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Le roman d'une honnête femme

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II

Le soir du même jour, Max partit pour aller faire la chasse au loup. Le bruit courait que, par le plus grand des hasards, deux de ces animaux étaient descendus dans la plaine, qu’ils avaient été vus près de Taulignan, et que les paysans faisaient une battue. On parlait déjà de bergeries dévastées et d’enfants dévorés : à midi on en nommait deux, le soir ils étaient quatre, tous heureusement bien portants. Faute de lions, on chasse au loup. Dans la disposition d’esprit où il était, Max n’était pas homme à manquer cette occasion de se secouer et de se distraire. « Fatigue ton corps pour reposer ton âme », cette maxime résumait toute son hygiène.

Il ne fut de retour que le surlendemain, vers midi. Contrairement à toutes ses habitudes d’étiquette, je le vis entrer au salon dans son équipage de chasse, c’est-à-dire assez mal accommodé, comme un homme qui a bivouaqué deux nuits dans les bois. Les plaisirs de la chasse ne l’avaient pas déridé ; il avait l’air plus soucieux qu’au départ, et un nuage pesait sur ses deux sourcils. Il me lança en entrant un regard singulier, et, se jetant dans un fauteuil, il se mit à relire un papier que l’on venait de lui remettre.

« Eh bien ! lui demandai-je, rapportez-vous vos deux loups ?

— Je soupçonne que c’étaient deux lièvres », me répondit-il d’un ton bref.

Il se leva, s’adossa contre la cheminée et resta là, les bras croisés et le regard fixe, comme un homme qui rêve. S’apercevant que je l’observais, pour se donner une contenance, il tira machinalement son couteau de chasse de sa gaîne, en examina avec soin la lame, puis, le jetant brusquement sur la cheminée, il reprit le papier qu’il avait serré tout chiffonné dans son carnier et s’approcha de moi pour me le présenter ; mais au moment de me le remettre il se ravisa et sortit avec fracas. Vingt minutes plus tard, je le vis paraître sur la terrasse ; on lui amena un cheval, il s’élança en selle, enfonça violemment l’éperon dans le flanc de l’alezan et partit au galop.

Il ne revint pas pour dîner. Je passai la soirée seule au salon ; dix heures sonnèrent, et j’allais me retirer quand j’entendis son pas dans le vestibule. Je ne sais ce qu’il me dit en entrant ; mais il avait le sourire sardonique et la voix saccadée. Ce n’était plus l’enfant prodigue, c’était le Max d’autrefois, et je n’en fus pas fâchée : je savais à qui j’avais affaire, je n’étais plus dépaysée.

« Aimez-vous les vers ? me dit-il en s’asseyant près de moi.

— Quand ils sont bons, lui répondis-je.

— Il faut être indulgent pour les vins du cru, reprit-il. La butte de Chamaret n’est pas le Parnasse. Voici ce que les muses de l’endroit ont dicté à un homme de bien qui ne vous est pas inconnu. »

Il mit sous mes yeux le papier chiffonné que vous savez. Je reconnus sur-le-champ la belle écriture de M. de Malombré et ses majuscules fleuries. Voici les vers :

J’aimais Iris ; hélas ! tu me ravis son cœur.
Je pleurai ma maîtresse et maudis le voleur.
Mais un vengeur m’est né qui, sortant d’une trappe,
S’en vient tout affamé mettre chez toi la nappe.
A ta barbe, marquis, il croque en paix ton bien.
Mon voleur est volé : je ne regrette rien.

— Cette pièce, dis-je froidement, est un chef-d’œuvre de calligraphie.

— Et les vers, les vers ! dit-il. Il ne faut pas être si difficile. Je savais que M. de Malombré tournait dans ses loisirs des bouquets à Chloris ; notre homme a de la littérature, il sait sur le bout du doigt son Parny ; mais j’ignorais qu’il s’entendît à aiguiser l’épigramme. Peste ! il a une touche mâle et fière, le tour libre et le beau choix des mots. J’admire surtout cet hémistiche : qui sortant d’une trappe… Sentez-vous bien, madame, toute la finesse de cette allusion ?

