Le Maître du Navire
CHAPITRE XVIII
L’île Van den Brooks.
« In the afternoon they came into a land« In which it seemed always afternoon. »Tennyson.
Le débarquement s’opéra avec une solennité qui ne laissa pas d’étonner les voyageurs. Les matelots s’étaient rangés en bon ordre sur le pont. Précédé de l’esclave hindou qui portait une cassette de bois précieux et conduisait Captain Joë et l’ara, tous deux liés à une chaîne d’or, Van den Brooks s’avança vers la coupée et fit signe à ses hôtes de le suivre.
— Tiens, fit Leminhac, quel est ce personnage de Mi-Carême ?
Et il désignait Jeolly, l’Hindou.
— Je ne l’avais encore jamais vu… Et vous, Madame ?
— Ni moi non plus, répondit Marie.
Comme ils s’apprêtaient à monter dans le canot — le même qui les avait menés à bord — où le marchand avait pris place, ils virent une barque se détacher de la rive prochaine. C’était une pirogue dont l’avant recourbé s’ornait d’une tête sculptée en bois d’ébène, avec des yeux de nacre, des oreilles en écaille, une longue barbe et des lèvres peintes en rouge. Un jeune homme bronzé, mais point noir, s’y tenait au centre, appuyé sur une lance ; il était nu ; des fleurs passées dans ses oreilles et les cheveux poudrés à frimas d’une sorte de chaux.
— C’est un des grands de mon royaume, dit Van den Brooks.
La pirogue étant à portée de voix du canot, le jeune sauvage poussa un cri. Les rameurs abandonnèrent leurs avirons et se dressèrent, poussant une clameur que répéta l’écho des collines. Puis ils reprirent leur place et revinrent à force de rames vers le rivage.
L’air était doux, embaumé de mille aromes. La lumière baissait, dorant de ses rayons jaunissants le sable de la plage sur laquelle se trouvaient rassemblés, en deux groupes, des hommes bronzés comme le guerrier de la pirogue et des jeunes femmes, fort blanches, vêtues d’étoffes multicolores et soyeuses, le front et les épaules ornés de fleurs inconnues. Lorsque Van den Brooks mit le pied sur le sol de son île, tous se prosternèrent, puis les femmes, se relevant, semèrent sur ses pas des brassées de fleurs, dont les larges pétales écarlates ouvrirent bien vite aux voyageurs un chemin de sang. Les guerriers fermèrent la marche et le cortège s’avança par une route qui gravissait les flancs de la colline, bordée d’orangers et de haies de mûriers.
Van den Brooks, silencieux, demeurait solitaire à quelques pas des passagers qui le suivaient docilement.
Le maître du navire semblait plongé dans une austère méditation et sa haute figure revêtait une gravité surprenante.
— Il marche comme un grand prêtre, dit Leminhac. Il a bien de l’allure pour un marchand de cotonnades.
Le professeur, que ce faste flattait, observait les naturels et la végétation.
— Cette île doit être d’une grande fertilité, dit-il. Le climat est sans doute tempéré et toujours égal.
Marie Erikow ne put s’empêcher de murmurer ces vers :
et elle crut aborder en rêve sur une terre où les choses ne changent point et dont la lumière rosée caressa, un soir, la « mélancolie aux doux yeux » des Mangeurs de Lotus.
Helven regardait, étonné et ravi par l’étrangeté du décor. Comme il considérait un des guerriers de l’escorte, l’étonnement se peignit sur son visage et il communiqua à son voisin, le professeur, une observation qui fit retourner celui-ci.
— Victime de quelque accident, sans doute, fit Tramier. Dommage. C’est un superbe spécimen de la race.
Le guerrier en question était d’une haute stature ; la proportion de ses formes était d’une harmonie antique. Sa peau était fortement hâlée ; ses cheveux longs et poudrés — ce devait être la coutume de l’île — mais il était pénible de ne voir, au bout de son bras gauche, où les muscles saillaient, qu’un moignon hideux et difforme.
