Et lorsque, anéantie, elle s’endort sur mon épaule, c’est moi qui la veille et je l’imagine morte.
« Chacune de ces nuits, où nous roulons enlacés l’un à l’autre, creuse plus profondément entre elle et moi le fossé qui nous sépare et qu’elle n’aperçoit point. Elle s’approche, enjouée, amoureuse. Je lui souris et elle ne voit pas ce que cache mon sourire. Je l’admire pourtant. Parfois encore des ondes de tendresse jaillissent du plus profond de mon cœur et je voudrais m’agenouiller à ses pieds. Parfois, il me semble que je l’aime encore. Mais lorsqu’elle défaille entre mes bras, que ses yeux se ferment, que ses lèvres laissent échapper des paroles insensées et des sons à demi inarticulés, mes mains se crispent autour de sa gorge pour étouffer sa voix. Je la hais…
« Puis, honteux de moi-même, impuissant à comprendre l’étendue de ma folie, je laisse ma tête reposer près de la sienne et mes songes misérables errer. Nous semblons deux amants heureux et endormis. Pourtant, je veille. Et c’est alors que l’esprit parle.
« L’esprit nocturne ! C’est ainsi que je le nomme en moi-même secrètement, car j’ai fini par lui donner un nom, depuis si longtemps qu’il a choisi mon cœur pour ses haltes terribles. L’étrange compagnon ! J’aurais pu être un homme heureux, mais à la tombée du jour, dans le calme de la nuit, pendant mes courses solitaires, même dans les plus intimes causeries avec Lia sous la lampe, l’esprit se glisse et s’assied près de moi. Je ne saurais écrire ce qu’il me dit ; ses paroles bourdonnent à mes oreilles dans le silence doré de la chambre ; alors que tout bruit, toute agitation extérieure viennent expirer sur le seuil, il est là, il parle et je ne puis pas ne pas l’écouter.
« Sans doute, si l’amour que j’avais conçu pour Lia dès notre première rencontre était resté tel que je le souhaitais, j’aurais connu la félicité sur cette terre. Du jour où Lia laissa tomber sa tête sur mon épaule, du jour où je l’ai, au sens brutal et misérable de ce mot, possédée, l’esprit est entré dans notre cercle. Curieuse destinée que celle d’un homme qui s’éloigne de la femme qu’il aimait dès l’instant où elle s’abandonne et qui poursuit de son désir celles que tous les hommes ont souillées. Je ne puis expliquer une aussi étrange anomalie par aucune raison naturelle, mais seulement par une sorte de loi diabolique, par le joug occulte de l’esprit.
« Lia est belle. Je la regardais ce soir, tandis qu’assise à son piano elle me chantait de sa voix de contralto un lied déchirant de Schumann :
« Le salon était noyé d’ombre, ainsi que le corps de Lia ; moi-même, assis dans le coin le plus éloigné de la pièce, je me sentais invisible, recouvert d’une vague de ténèbres et de musique. Seul le visage de ma compagne émergeait lumineusement de la pénombre dans le rayonnement de ses cheveux, son visage et ses mains qui, légèrement, effleuraient le clavier éclatant et mat ou se crispaient avec violence sur un accord. L’émotion faisait courir un frisson sur la nuque découverte ; les lèvres s’entr’ouvraient humides ; les yeux semblaient baignés d’une eau sombre. Une surhumaine beauté planait au-dessus d’elle et transfigurait ses traits déjà si purs.