— Vous vous montez la tête pour peu de chose, lui dis-je. Il n’y a vraiment pas de quoi crier au miracle. Moi, je trouve ces vers obscurs ; ils auraient besoin d’un commentaire.

— Comme nous nous rencontrons ! reprit-il. Je me suis achoppé comme vous à certains passages difficiles, et, l’auteur n’ayant pas jugé à propos d’annoter son sixain, j’ai eu recours à votre meilleure amie, Mme d’Estrel. Elle est femme très-entendue en ces sortes de choses, et m’a fourni tous les éclaircissements que je désirais. »

Je ne pus m’empêcher de tressaillir ; je le regardai, puis j’attirai à moi mon éternelle tapisserie, que j’avais posée sur la table, et je me remis à tirer l’aiguille. Il se fit un long silence, interrompu seulement par le balancier de la pendule ; il me sembla qu’elle avait perdu son timbre accoutumé : d’une voix sèche et rauque, elle accentuait fortement les secondes, et chacun de ses battements venait me frapper au cœur.

Enfin Max reprit d’un ton brusque :

« Franchement, madame, vous êtes en train de faire une sottise. »

Et comme pour toute réponse je m’inclinais légèrement :

« Ne craignez pas que je prétende gêner votre liberté, poursuivit-il. Je me souviens de notre convention. L’homme auquel vous vous intéressez n’a rien à redouter de moi, et, s’il le faut, je lui laisserai le champ libre. J’ai donné ma parole, je la tiendrai ; mais l’autre jour vous m’avez favorisé de vos bons conseils ; souffrez que je vous rende la pareille.

« Vous avez une superbe partie à jouer, car vous avez en main les meilleures cartes. Croyez-moi, c’est une heureuse créature qu’une femme dont le mari a eu des torts et cherche à se les faire pardonner ; elle peut tout vouloir, tout exiger, elle mène son monde à la baguette. Je m’imaginais que vous sentiez les merveilleux avantages de votre position. Pas du tout ; vous allez tout gâter par un caprice. Et pour qui ce caprice ? Que les femmes sont bizarres ! Parmi tant de héros, elles choisissent toujours Childebrand. L’été dernier, nous avions ici fort bonne compagnie. Le petit vicomte qui est homme d’esprit et de goût (vous souvient-il de ses historiettes et de ses romances ?) avait en vous parlant le cœur gros de soupirs et ne demandait qu’à tomber à vos pieds. Avez-vous même daigné vous apercevoir de ses empressements ?… Et tout à coup vous allez vous éprendre de qui ? D’un petit garçon qui est parti à toutes jambes de Corfou pour venir s’enfermer à la Trappe ! Aimer un dévot ! En sentez-vous les conséquences ? Mais quel charme a donc jeté sur vous cet intéressant jeune homme ? On le dit un peu fou ; je le vois d’ici : un esprit malade, tourmenté. Ce genre de séductions ne manque jamais son effet sur une femme… Je serais curieux, par exemple, d’imaginer sur quoi roulent vos entretiens. Il vous parle beaucoup de lui, cela va sans dire. C’est un écheveau d’or que le moi d’un dévot, et il n’a jamais fini de le dévider. Apparemment il vous conte dans le plus minutieux détail ses retraites à la Trappe. Aiguebelle est un charmant endroit, l’un des plaisirs de mon enfance était d’y aller entendre chanter matines ; mais enfin les beautés de ce sujet ne sont pas inépuisables. Votre héros vous a-t-il expliqué comment se disent les coulpes, comment se font les couronnes, la différence des fêtes de sermon majeur et de sermon mineur, à quoi l’on distingue une inclination profonde d’une médiocre, comme on s’y prend pour faire une satisfaction et dans quel cas on se met sur les formes, sur les articles et sur les miséricordes ? J’aime à croire qu’il joint l’action au discours, — rien n’éclaircit mieux les idées, — et qu’il représente au naturel devant vous les diverses sortes de prosternations.

— Allez, continuez, lui dis-je ; je ne sais pas à qui vous parlez, mais vous ne m’ennuyez pas.