La vue de ce mutilé superbe et grave causa à Helven un tel malaise que le paysage, pourtant si calme et doré par le crépuscule, lui parut brusquement sinistre.
Mais il ne voulut pas faire part de son impression.
Ils parvinrent dans une sorte d’hémicycle bordé par des collines toutes mouvantes de sombres feuillages et dont le centre était formé par une prairie d’un vert plus tendre, empourprée de ces fleurs dont aimaient à se parer les naturels. Du sommet d’une des collines, sur la droite, roulait en mugissant une cascade, dont les eaux, arrivées à la prairie, se divisaient en scintillants ruisseaux, entretenant ainsi dans cette oasis une éternelle fraîcheur.
— L’Éden, dit Marie. Il ne nous a pas trompés.
Et tous — même le spirituel avocat et l’exact professeur — aspirèrent d’une lente gorgée l’odeur d’un monde nouveau, d’un monde qui s’offrait à leur bouche comme un fruit ignoré, lisse, velouté comme une joue d’enfant. Avant de mordre, ils hésitaient sur le seuil du plaisir, et ils songeaient au Jardin des premières délices.
La voix de Van den Brooks rompit le silence doré. Il s’arrêta et le cortège demeura immobile à sa suite.
— Ma demeure, fit-il, tourné vers ses hôtes et étendant le bras.
Suivant son geste, dans les entrelacs d’une exubérante végétation où se confondaient les plantes de tous les climats, aloès, cactus, plantes tropicales épineuses et charnues, cocotiers, goyaviers, arbres à pain, bois de rose et de santal, et jusqu’à des pins parasols qui rappelèrent à Helven les soirs sur le Pincio, ils distinguèrent, ombragé de palmes, un édifice aux larges bases, formant une masse sombre et rougeoyante par endroits, adossé à un rocher de granit rouge, veiné de vert.
— Venez, dit Van den Brooks, vous serez les bienvenus.
Il prirent alors une allée, pavée de lave grise, bordée de cactus, de figuiers de Barbarie et de palmiers, qui les conduisit au bas du large perron qu’ornaient des rampes en corail.
— Quelle délicieuse résidence ! murmurait le professeur, les yeux écarquillés derrière son binocle.
L’Hindou qui avait disparu quelques instants se montra au sommet de l’escalier et se prosterna, tandis que Van den Brooks et ses hôtes gravissaient les degrés.
L’édifice s’étendait sur une grande largeur, ceint d’un péristyle fait de piliers en bois de teck qui supportaient un toit recouvert de feuilles de palmiers.
— Il ne pleut jamais dans mon île, dit le marchand. Seule, une rosée nocturne, abondante, donne à ce sol son admirable fécondité.
La porte massive et ronde s’ouvrait sur une sorte de vestibule d’où l’on apercevait un patio rustique, au milieu duquel fusait un jet d’eau. D’énormes jarres d’argile jaillissaient des arums aux pétales de cuir blanc et parfumé, des sortes de digitales bleues, et aussi les gerbes pourpres de l’île. Sur le seuil de la maison veillaient deux gigantesques fétiches d’ébène au masque laqué de rouge.
Dans le vestibule, les serviteurs, pour la plupart des naturels vêtus de cette curieuse soie végétale, fort douce à toucher, que les voyageurs avaient déjà remarquée, se trouvaient réunis. Ils se prosternèrent, puis, sur l’ordre du maître, s’apprêtèrent à conduire les hôtes à leurs appartements.
Les chambres étaient simples, mais en tous points confortables : tendues de nattes, meublées de rotins et de larges divans qui servaient de lits. Portes et fenêtres demeuraient ouvertes, voilées seulement de rideaux en perles de bois rouge et noir.
Marie Erikow, très lasse, s’étendit et, ayant prié Helven de l’excuser auprès du marchand, s’endormit au murmure du jet d’eau.
Helven se pencha à sa fenêtre. Il vit une prairie d’herbe douce, à la lisière d’un bois épais. L’ombre de la nuit rôdait déjà. Une vapeur bleue s’élevait des arbres et de la terre comme un encens d’une cassolette invisible. Et le grondement lointain de la cascade accompagnait la musique silencieuse du soir.
