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Le roman d'une honnête femme

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IV

Un profond silence régna pendant le dîner. Baptiste, qui nous servait, paraissait inquiet ; il consultait souvent le visage de Max : c’était son baromètre. Dans son trouble, un plateau lui échappa des mains, et, en me versant à boire, le bras lui tremblait si fort qu’il répandit de l’eau sur mon assiette. Évidemment les hirondelles volaient bas.

En sortant de table, Max me suivit au salon, où je repris ma tapisserie, qui n’avançait guère. Il tourna quelque temps autour de moi, puis sortit, et, bien qu’il ventât et que le froid fût piquant, il se promena près d’une heure sur la terrasse. Je l’entendais aller et venir le long de la maison ; sa démarche était vive et saccadée ; quelquefois le bruit d’une rafale se mêlait à celui de ses pas, et ces deux bruits se confondaient dans mon cœur. A plusieurs reprises je crus l’entendre parler ; peut-être causait-il avec le vent ; les deux orages se concertaient. Il me semblait qu’un danger était suspendu sur moi. Mon sort allait-il se décider ? J’avais le souffle court ; par instants, mes cheveux me pesaient. Une grosse mouche épargnée par l’hiver vint se heurter brusquement contre l’abat-jour de ma lampe, et je tressaillis. Les murs, les meubles, les tableaux semblaient être dans l’attente comme moi ; ils avaient un air solennel, un visage de circonstance, et nous échangions des regards mornes. Deux fois Max s’approcha de la porte : je crus qu’il allait entrer, et tout mon sang reflua vers mon cœur ; mais après s’être arrêté sur le seuil il s’éloigna, et je lui en voulus de m’avoir pour ainsi dire déçue dans ma crainte.

« Ne sera-ce que demain ? pensais-je. Il est temps d’en finir ; arrive que pourra ! il faut qu’il arrive quelque chose. »

Enfin Max rentra. Sans que nous nous en doutions, nos esprits s’étaient rencontrés, car de la porte il me cria :

« Cela ne peut durer plus longtemps, madame. La mort vaudrait mieux. Vous êtes-vous avisée d’un dénoûment ? Moi, je ne trouve rien.

— Je ne vous comprends pas, lui répondis-je. Le dénoûment que vous cherchez est tout trouvé. Dans quelques jours, le goût des aventures et des entreprises vous reviendra ; vous vous en irez faire une nouvelle campagne, vous y cueillerez de nouveaux lauriers. Quand vous serez las, vous reviendrez ici, et retrouverez votre maison, vos meubles et votre femme à leur place. N’étions-nous pas convenus de cet arrangement ? En quoi vous déplaît-il ? Pouvez-vous vous plaindre qu’en votre absence je tienne mal votre maison, que votre château se dégrade, que tout ici soit au pillage, et que les termes de vos fermiers ne rentrent pas ? »

Il n’eut pas l’air de m’avoir entendue.

« Je vous répète, madame, reprit-il en élevant la voix, qu’il est temps d’en finir. Avez-vous des plans ? Quels sont-ils ? Parlez !

— Mais quelle mouche vous a piqué ? repartis-je. On dirait que vous êtes en colère ! Pourtant tout vous réussit. Si je ne me trompe, vous avez eu bon marché de M. de Malombré, et tantôt vos anecdotes ont eu du succès. D’où vous vient cet accès d’humeur ? »

Il prit un vase sur la cheminée, et, le jetant avec violence sur le parquet, le broya sous ses pieds.

« Vraiment, nous sommes dans l’absurde jusqu’au cou, s’écria-t-il d’une voix tonnante. Donnez-moi, de grâce, un rival digne de moi ; mais je ne sais à qui me prendre. Sur mon honneur, c’est un amant de paille que M. Dolfin, et je suis tenté de croire qu’il y a quelqu’un derrière.

— C’est possible, répondis-je ; cherchez bien. »

Il s’avança vers moi d’un air farouche.

« Ah ! prenez garde, dis-je en souriant, vous allez me faire peur. »

Tout son corps était agité d’un mouvement fébrile. Il réussit à s’en rendre maître ; il se calma, changea de visage, et, s’asseyant à quelques pas de moi, il me dit d’un ton plus doux :

« Madame, voulez-vous qu’une fois encore nous raisonnions un peu ?