« Un instant, je me sentis transporté aux anciennes délices ; je crus entendre encore vibrer en moi l’harmonique mystérieux ; je crus de nouveau plonger dans les flots de cet océan qui, pendant quelques ineffables jours, m’avait roulé dans ses plis, oublieux du temps et du destin. Je ne pouvais détacher mon regard de cet ovale parfait qui, doré par la lumière, sortait de l’ombre comme une image divine brusquement apparue sur l’eau d’un miroir féerique. Je ne percevais plus ce chant grave et passionné qu’elle chantait : je n’entendais plus que les battements de mon cœur, car ceux-ci remplissaient maintenant tout l’espace contenu entre l’épaisseur invisible des murs. Mon cœur palpitait violemment ; il me semblait que les pulsations de mes artères ébranlaient la chambre close, comme un bélier. Lia était devant mes yeux, revêtue de cet éclat séraphique qu’elle avait pour moi, alors que mes lèvres n’avaient pas encore effleuré sa bouche. Je la contemplais avec l’adoration d’un mangeur d’opium pour la vision surgie de la drogue béatifique.
« Que ne demeure-t-elle ainsi, figée dans cette extase, auréolée de cette ombre ! Pourquoi venez-vous vers moi, inaccessible Lia ?
« — Mon amour, êtes-vous triste ? Cette musique vous fait-elle mal ?
« — Je vous regardais, amie. Je n’écoutais pas la musique. Il me suffisait de vous voir.
« — Tu m’aimes, dit-elle. Je le sens.
« Et elle me tend sa bouche.
« Mais l’esprit se glisse entre nos lèvres.
« Je prétexte une migraine et je la laisse, humiliée, pour remonter dans ma chambre.
« Comme la nuit est lourde. J’ouvre ma fenêtre. Les tilleuls et les marronniers du jardin ne sont agités d’aucun frisson. Une étrange odeur monte de leurs feuillages ; une odeur de sève, écœurante, langoureuse. Et par delà les masses sombres des arbres, le halo de la ville pareil à la voie lactée. Je songe aux rues, aux boulevards, aux grands lampadaires étoilés, aux façades des théâtres et des music-halls fardées de lumières violettes, au fourmillement noir de la foule où l’on frôle des femmes peintes, où s’ouvrent des sillages de parfums. Je songe au printemps poussiéreux des grandes cités, à la fièvre qui englue vos paumes, aux jardins dont la brise emporte les pollens à travers les rues peuplées de désirs. Je songe aux fenêtres éclairées où se penchent des gorges nues pour aspirer l’haleine du soir, au ciel électrique qui blêmit dans la buée voluptueuse et âcre exhalée de millions de corps et de millions de bouches. Et la ville m’appelle, haletante, oppressée, étouffant dans sa noire ceinture de feuillages, lacérée d’une étrange détresse, prête à s’offrir, nue, à tous les hommes, à tous les désirs, à moi-même.
« Lia est rentrée dans sa chambre. Avec des précautions infinies, j’ai donné à la porte un tour de clé. La serrure bien huilée n’a fait aucun bruit. Précaution d’ailleurs inutile, car Lia n’est pas importune et je la crois un peu blessée à cause de ma fausse migraine. Mais j’ai besoin d’être seul, d’avoir à moi, égoïstement, le petit coin de la maison commune. J’ai besoin d’échapper à la domination de l’amour, à l’avidité de la tendresse, besoin de m’avouer à moi-même insatisfait.
« Un rais de lumière glisse sous la porte et j’entends des pas légers, des froissements de soie et de linge, tout le délicat manège d’une femme qui fait sa toilette de nuit. Le corps de Lia est beau, pareil à la chair d’une jeune amande. Il se plie à toutes les caresses ; il est souple et subtil ; il est ardent. Le lit, très large et très bas, tendu de linon, nous attend ; la chambre sent l’iris et l’ambre ; la porte-fenêtre s’entr’ouvre pour laisser passer le souffle du jardin nocturne. Une clarté voilée tombe de la lampe ; dans cette pénombre, Lia, svelte et blanche, émerge des mousselines et, solitaire, attend.
« Derrière la cloison, indifférent aux charmes de l’amour si proche, je laisse la nuit m’envahir.
« Quel homme, sachant le prix de ces caresses, de cette ardeur et de ce luxe, n’ouvrirait cette porte ? Elle est close, pourtant, et je n’ai pas fait un pas vers elle. Elle est close sur la volupté, sur le bonheur, sur tout ce qui fait le bonheur des autres, des hommes, non le mien.
