Le roman d'une honnête femme
III
Un matin, étant en humeur de courir, je sortis escortée du fidèle Baptiste, vieux valet de chambre né dans la maison et l’âme damnée de son maître qui me l’avait laissé pour me servir d’écuyer dans mes promenades. Je passai la Berre et me dirigeai du côté de Saint-Paul. Je contemplais tour à tour le Ventour encapuchonné de nuages et au couchant une cime lointaine de l’Ardèche qui découpait sur l’horizon ses rochers glacés d’un lilas pâle et fin. Après bien des détours, au delà de Montségur, je trouvai un site qui me ravit par ce mélange de douceur et de sauvagerie que le midi offre seul.
Au-dessus du chemin qu’encaissent de petits murs moussus en pierres sèches garnis de cades et de genêts, s’élève une colline aride, âpre, effritée, toute recouverte de cailloux et de blocs en désordre. Parmi ces rocailles croissent de jeunes oliviers dont la chevelure grisâtre se détache sur le vert foncé d’un bouquet de chênes de haute futaie. Le bois dévale jusqu’au-dessous de la route qui s’enfonce sous des arceaux de verdure dont les ombres profondes étaient tachetées d’une lumière mate. Au travers d’une percée j’apercevais des bruyères, une cannaie aux quenouilles frissonnantes et un toit rustique d’où s’échappait un mince filet de fumée. Sur la lisière du bois paissait un troupeau de moutons noirs et blancs ; à leurs bêlements répondaient les cris d’une troupe de pies perchées sur la cime des arbres. Un vieux pâtre barbu qui portait en bandoulière une poche de serge verte, était occupé à la recherche des truffes et poussait devant lui sa laie en la harcelant de sa gaule. Je descendis de cheval, et j’arrivai à l’instant où l’animal commençait de fouiller le sol avec son groin. Le pâtre le suivait de l’œil dans son travail ; dès que la truffe fut à découvert, il écarta la pauvre bête en lui assenant un coup sec sur le nez et lui jeta quelques glands qu’elle dévora, faible salaire de ses peines, maigre consolation pour ses appétits déçus. Ce pâtre avait l’humeur enjouée et causante, et nous liâmes conversation. Le caractère de nos paysans de Grignan, comme leur pays, tient à la fois du Dauphiné et de la Provence ; ils ont la plupart une dignité douce et fière qui se met à l’aise avec tout le monde et que relève une pointe de vivacité méridionale. En apprenant qui j’étais, le cœur du vieux berger s’épanouit ; il connaissait les êtres de Lestang, où il avait été jadis en service ; dans son français mêlé de patois, il me parla de Max, me conta quelques anecdotes de son enfance ; j’aurais passé des heures à l’écouter.
« Oh ! le beau garçon que c’était ! me dit-il, mais vif, ardent ; quand la colère le tenait, on eût dit une rafale de bise. Je vous parle d’autrefois ; ne craignez rien, belle dame ; si bien marié, il ne se fâchera plus. »
Et là-dessus il me récita ce couplet d’une romance célèbre :
« Si dure que soit l’olive, le vent qui souffle à l’Avent ne laisse pas de la mûrir au point qui convient. »
J’allais lui répondre que j’étais fort rassurée, que l’olive avait mûri ; mais une figure extraordinaire qui parut entre les chênes, au bout du sentier, détourna mon attention. Imaginez un long corps sec et décharné, tout d’une venue, dont la maigre échine porte un long cou surmonté d’une petite tête pointue. A sa figure, à sa démarche, on eût pris ce personnage pour un hidalgo castillan, pour une façon de don Quichotte rongé de mélancolie et en quête d’aventures ; ce n’était qu’un honnête gentilhomme campagnard des environs, lequel ne rêvait point de moulins à vent. Il s’avançait gravement, suivi de deux domestiques vêtus de gris et précédé d’un caniche noir qui, l’oreille basse, paraissait prendre sa part des soins de son maître.