— A quoi cela nous servira-t-il ? dis-je en hochant la tête.

— Je veux être de bonne foi, reprit-il. M. Dolfin n’est pas précisément l’homme que je m’étais imaginé sur sa réputation de dévot. Il a du charme et je ne sais quelle grâce romantique qui peut surprendre une imagination de femme. Aujourd’hui, dans sa belle colère, avec ses yeux étincelants et sa chevelure en désordre, il avait l’air d’un lionceau qui pour la première fois hume l’odeur du sang. Comme il eût rugi, si vous n’aviez été là ! Et puis quelle ingénuité, quelle candeur d’impressions ! C’est une âme qui a gardé toute sa fleur. Faut-il vous dire comment s’appelle ce jeune homme ? C’est Chérubin, malheureusement, en prenant de l’âge, Chérubin s’est entêté de mysticisme ; cela gâte un peu son personnage : il entremêle dans ses rêves Rosine et le paradis. Un jour il s’avisera qu’il faut choisir : Rosine est belle, le paradis est plus sûr ; quel embarras ! quels combats ! Aujourd’hui dans un casque et demain dans un froc… Allez, je vous connais bien : vous ne ressemblez pas à toutes les femmes ; il vous fallait de l’extraordinaire ; le hasard vous a bien servie ; tout autre que cet enfant eût perdu ses peines. Mais est-ce bien sérieux ? Je vous le répète, votre imagination s’est laissé surprendre : un amour de tête, voilà tout. Convenez-en. Vous m’avez assez puni. Avouez que vous avez voulu me faire peur ! J’ai eu peur ; êtes-vous contente ? »

Et se rapprochant de moi :

« Savez-vous ce que je vous propose ? Nous allons partir ensemble pour l’Italie ; nous visiterons Rome, Naples, Florence ; confiez-moi le soin de vous distraire, je saurai comment m’y prendre. Vos souvenirs s’effaceront bien vite. Peut-être en s’en allant laisseront-ils la porte ouverte, je tâcherai d’en profiter. Et Chérubin ? Bah ! il aura pour se consoler des avant-goûts du paradis.

— Que vous avez d’esprit, lui dis-je, et comme vous savez varier vos airs ! Mais je suis bien ici, pourquoi partirais-je ? »

Il ne se découragea point.

« Vous avez une raison supérieure, poursuivit-il, et je sais que j’ai des intelligences dans la place. Permettez-moi de vous dire crûment la vérité. M. Dolfin est assez candide pour croire à l’amour platonique ; dans l’ingénuité de son âme, il prend un tunnel pour une maison. Je suppose qu’il s’aperçoive à temps de son erreur ; reviendra-t-il sur ses pas ? Non, il est des entraînements auxquels on ne résiste point. Il traverse le tunnel ; jamais personne n’y est resté ; le voilà de l’autre côté. Que va-t-il arriver ? Ah ! si jamais il touchait le fond du bonheur, croyez-moi, sa conscience se réveillerait en sursaut. Et quel réveil ! après l’ivresse viendrait l’étonnement, l’effroi, le remords ; il regretterait amèrement ce qu’il appelait tantôt sa sainte folie ; il pleurerait ses illusions perdues et cette douce erreur qui lui faisait voir dans son amour une flamme toute céleste où les sens n’avaient point de part ; il croirait voir les séraphins, ses frères, se détourner de lui avec horreur, en lui reprochant sa victoire comme une honteuse défaite. Le pauvre enfant maudirait la femme qui, en lui donnant le bonheur, lui en a ôté l’attente et le rêve, la femme qui par ses fatales caresses, a changé l’or pur en un plomb vil et l’ange en un réprouvé… Non, une femme comme vous ne peut courir de tels hasards. Ravir à Dieu son bien, quelle entreprise ! Tôt ou tard il faudrait le lui rendre, et vous resteriez avec votre désespoir et votre courte honte… Madame, quand partirons-nous pour Florence ? »

Ses impitoyables dissections me révoltèrent ; ma blessure criait. Je m’étais promis de me contenir ; j’éclatai, et, voulant rendre blessure pour blessure, je m’écriai en relevant la tête :

« Et que savez-vous, monsieur, si je ne me suis pas donnée ? »

Le trait s’enfonça dans son cœur ; il bondit sous le coup, se dressa sur ses pieds comme soulevé par sa colère, et, reculant d’un pas, me cria :

« Cela n’est pas, cela ne peut être, puisque je suis ici, que je vous parle, et que je n’ai tué personne !