— Mon Dieu ! poursuivit-il, je ne nie pas les mérites d’un amant dévot. D’abord l’espèce en est rare, et les femmes ont la manie des curiosités. Et puis ces gens-là se connaissent en petites pratiques, en menus suffrages ; ils ne sont pas pressés d’en venir au fait ; ils allongent le chemin, s’attardent aux préliminaires ; ils font l’oraison jaculatoire devant toutes les petites chapelles, le maître-autel n’y perdra rien ; les plus patients font les stations des sept églises pour gagner les indulgences ; qu’importe ? on finit toujours par arriver. Et qui dira la douceur de leurs soupirs mystiques ? Ils débitent leurs galanteries dans le jargon de la dévotion, ils entremêlent à leurs déclarations des Ave Maria, leur amour officie avec un diacre à ses côtés, leurs désirs ont de longues ailes blanches de séraphin ; le cœur de leur maîtresse est pour eux comme l’autel où est déposé le saint-sacrement, et daigne-t-elle abaisser sur eux un regard favorable, ils se mettent sur les articles (voyez si je suis au fait !) comme lorsque l’Angelus tinte ou qu’on sonne la petite cloche pour l’élévation. Votre jeune homme est, dit-on, fort innocent ; il n’a pas encore de l’école. Je m’assure qu’il ne vous demande pas à tâter votre robe et qu’il s’inquiète peu si l’étoffe en est moelleuse ; mais du moins j’aime à croire qu’il vous traite de suave merveille, que vous êtes son bien, sa quiétude, et qu’il admire en vous l’auteur de la nature.

— Est-ce tout ? lui dis-je.

— Non, ce n’est pas tout, car enfin qu’une femme ordinaire se laisse prendre à de pareilles pauvretés, j’y consens de grand cœur ; mais vous, madame !… Ah ! sur mon honneur, je ne vous comprends pas. Vous plaît-il de raisonner un peu ? Qu’est-ce donc, après tout, qu’un dévot ? Un homme qui a peur de l’enfer. Connaissez-vous dans le monde un sentiment moins chevaleresque que celui-là ? Travaille à ton salut ! maxime d’égoïste qui n’a jamais fait que de petits esprits et de petits cœurs. Qui pensez-vous, je vous prie, qui soit plus agréable à Dieu, d’un être criminel et souillé, s’il est resté capable de se donner à quelqu’un ou à quelque chose, ou de ces bigots saintement personnels qui spéculent sur leurs vertus, et qui, prenant sur leurs plaisirs, placent leur épargne en hypothèque sur le ciel ? Affaire de calcul, d’intérêt bien entendu : la vie est si courte ! laissez-les se mortifier un peu ici-bas ; à ce prix, ils auront l’éternité pour s’aimer en paix !…

« Si mécréant que je sois, je crois un peu à la raison et à son Dieu ; soyez sûre qu’à ses yeux les vices ne sont pas ce qu’il y a de pire au monde, et qu’il est plus sévère pour les calculs. Eh ! dites-moi, ne parle-t-on pas d’une femme qui courait les rues de je ne sais quelle ville tenant d’une main une torche et de l’autre un grand seau d’eau, la torche pour incendier le paradis, le seau pour éteindre les flammes de l’enfer ? Voilà, madame, la religion de notre siècle, et je sais que c’est la vôtre… D’ailleurs veuillez considérer qu’en amour un dévot ne peut répondre de lui-même. Votre jouvenceau est évidemment épris, et ce n’est pas ce qui m’étonne ; il se grise de sa passion : adieu ses terreurs ! il oublie la Trappe et l’enfer. Qui vous dit pourtant qu’un beau jour il ne lui viendra pas un scrupule ? Les dévots ne se règlent en toute chose que sur les oracles de leur mystérieuse conscience. En dehors des pratiques qui conduisent au ciel, tout leur paraît indifférent, ils ne voient de nuances ni dans le bien ni dans le mal. Nous autres qui ne nous piquons pas d’être des saints, le code de l’honneur nous tient lieu de catéchisme, et s’il nous accorde certaines dispenses que la religion refuse, en revanche il prévoit tout, nous ne sommes jamais quittes envers lui, et c’est souvent où la morale finit que nos devoirs commencent. Mais qu’un dévot dégrisé vienne à voir dans sa maîtresse un obstacle à son salut, il ne se fait pas conscience de la planter là à l’exemple du bigot Énée, en ne lui laissant que ses yeux pour pleurer, et il court s’enterrer dans une cellule pour y gémir sur ses égarements et redemander à grands cris son lopin de paradis !