« Voilà M. de Malombré, me dit le berger, avec ses deux grisons et son vilain chien truffier que la fièvre étouffe ! Tant le chien que le maître, on a dîné quand on les voit. »
Et à ces mots, il s’en fut rappeler un de ses moutons qui s’écartait. M. de Malombré vint droit à moi, me fit un profond salut et m’adressa un petit compliment fort ampoulé où il me comparait à la belle Herminie retirée parmi les bergers, car il se pique de littérature. Au bout de chaque phrase, il souriait et soupirait, et son sourire était plus lugubre encore que ses soupirs. Quand il eut fini, il redressa sa petite tête au haut de son long corps et me considéra avec attention ; il semblait délibérer, se consulter.
« Madame la marquise, reprit-il enfin, béni soit le hasard qui m’a fait vous rencontrer ! Oserai-je vous demander la faveur d’un instant d’entretien ? J’ai des choses de la dernière importance à vous dire. »
Je pensai qu’il avait quelque vigne à vendre.
« Je n’entends rien aux affaires, monsieur, lui répondis-je. M. de Lestang est absent ; dès qu’il sera de retour je l’avertirai de votre désir. »
Le ton froid dont je lui répondis le troubla ; il poussa quatre soupirs coup sur coup.
« Vous ne m’avez pas compris, madame. J’ai à vous révéler certaines choses… C’est à vous seule que je dois les dire… Sans doute il vous paraît singulier… Hélas ! on ne peut toujours choisir ses moments. Croyez-moi, il est nécessaire… Il y va, madame, oui, madame, il y va de votre bonheur. »
Je ne savais à qui il en avait. Heureusement un incident tragi-comique fit diversion à son embarras et au mien. Le caniche, alléché par quelque secrète émanation de son gibier favori, s’était mis à fouiller au pied d’un chêne. Soit que sa figure lui déplût, soit jalousie de métier, la laie grogna, lui chercha noise. Peu endurant, le chien se fâcha ; d’un bond il se suspendit à l’une des oreilles du pesant animal, qui poussa des cris lamentables, et qui en se débattant réussit à saisir entre ses dents la queue touffue de son ennemi. Le berger accourut, et administrant aux deux combattants, sans acception de personne, de vigoureux coups de gaule, il parvint à les séparer. Puis, un peu fâché :
« Monsieur, libre à votre chien, dit-il au gentilhomme, de déterrer, s’il lui plaît, toutes les truffes de nos bois ; mais apprenez-lui à respecter les oreilles de nos cochons. Bien mal acquis ne profite guère. »
Cette remontrance piqua au vif M. Malombré, dont le visage se colora légèrement ; mais il savait commander à ses passions.
« Brave homme, se contenta-t-il de répondre, si vous considérez froidement le cas, vous reconnaîtrez que les torts étaient au moins partagés. Sans doute mon chien Amadis a l’humeur trop prompte, mais en revanche votre laie a eu le tort de jalouser bassement ses incomparables talents… Mon Dieu ! continua-t-il en me regardant, il y a place au soleil pour le bonheur de chacun ; pourquoi faut-il que personne ne se contente de ce qu’il a, tant le bien d’autrui, tant le fruit défendu a d’appas ? Le monde ira mieux, madame la marquise, quand la chèvre broutera où elle est attachée. »
A ces mots, il soupira profondément, me salua et s’éloigna en adressant à son chien des consolations marquées au coin de la plus sage philosophie. Je pris congé du berger et remontai à cheval. Quel homme était-ce que M. de Malombré ? Qu’avait-il donc à me dire ?… « Il y va de votre bonheur… » Avait-il toute sa tête ? battait-il la campagne ? Ce qui est bien certain, c’est que la mélancolie flegmatique du personnage avait fait impression sur moi. Il me semblait qu’une apparition sinistre venait de traverser ma vie, et je me surpris à presser la marche de mon cheval, comme si j’avais voulu fuir un danger. Fuir, toujours fuir ! Je crus entendre la voix de Mme de Ferjeux qui criait : « Une fuite ! une déroute ! » Je mis mon cheval au pas, et quand Baptiste se fut rapproché :
« Qui est M. de Malombré ? lui dis-je.