« Une voix dit :
« — Fou. Tu es un homme riche, un homme heureux. Tu as une maison, des serviteurs et une femme qui soulève les désirs sur son passage, une femme qui est amoureuse et fidèle. Tu es un homme établi. Tu as des biens et tu dois en jouir. Jouis de ta maison, de ta fortune et de ta femme, car elle est aussi ton bien. Sois donc heureux, imbécile. Profite de tes cristaux, de ton argent et de ton lit. Allons. Ouvre la porte.
« — Je ne sais pas posséder.
« Une autre voix dit :
« — La femme qui t’aime, t’aime un jour, une heure. Elle a préparé le lit et les parfums. Elle t’attend. Si tu ne viens pas, c’est un autre qui passera son seuil. Prends garde.
« — Que m’importe.
« J’entends encore :
« — La destinée t’a accordé une femme dont le cœur est pur et le corps ardent. Que te faut-il de plus ? Son esprit est l’égal du tien. Elle est faite pour te donner toutes les joies ; elle est unique. Votre royaume est sans limites. Que te faut-il de plus ?
« — Je ne sais.
« Ah ! je frissonne. Une main s’est posée sur mon épaule. Je me retourne : l’ombre.
« — Tu étouffes dans cette chambre. Viens, mon petit, tu n’es pas fait pour ce bonheur-là, tu n’es pas fait pour le bonheur. Regarde par la fenêtre. Vois comme la ville luit, par delà les arbres : on dirait qu’elle respire, n’est-ce pas ? Elle est pleine de douleur, la ville, pleine de fièvre, de sang, de désir ; elle est gorgée de stupre ; elle a des rues sombres où se balancent des lanternes, comme de mauvaises étoiles, et des avenues inondées de lumière brutale où passent des femmes plus blanches que des cadavres, des femmes pleines de ruse, de misère, de haine, des femmes souillées, avec leur audace triste… Oui, l’autre, je sais. Écoute. Mets ton oreille à la serrure. Elle dort, mon petit. Tu entends comme sa respiration est calme. Elle rêve que tu l’aimes et elle est heureuse. Elle ne comprend pas, va.
« … Non. Elle n’entendra pas. C’est cela. Mets ton chapeau, ton vieux chapeau et ce manteau un peu usé. Tu l’as déjà porté, tu le sais bien, une nuit d’aventure, une nuit de fièvre, doucement, fais doucement.
« … Oui, je sais bien qu’elle est belle. Mais, qu’est-ce que cela, la beauté ? Ce n’est pas parce qu’elles sont belles, que tu les désires, dis, les autres ? Et puis elles sont belles aussi, à leur manière, avec leur fard, leurs yeux cernés et la trace des coups…
« … Tu dis qu’elle est ton égale, qu’elle te comprend. Non, ne mens pas, mon petit. Est-ce qu’une femme peut te comprendre, quand elle t’aime ? Est-ce que la femme peut comprendre l’homme ? Illusion. Leur façon de te comprendre, c’est de te bercer. Elles n’en ont pas d’autre. Et quelles sont celles qui te bercent le mieux…?
« … Fais doucement, mon petit. Là, relève ton col. Non, la porte ne fera pas de bruit. Je t’en réponds. Le chien n’aboiera pas non plus. La nuit t’appelle, elle est pleine de secrets ; elle est pleine de cette amertume qui te manque dans ta maison. Va, mon petit. Tu as besoin de te griser de tristesse et de dégoût. Saoûle-toi, saoûle-toi jusqu’à la nausée. Tu crèveras de honte, demain. Mais ce soir, ce soir, tu baiseras toute la misère sur les lèvres et tu sais bien qu’il n’y a pas de baiser qui vaille celui-là. »
« Qui a parlé ?
« Où suis-je ?
« Dans la rue. »