— Mme Mirveil et tant d’autres, lui dis-je…

— Mme Mirveil, interrompit-il avec humeur, n’était pas une Didon ; elle ne m’a jamais aimé et n’aspirait qu’à devenir marquise ; mon seul tort fut de m’en apercevoir trop tard.

— Vous avez réponse à tout, repris-je. Je vous admire, il faut que vous ayez fréquenté quelque savant casuiste qui vous a initié à tous ses secrets. Cependant il est toujours dangereux de forcer son naturel ; entre nous, je ne crois pas que la théologie soit votre fait ; malgré tous vos efforts, vous n’y ferez jamais de bien grands progrès. Traitez d’autres sujets qui soient mieux de votre compétence. Parlez-moi plutôt de ces dames, contez-moi leurs grâces, leurs chatteries, leurs aimables lubies, comme elles s’y prennent pour faire leur visage, tous les mystères de leur boudoir et les séductions de leur entretien. »

Il fronça le sourcil.

« Vous avez tort de plaisanter, madame, me dit-il.

— Je ne plaisante pas, je suis au moins aussi sérieuse que vous.

— Voulez-vous répondre franchement à une ou deux questions ?

— Ah ! permettez, dis-je en me levant, sur votre demande nous avons supprimé d’un commun accord la question ordinaire et extraordinaire. Aussi bien que vous importe ? En quoi tout cela vous touche-t-il ?

— Je vous jure, interrompit-il, que s’il ne s’agissait que de moi, je serais moins pressant. Hélas ! que me reste-t-il à perdre ? Mais il s’agit de vous, de votre bonheur…

— Et je sais par expérience, interrompis-je à mon tour, que je vous suis plus chère que vous-même. Vos ingénieuses attentions, et tout dernièrement les témoignages héroïques de dévouement que vous m’avez prodigués, m’en sont garants. Cependant il ne faut rien outrer ; vous m’avez fait entendre de sages conseils : on les méditera comme ils le méritent, vos conseils ; mais n’exigez pas que je satisfasse toutes vos curiosités, ni que je discute vos rêveries ; ce serait me vendre un peu cher vos coquilles. Restons-en là, monsieur, et surtout ne vous donnez pas cet air chagrin, mauvaise humeur de chasseur qui a fait buisson creux. Patience, ils ne sont pas perdus, vos deux loups. Bonne nuit, je tombe de sommeil ; tâchez de vous réveiller demain avec des idées riantes. On ne revient pas toujours bredouille. »

Il essaya de me retenir, mais en vain ; il me tardait d’être seule, je n’aurais pu soutenir plus longtemps la fatigue de cet entretien sans que mon émotion se trahît. Bien des sentiments divers se pressaient en moi, la surprise que cause toujours un événement même attendu, parce que rien n’arrive comme nous le pensions, un vif ressentiment de la trahison de Mme d’Estrel, une inquiétude qui cherchait à prévoir l’avenir, et par-dessus tout une sorte de malaise vague, indéfinissable ; mon cœur n’était pas sorti sain et sauf du combat ; les portraits de fantaisie, les sarcasmes, les prédictions de Max l’avaient troublé dans ses espérances ; il souffrait pour ainsi dire d’une meurtrissure secrète, et il se reprochait cette souffrance comme une indigne faiblesse, car il protestait que pas un trait n’avait porté.

Je réussis à grand’peine à m’endormir ; mais je fus réveillée par un bruit de pas : quelqu’un allait et venait dans la galerie, je crus même entendre à ma porte le murmure d’une respiration oppressée. Tout se tut, et je me rendormis. Une heure plus tard, nouvelle alerte ; il m’avait semblé qu’une voix déchirante m’appelait par mon nom ; je me réveillai en sursaut, dévorée d’une terreur mêlée de joie. Je maudis les rêves, j’eus honte de ma folie, mais je ne pus refermer l’œil.

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