— Un franc original, madame, qu’on a surnommé dans le pays la grande chauve-souris. »
— Mais encore ?
— Un riche propriétaire de vignobles et de mûriers, ce qui ne l’empêche pas de donner la chasse aux truffes dans les bois communaux.
— Je m’explique son sobriquet : il a l’air lugubre.
— Sans compter que, passé la saison des truffes, il ne sort guère de chez lui qu’au crépuscule. Le reste du temps, il observe le pays du haut de sa tour, l’œil collé à une longue lunette qu’il braque sur les maisons et sur les passants… Eh ! vraiment, ajouta-t-il, madame peut apercevoir d’ici son château, là-bas, à une portée de fusil de Chamaret.
— Il y a bien trois kilomètres de ce château à Lestang, repris-je naïvement après un silence.
— Oui, madame, à vol d’oiseau ; mais M. de Malombré a des enclaves chez ses voisins, et l’un de ses champs s’étend jusqu’aux berges de la Berre, en face de nos bois ; c’est la rivière qui fait la séparation entre les deux domaines. »
« La bonne idée qu’elle a eue là ! » me dis-je, et je me remis à trotter. Le soir était venu. Je réussis à me distraire en contemplant au-dessus de ma tête deux nuages fauves entre lesquels scintillait une étoile, la première qui eût apparu. Les nuages semblaient à tout instant sur le point de se rejoindre et de l’engloutir ; mais l’étoile scintillait toujours.
J’espérais trouver en arrivant quelques lignes de Max ; mon attente fut trompée. Je dînai tristement ; en sortant de table, je pris la plume et commençai une lettre à mon père.
« Comment se porte Louveau ? Vos cheminées fument-elles ? Je voudrais qu’un peu de cette fumée arrivât jusqu’ici, dût-elle me faire pleurer ; elle me parlerait de vous et me tiendrait compagnie. Max est absent ; je suis toute seule, mon salon me semble deux fois trop grand. Quand viendrez-vous ? Vous dérangeriez, dites-vous, notre lune de miel. Un père tel que vous n’a jamais rien dérangé. Némésis vous réclame ; notre dévotion ne lui suffit point : dans le bonheur, on néglige les dieux. Du reste, elle ne regrette que vous et non les brumes du Jura. Notre ciel est doux, et nos paysages vous offriront cette beauté que vous regardez comme le charme suprême de la poésie grecque, la netteté des lointains, la transparence des horizons. J’ai fait tantôt une belle promenade ; ce qui me l’a gâtée, c’est la rencontre que je fis d’un original… »
Je posai la plume. « Ah ! c’est trop fort ! pensai-je. Mon père a bien affaire de M. de Malombré et de son chien truffier ! »
Je me mis au piano, mais je le quittai bientôt. Je m’assis au coin du feu ; je contemplai fixement les tisons. Il est des moments où le sentiment de la fragilité du bonheur est si vif qu’on souhaiterait presque d’être malheureux. Dans ce monde où tout change, il est aisé d’acquérir ; mais conserver est presque un miracle. Je me comparais à un enfant qui a pris un oiseau et qui sent dans sa main le battement et l’effort de ses ailes. Que les doigts de l’enfant se desserrent, et l’oiseau s’envolera, — et malgré lui l’émotion lui fait ouvrir la main.
Un domestique entra et me remit un billet encadré d’or et d’azur qu’un petit paysan venait d’apporter. Il était ainsi conçu :
« Madame la marquise, veuillez, je vous en conjure, avoir confiance en moi et me marquer une heure où je pourrai vous entretenir sans témoins.