Les quatre hommes se retrouvèrent à table. Le repas était servi dans une pièce fort vaste, ornée de colonnes en bois précieux. Le plafond était soutenu par de puissantes travées entre lesquelles se massait la nuit. D’une lourde chaîne de cuivre descendait une lampe à trois becs qui versait une clarté jaune sur la nappe et les cristaux, et par instants un souffle mystérieux lui imprimait une oscillation qui déplaçait les ombres dans la chambre. Van den Brooks, le buste très droit, semblait avoir le front dans les ténèbres. Les mets étaient apportés par des jeunes filles vêtues de blanc, couronnées de fleurs, et qui, dans l’obscurité, glissaient sans bruit comme des visions élyséennes. L’Hindou se dressait hiératique, appuyé contre une colonne et paraissait se confondre avec l’ébène.
L’ensemble de la scène offrait un curieux mélange de raffinement et de barbarie. Sans doute était-ce l’étrangeté du décor, mais les trois convives de Van den Brooks se seraient sentis plus à l’aise dans l’étincelante salle à manger du Cormoran. Tout autour d’eux était mystère, et un pareil mystère à des milliers de lieues de toute civilisation, dans une île inconnue, au milieu du Pacifique, n’est pas chose fort rassurante. L’amphitryon n’était guère fait pour dissiper le trouble vague de leurs cœurs.
Aussi le repas fut-il assez morne.
— Notre étoile nous manque, dit Leminhac.
— Ne saurez-vous donc jamais vous passer de la société des femmes ? répondit Van den Brooks. Vous voilà bien, vous autres Français.
— J’avoue, déclara Tramier, que je regrette moins ce soir la présence de notre charmante amie. Je me sens fort las et je vous demanderai la permission de me retirer.
Ils se levèrent. Chacun rentra dans son appartement où deux servantes d’une grande beauté et de manières douces et indolentes leur préparèrent un bain très chaud, à la mode japonaise…
Sous le soleil matinal, l’île, couverte de rosée, étincelait comme un diamant. Levés dès l’aube, Helven et Leminhac partirent en excursion, escortés par l’Hindou que Van den Brooks leur avait assigné pour guide.
La résidence du marchand avait été construite dans un endroit solitaire ; autour d’elle, disséminées dans les arbres, on ne voyait que quelques cases, sans doute habitées par les serviteurs.
Les passagers prirent un sentier encaissé entre des rochers et au bord duquel coulait un torrent. Ils arrivèrent ainsi au sommet d’une colline d’où l’immensité du Grand Océan s’offrit à leurs regards. Ils purent aussi considérer le panorama de l’île étendue à leurs pieds.
— Elle a vraiment la forme d’une harpe, dit Helven. Mme Erikow avait raison.
Devant eux émergeait la tête creuse et noire du volcan, qui paraissait plus sinistre et plus désolé, dominant l’ondulation des feuillages innombrables.
Des colombes au plumage feu volaient au-dessus de leurs têtes. Quelques-unes se posèrent près des étrangers et elles étaient si peu craintives qu’Helven put en caresser une.
— Ces innocentes créatures, dit Leminhac, ne nous connaissent pas encore. C’est pourquoi elles sont si confiantes.
Sur l’autre versant de la colline s’étageait un village entouré de vergers. Les maisons, recouvertes de feuilles de palmier, étaient basses, mais d’aspect riant. Curieux de voir de plus près les naturels, Helven et Leminhac s’acheminèrent à travers bois, précédés par leur guide. Le son bizarre et aigu d’un instrument de musique les arrêta à la lisière ; ils contemplèrent alors quelques instants, dissimulés derrière les troncs, un spectacle gracieux.
Les habitations étaient faites d’un toit incliné reposant sur des piliers et sans aucune espèce de muraille. Ils virent des femmes accroupies devant des pierres d’où montait une fumée bleuâtre et aromatique ; un vieillard raccommodait un filet de pêcheur ; un enfant jouait d’une sorte de trompe de bois et, autour de lui, des jeunes gens et des jeunes filles, demi-nus, et tous couronnés de fleurs pourpres, dansaient.
