Le Maître du Navire
CHAPITRE XXIV
L’évasion.
Agli occhi miei ricomincio dilettoTosto ch’i’ usci’ fuor dell’aura mortaChe m’avea contristati gli occhi e il petto.Dante.
— Je suis lasse, dit Marie au dîner ; je demande au Seigneur de l’île la faveur de quelques pipes. L’opium seul me rend des forces.
— J’y consens d’autant plus volontiers, repartit l’aimable trafiquant, que moi-même je ne trouve de réconfort que dans la prière et dans la drogue. L’une va à Dieu et l’autre en vient.
— Je ne me suis pas bien trouvé de mon premier essai, fit Leminhac en minaudant.
— Vous essaierez de nouveau, insista Van den Brooks. On ne parvient pas du premier coup à la béatitude.
— Pour moi, dit le professeur, je veux bien tenter ce soir une bouffée.
— Bravo, mon cher maître — et le marchand lui frappa sur l’épaule. Il faut que, comme moi, vous cherchiez dans le calice du Pavot des conseils et des inspirations. C’est tout à fait indispensable à notre ministère.
Ils s’étendirent sur les nattes. Les pipes émirent leurs brèves volutes ; les lampes brasillèrent. De nouveau, le silence et l’ombre recouvrirent l’île, le palais, les fumeurs.
En vérité, l’heure était tragique. Van den Brooks, couché sous la clarté rouge d’une lampe, semblait le génie funeste de ces lieux. Étendu, il paraissait encore plus grand et sa barbe se déroulait comme un fleuve de feu, à la lueur haletante des veilleuses. Autour de lui, ses hôtes, ses victimes, s’allongeaient, feignant d’absorber la fumée, affectant une volupté que rongeait l’angoisse des minutes à venir. A tout bien peser, quelles chances avaient-ils d’échapper au monstre ? Aucune. S’ils déjouaient la surveillance des serviteurs, s’ils passaient même à travers les balles, quelle autre perspective que d’attendre sur une mer déserte, dévorés par la faim et la soif, un navire qui peut-être ne passerait jamais. La mort planait sur eux. Helven, le plus audacieux de tous et qui, parce que le plus jeune, avait le moins peur de mourir, sentit bouger en lui le trouble démon du désespoir.
C’est alors que la voix s’éleva — la voix qui l’autre soir avait parlé :
« L’opium est la route qui conduit à la mort, c’est le sentier baigné d’aromes qui descend vers les profondeurs. Trois esclaves à la peau noire, trois esclaves endormis gardent le seuil de mon palais ; l’enclos sacré est ceint de pavots ; le soleil de midi ne le frappe point ; mais, seuls, l’ont effleuré les rayons du couchant et les bleues écharpes de la lune. O mes amis, quand vous connaîtrez mon palais, vous n’élirez pas d’autre demeure.
« Que sont maintenant pour moi les tristes fils des vivants ? Que sont pour moi les fruits acides de la terre ? Que sont pour moi les voluptés des mortels, puisque je connais la joie de Dieu ? O mes amis, quand vous connaîtrez mes festins, le pain des hommes aura pour vous le goût des cendres.
« Voici que je dirige mes regards sur le chemin parcouru ; voici que je considère l’œuvre accomplie. Et l’amertume envahit mon cœur, comme la mer montante le sable des grèves. Car mon désir est tourné vers une autre contrée ; ma tête cherche d’autres ombrages et les palmes de cette terre ne sont pas une aile assez douce à la lassitude de ma vie.
« Dès l’aube de ma jeunesse, j’ai connu la force et la puissance et j’en ai usé pour la plus grande gloire du Très-Haut. Les hommes ont été entre mes mains comme les cymbales aux mains des Lévites et de leurs ossements choqués, j’ai fait jaillir la louange de l’Éternel. J’ai conduit mes frères et amis sur le seuil des terres promises et je les ai rejetés ensuite dans leur abjection, afin qu’ils ne blasphémassent point avec leur joie. J’ai semé la douleur et j’ai fait pousser le mal comme la plante robuste dans une terre grasse, parce que la douleur et le mal glorifient Dieu et qu’ils sont sa justification.
« Ma tâche est faite. La force de mes membres se tourne vers le repos. La mort s’ouvre devant moi comme la couche parfumée devant l’époux.
« Mes amis, vous pouvez m’en croire : il n’est volupté plus enivrante que celle de s’anéantir. Cette fumée qui baigne nos fronts n’est qu’un avant-goût des suprêmes délices.