« Agréez, madame la marquise, les hommages respectueux de votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« Hector de Malombré. »
Je répondis sur-le-champ :
« Monsieur, vous faites appel à ma confiance : on ne la donne point à un inconnu, et dans le cas dont il s’agit je ne vois pas quel sens peut avoir ce mot ; mais si vous avez quelque service pressant à me demander, vous me trouverez chez moi demain matin, je serais heureuse de pouvoir vous obliger. »
Le lendemain matin, je me promenais sur la terrasse, jetant par intervalles un regard distrait sur le pavillon dont on posait le toit, quand j’entendis un roulement de voiture et vis entrer dans la cour l’une de ces carrioles à deux places et à deux roues qui sont en usage dans le pays. Bientôt parurent devant moi M. de Malombré et son chien, dont la queue était précieusement serrée dans une compresse nouée d’une faveur rose. Le gentilhomme regardait à droite et à gauche et paraissait ne s’avancer qu’avec précaution. Il portait à sa boutonnière un bouquet de pervenches dont la fraîcheur jurait avec ses joues sèches et son teint olivâtre. Il me salua comme la veille avec une gravité cérémonieuse, et s’asseyant près de moi :
« Le pauvre Amadis a bien souffert ! » me dit-il d’une voix creuse en me montrant du doigt le dolent animal, et il me fit une vive peinture de ses souffrances, le panégyrique de ses miraculeux talents, le détail de tous les soins qu’il avait donnés à son éducation. Puis, ayant épuisé ce propos, il attacha sur moi ses yeux ternes, soupira et me dit :
« Madame, si intéressant que soit Amadis, ce n’est point de lui que je veux vous entretenir ; un sujet plus grave m’amène ici, et je suis sûr que vous excuserez ma démarche quand vous connaîtrez le sentiment qui me l’a dictée. Je suis pour vous un inconnu ; mais une bizarrerie étrange de la fortune a voulu que le sort de cet inconnu fût lié au vôtre, et que nous eussions, vous et moi, des intérêts communs à défendre.
— Cela me paraît aussi étrange qu’à vous, interrompis-je, et je vous avoue que vous piquez ma curiosité.
— Ayez un peu de patience, madame, reprit-il en poussant un nouveau soupir, et sachez d’abord qu’à peu de distance de mon château, et tout près de la Berre, se trouve une petite maison de campagne qui resta longtemps inhabitée. M. Mirveil, à qui elle appartenait, fut pendant de longues années consul dans une des échelles du Levant. Il en revint il y a trois ans, ramenant avec lui sa jeune femme, une Levantine d’une merveilleuse beauté. Excusez-moi, madame ; je sais bien que toute beauté pâlit auprès de la vôtre, mais j’ose dire qu’après vos yeux ceux de Mme Mirveil sont les plus beaux qui se puissent voir dans tout le monde.
— Passons, passons, lui dis-je, cette question m’intéresse peu.
— Vous êtes vive, madame, poursuivit-il ; je ne m’en plains pas : votre vivacité pourra nous être utile ; mais, pour reprendre mon récit, je vous dirai que peu de temps après son arrivée M. Mirveil mourut. Les attraits de sa jeune femme avaient fait sur moi la plus vive impression. Dès que les convenances me le permirent, je me déclarai, j’offris à Mme Mirveil mon château, mon cœur et ma main. Cette femme cruelle… Ah ! madame la marquise, j’ai bien souffert. Mon visage n’en dit-il rien ? »
M. de Malombré s’étendit aussi longuement sur ses souffrances qu’il avait fait sur celles d’Amadis ; il les décrivit dans un style fleuri de madrigal ; il composait quelquefois des bouquets à Iris. Je crois qu’il aimait Mme Mirveil, je crois qu’il aimait aussi une vigne enclavée dans ses champs ; je crois qu’il eût été bien aise d’avoir une jolie femme qui charmât sa solitude, je crois aussi que la vigne… (on aime à s’arrondir, et rien n’est incommode comme une enclave) ; je crois enfin que M. de Malombré était aussi romanesque qu’intéressé, et que ses intérêts et ses sentiments s’embrouillaient si bien dons son esprit, que lui-même ne s’y reconnaissait pas.