— Mais, chuchota Leminhac, nous sommes vraiment dans l’île des Philosophes.
— Dans l’île des Bienheureux, dit Helven.
L’air était imprégné de joie. D’humides senteurs glissaient à travers les feuilles dont la rosée achevait de s’évaporer.
Les étrangers sortirent de leur cachette et, à leur vue, les naturels se réfugièrent, comme épouvantés, dans leurs cases. Bientôt rassurés d’ailleurs, ils vinrent en foule autour d’eux et les jeunes filles leur jetèrent en riant des fleurs. Un vieillard leur fit signe de s’asseoir près de lui, sous un arbre. Alors un enfant, de peau très blanche et, lui aussi, enguirlandé de fleurs, se mit à chanter sur un air lent et tendre une chanson qu’un autre accompagnait d’une flûte.
Les mains chargées de fleurs et de fruits, escortés par le riant cortège de jeunes filles, Helven et Leminhac s’éloignèrent de cet Éden.
— Mais, dit l’avocat, il n’y a donc point d’hommes dans cette île ?
— En effet, répondit Helven, hormis les guerriers d’escorte de M. Van den Brooks, je n’en ai pas vu.
Ils pénétrèrent alors dans une petite vallée. Les feuillages enlacés formaient au-dessus de leurs têtes les plus délicieux bosquets. Un ruisseau bruissait sur un lit de sable très blanc : des oiseaux à longue queue se posaient sur ses bords et plongeaient dans l’eau un bec aigu.
— Des oiseaux de Paradis, dit Leminhac. Et Mme Erikow n’est pas là !
— Décidément, fit Helven, notre marchand de cotonnades est plus et mieux qu’un philosophe. C’est un poète. Un poète seul peut découvrir une île pareille et la choisir pour résidence. S’il veut m’y garder, j’y reste.
— Le lieu est charmant, dit Leminhac. Mais tous ces sauvages, danseurs et enguirlandés, ne me font pas oublier la rue de la Paix.
Fortement dégoûté, Helven s’éloigna de son compagnon qui, étendu sur l’herbe molle, allumait une cigarette.
Il prit une sente moussue qui s’ouvrait dans le bois et la suivit quelques minutes. Quelle ne fut pas sa surprise à découvrir dans ce site enchanteur un lieu d’une abominable désolation.
A ses yeux s’offrait une vaste clairière où les naturels avaient dû — il n’y avait pas longtemps encore — édifier un village. Mais on ne distinguait plus que des troncs à demi-calcinés, quelques blocs de pierre noire. Seules, deux ou trois cases, que l’incendie avait épargnées à peu près, demeuraient encore debout. Cela suffisait pour montrer que la vie avait existé là et qu’elle n’était plus. Helven crut flairer au ras de ces décombres une écœurante odeur de décomposition. Il s’avança hardiment, traînant ses pas dans une poussière mêlée de cendre, songeant à un village d’Afrique sous ses palmiers déserts, après une razzia de négriers.
Son pied heurta quelque chose. Il se baissa. Tâtant avec la pointe de son soulier, il fit sortir un ossement, autour duquel grouillaient des fourmis.
Brusquement, une épouvante l’envahit. L’air se glaçait. Les arbres et les buissons étaient hostiles. L’odeur de cadavre emplissait ses narines.
A toutes jambes, il prit la fuite.
Dans le sentier, il bouscula l’Hindou qui venait à sa rencontre. Celui-ci le saisit par le bras et Helven reconnut une poigne vigoureuse. Le fidèle serviteur du trafiquant le regarda de telle façon que le jeune peintre pensa :
— Ce doit être là une promenade réservée.
Il affecta pourtant un calme souriant et, débouchant dans le vallon où l’attendait Leminhac, il aperçut, ferme et immobile comme un roc qui attend le vaisseau désemparé, ayant derrière lui le dôme des forêts et la cime du volcan, le Maître de l’Ile et du Navire.