« Et voici ce que je vous propose :
« Cherchons ensemble la mort la plus suave et le lit le plus moelleux. Écrivons sur le seuil de nos chambres ce mot : euthanasie. Qu’est-ce que le bain de Pétrone, l’eau empourprée de sang et de pétales de roses ? Qu’est-ce que le sommeil sous le mancenillier ? Il nous faut trouver autre chose. La science séculaire et notre propre divination nous aideront à cette découverte.
« Peut-être parviendrons-nous à franchir ce terrible fossé sur un pont de cristal ! Peut-être nous évanouirons-nous dans l’éther de quelque nuit laiteuse, comme, un soir de fête, s’évanouit l’écho d’une musique dans les bosquets, parmi les danseurs et les musiciens !
« O mes amis, cherchons à mourir ensemble de la plus belle des morts. »
La voix expira lentement.
— Voire ! pensa Leminhac. Je n’ai nulle envie de pratiquer ces macabres artifices.
Il se tourna et vit la place d’Helven déserte.
— C’est l’heure, murmura-t-il.
Le Maître de l’Ile reposait dans les ténèbres.
A pas de feutre, Marie, puis Leminhac, puis le professeur qui semblait fort ému et dont le binocle glissait à tout instant, se retrouvèrent dans la bibliothèque. La nuit était fort claire et la pièce, plongée dans une légère pénombre.
Helven, debout devant un rayon, déplaça le « Vathek » de Beckford. Un bruit se fit entendre, puis la porte secrète tourna.
D’un signe, Helven entraîna les autres derrière lui. Marie Erikow passa la dernière, attardée à retirer de son sac, non point le conseiller des grâces, mais un fort bon donneur d’avis à sept cartouches.
Leminhac fit jouer sa lampe électrique. L’escalier apparut. Ils descendirent. Leurs pas semblaient faire rouler des tonnerres. Ils serraient les dents et retenaient leurs souffles.
Parvenus au bas de l’escalier, ils s’engagèrent dans le couloir, assez large à son entrée. Le sol humide glissait. Leminhac n’allumait pas sa lampe de crainte qu’un rayon ne fût aperçu à travers quelque fissure du rocher.
Marie Erikow était prête à tout événement. Elle se sentait lucide et un peu grisée par le danger. On vit double, lorsque la mort vous guette.
Chose étrange, il lui parut que quelqu’un marchait derrière elle. Elle prêta l’oreille, tout en avançant. Aucun bruit suspect ne lui parvint. Mais c’était comme une présence, comme un souffle — quelque chose vivait dans l’ombre.
On arrivait au bout. Déjà les vagues détonnaient sur les parois rocheuses, d’une rumeur sourde et funèbre. Une fraîcheur salée mordit leurs lèvres. Le couloir se rétrécissait ; la route était fort basse. Il fallut se plier en deux.
Helven, qui marchait en tête, sursauta.
— Nous sommes perdus !
Devant lui, il aperçut un pan de nuit et quelques étoiles, le tout dans un orbe de roc strié de barreaux de fer.
— Une grille. Nous sommes perdus, perdus !
Leminhac, qui cheminait derrière lui, ne voyait rien.
Le passage était tellement étroit qu’Helven dut se mettre à quatre pattes. Il parvint ainsi à la grille. Il saisit les barreaux et tira à lui. La grille était ouverte.
Une onde d’espoir gonfla sa poitrine. Sur le rebord du rocher, il se redressa et sauta dans l’eau. Les autres le suivirent. Devant eux, le canot balançait sa forme sombre. Une vague les aspergea. Ils se hâtèrent.
Marie parvint la dernière à l’orifice, se traînant péniblement sur les genoux. Quand elle aperçut les étoiles et l’eau mouvante devant elle, elle rendit grâces à Dieu. Mais un souffle rauque la fit retourner. Cette fois-ci, ce n’était pas une illusion. Elle vit dans les ténèbres du boyau luire les yeux blancs qui avaient hanté ses songes.
— Le nègre !
La brute couchée tout de son long sur les lichens humides rampait vers elle. Déjà sa lourde main se tendait pour la saisir. On eût dit d’un reptile monstrueux, la bouche entr’ouverte sur l’éclair livide des dents.
Elle bondit. La nuit la happa. Elle était sauve.
Se retournant brusquement, elle tira la grille vers elle au moment précis où Tommy Hogshead empoignait les barreaux.
La tête hideuse du nègre ricanait derrière cette cage.
— Tant pis pour lui, pensa-t-elle.
Sa main ne trembla pas.
Un claquement sec. Un peu de cervelle éclaboussa le roc. La tête s’affaissa sur les barres, les yeux demeurèrent fixes et blancs, ouverts sur l’immensité.
Marie sauta dans la barque.
Ils étaient saufs.