« Mme Mirveil, continua-t-il, fut longtemps sourde à mes prières, et j’essuyai d’elle des refus humiliants qui auraient rebuté un cœur moins épris. Cependant sa pauvreté plaidait pour moi ; son mari, dont les affaires s’étaient dérangées, lui avait laissé presque pour tout avoir une maisonnette entourée d’une vigne de médiocre rapport. On n’est pas belle sans aimer la toilette ; on n’est pas Levantine sans avoir tous les goûts coûteux. Elle se radoucit, consentit à m’écouter, me donna quelques espérances ; mais ma mauvaise étoile voulut que par un hasard fâcheux elle fît la connaissance de M. de Lestang et qu’elle s’éprît pour lui de la plus folle passion. J’ai trop de tact, madame la marquise, pour m’appesantir sur ce point délicat ; je ne sonderai point le mystère de leurs relations ; il en courut des bruits qui me percèrent le cœur. Ah ! si Amadis, ce cher confident de mes peines, pouvait parler ! Ses récits, madame, vous arracheraient des larmes… Mais il suffit de vous dire que Mme Mirveil se berçait du fol espoir d’être épousée. Quand elle vit s’éloigner subitement celui qu’elle appelait le plus beau des marquis, et que peu après on lui annonça son mariage, elle tomba dans un morne désespoir. Pendant un mois, elle demeura enfermée chez elle, défendant sa porte à tout venant, roulant dans sa tête, m’a-t-elle dit plus tard, des projets de suicide ou de vengeance. En vain je tentai de forcer la consigne, je ne pus pénétrer jusqu’à elle.
« Je ne suis, madame, ni de mon temps ni de mon pays ; ma constance a des obstinations dignes des antiques paladins. Après une longue suite d’assauts toujours repoussés, la place se rendit ; je fus reçu, je parlai, je me fis écouter. Mme Mirveil me promit de combattre sa douleur, de chercher à oublier. Un jour je crus voir son front s’éclaircir ; me jetant à ses genoux, je la conjurai de prendre enfin pitié de mon long martyre, de décider de mon sort. Elle me pria de lui accorder quelques heures de réflexion, me remit au lendemain.
« J’arrive à l’heure convenue : la maison était vide. O retours inattendus d’une passion qu’on croyait morte ! C’est une véritable maladie que l’amour, madame la marquise ; j’en sais quelque chose. Surprise à l’improviste par une crise de ce terrible mal, Mme Mirveil venait de partir pour Paris : elle voulait revoir son infidèle. Après bien des peines et des pas perdus, elle le revit, paraît-il, dans une fête, et quand, peu de jours après, elle revint ici, tout l’heureux effet de mon éloquence était détruit. Elle me traita avec le dernier mépris, m’interdit de lui reparler de mon amour, me déclara qu’elle ne se remarierait jamais, qu’elle ne voulait plus vivre que pour la vengeance, que le châtiment du perfide qu’elle avait trop aimé pouvait seul adoucir l’amertume de ses regrets, que ce châtiment avait déjà commencé, qu’elle avait lu dans les yeux de M. de Lestang un sombre ennui, le repentir, peut-être le remords. D’autres fois elle prétend qu’il lui a été ravi par d’indignes manéges, et c’est sur vous, madame, qu’elle fait retomber tout le poids de son courroux. Elle saura, dit-elle, humilier sa rivale.
« C’est une étrange personne que Mme Mirveil : tour à tour vive ou languissante, emportée ou rêveuse, sujette à de fréquentes bourrasques, insouciante des convenances, incapable de gouverner sa langue et son cœur. Vous voyez, madame, que je ne me dissimule point ses défauts. Hélas ! la connaissance que j’en ai ne sert qu’à me la rendre plus chère. Cette pauvre femme vous hait, elle a juré de se venger. Vous êtes sûre, je le crois, du cœur de M. de Lestang ; cependant, au nom de notre commun intérêt, empêchez à tout prix qu’il ne la revoie, sinon… »
Quoique à plusieurs reprises j’eusse essayé d’interrompre M. de Malombré, il ne s’était point laissé déconcerter comme la veille. Son discours était préparé, il le récitait avec un flegme imperturbable, et je l’écoutai, malgré moi, jusqu’au bout. Étrange avidité de souffrir qui est en nous ! Mais à ces derniers mots la révolte que me causait l’indélicatesse de sa démarche l’emporta sur tout autre sentiment : je me levai, le regardai avec hauteur, et j’allais lui exprimer toute mon indignation, quand Baptiste parut, m’apportant une lettre de Max. Dès qu’il l’aperçut, M. de Malombré quitta son siége, et, élevant la voix : « Madame, me dit-il, veuillez recommander à l’attention de M. de Lestang la petite affaire dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir. Le vin de ma vigne de Sainte-Cécile a, je vous le répète, un fumet exquis, vin généreux, plein de séve, vrai nectar. Je peux lui en remettre une feuillette. Quant aux conditions, nous les débattrons avec cet esprit d’équité qui convient entre gentilshommes et entre voisins. »
Cela dit, il s’inclina, appela son chien, et s’éloigna de son pas grave et mesuré.
Après m’avoir remis la lettre, Baptiste était demeuré à quelques pas de moi, me regardant du coin de l’œil. Comme il ne quittait pas la place, je lui demandai ce qu’il avait à me dire.
« Oserais-je représenter à madame, répondit-il, que M. le marquis a peu de goût pour M. de Malombré, et qu’il serait fâché d’apprendre que madame l’a reçu ?
— Ne craignez rien, Baptiste, lui dis-je, et sachez que désormais, quand M. de Malombré se présentera à Lestang, je n’y serai pas.
— Madame y perdra peu, reprit-il avec un sourire. Il n’est reçu chez personne ; il a dans le pays la réputation d’être visionnaire, gobe-mouches, méchante langue, et d’aimer à faire battre les montagnes. »
J’aurais volontiers serré la main à ce brave Baptiste ; il venait en aide à cette partie de moi-même qui se refusait à croire et qui disait : « Le bonheur que donne l’amour est une chose noble et sacrée ; préservons-le avec un soin jaloux de toute profanation. Que le cèdre de la montagne tombe frappé de la foudre, cette fin est digne de lui : mais que les insectes et les parasites tarissent sa séve généreuse, que des animaux malfaisants fouissent la terre à son pied et dévorent ses racines, une telle indignité lui doit être épargnée. »
La lettre de Max était brève ; mais il m’y annonçait son prochain retour. Cette bonne nouvelle agit sur moi comme un charme bienfaisant ; elle dissipa mon inquiétude, changea le tour de mes idées. Je me promis d’oublier la visite de M. de Malombré ou de la compter au nombre de ces incidents fortuits et burlesques dont on ne se souvient que pour en rire. Et assurément l’étrangeté du personnage, sa tête qu’on eût volontiers coiffée de l’armet de Mambrin, son bouquet de pervenches, ses joues sèches, ses éternels soupirs, son miraculeux Amadis avec sa compresse et sa faveur rose, ce brûlant amour pour une chatte angora compliqué d’une passion malheureuse pour une vigne, tout cela prêtait à rire.
Deux jours plus tard, revenant d’une promenade, je rattrapai sur la route de Chamaret un méchant coupé traîné par un bidet efflanqué, couleur poil de souris. Au moment où j’allais le dépasser, mon cheval fit un écart ; le bidet effrayé recula brusquement. Un cri de terreur partit de l’intérieur du coupé, et je vis s’avancer une jolie tête de poupée dont les yeux en rencontrant les miens s’enflammèrent de courroux. La poupée parla :
« Quand on ne sait pas tenir un cheval, s’écria-t-elle d’une voix aigre, on devrait éviter les chemins battus. »
Cette voix de perruche, je l’aurais reconnue entre mille. C’était bien celle qui avait dit un soir : « Le beau marquis fait des comparaisons !… » Et je m’étais enfuie de Paris. Qu’étais-je venue chercher à Lestang ?
Je repartis au triple galop, et tout en galopant je me disais : « Ce n’est après tout qu’une poupée. »