— Vous avez des absences qui m’étonnent, lui dis-je. Et moi, pourquoi suis-je ici ? Je m’imaginais qu’un homme d’honneur n’a que sa parole. »

Il me répondit d’une voix terrible :

« Et que m’importe ce que j’ai dit, ce que j’ai juré ! Vous prenez au sérieux ces enfantillages ? Mais vous ne savez donc pas qui je suis ? Ma parole, ma parole ! qu’ai-je promis ? Je ne vis que d’hier. Ne me parlez pas de mes fautes ; demandez-en compte à l’insensé que j’étais et que je ne suis plus ; c’est à lui d’en répondre, je ne le connais pas. Je ne sais et ne veux savoir qu’une chose : que vous êtes à moi. Malheur à l’homme qui effleurerait de ses lèvres l’un de vos cheveux ! Malheur à celui que vos yeux ont regardé, à qui votre bouche a souri ! Je ne me laisserai pas prendre mon bien ; je l’ai payé avec des larmes de sang. Demain nous partirons, et vous jurerez d’oublier ; je le veux, je n’ai qu’une parole, madame… Ah ! vous croyez qu’on peut impunément me réduire au désespoir ! Il fallait me tromper, madame, il fallait avoir la générosité de mentir. Vous êtes donc aveugle, votre mauvais génie met un nuage sur vos yeux. Quel scrupule voulez-vous que j’aie ? Je ne crois à rien qu’à ma douleur… » Et se frappant la poitrine : « Que ne vous doutez-vous de ce qui se passe là ! Si vous saviez à quoi j’emploie mes nuits, quelles sont mes pensées, mes rêves… Deux fois, oui, déjà deux fois, j’ai juré de vous tuer.

— Tuez-moi, lui dis-je en haussant les épaules ; mais j’aime, je suis libre, et je ne partirai pas. »

Il poussa un cri et courut à la cheminée : son couteau de chasse y était resté. Avant que j’eusse le temps de penser à rien, il fut devant moi, le visage bouleversé et le bras levé. J’eus peur ; ce fut, je crois, ce qui me sauva ; j’étendis la main pour écarter le couteau ; je me blessai légèrement, et mon sang coula. La vue de ce sang me calma, la mort me fit envie, et, me soulevant à moitié pour aller au-devant du coup, je lui dis, en le regardant fixement :

« Frappez, ne me faites pas attendre ! »

Il contemplait ma main blessée ; son bras fut pris d’un tremblement convulsif, et je ne puis rendre ce que je vis dans ses yeux. La flamme s’en obscurcit par degrés : sa fureur fit place à une amère tristesse. Tout à coup il fit quelque chose d’étrange ; il regarda le couteau, y aperçut une goutte de sang, et, comme pour étancher une soif mystérieuse, il la porta à ses lèvres et la but ; puis, jetant violemment le couteau à terre, il s’enfuit.

Tout cela s’était passé si rapidement que je doutai un instant si je n’avais pas rêvé ; ma main blessée, que je dus entortiller d’un mouchoir, me rappela au sentiment du réel. Comme je regrettais que tout mon mal se réduisît à une égratignure ! « Pourquoi donc avais-je retenu le couteau ? Je serais morte, pensais-je, tout serait fini. » Hélas ! tout était à recommencer. — Si après un court répit je devais affronter de nouveau de pareilles émotions, mes forces y suffiraient-elles ? J’étais sûre de mon âme, je ne l’étais pas de mes nerfs. Un instant de faiblesse, et ma défaite était irréparable. Ah ! plutôt mourir !…

Mais ma vie n’était pas seule en danger. Comment prévenir une rencontre que je ne pouvais prévoir sans frémir ? Je condamnais mon imprudence. Que j’étais simple d’avoir pensé que Max respecterait ma liberté ! Son orgueil outragé pouvait-il se croire lié par les vaines promesses qu’autrefois j’avais si facilement obtenues de son indifférence ? A quels entraînements avais-je cédé ? J’avais offert à mon chagrin comme à un dieu une innocente victime que je m’étais plu à envelopper dans mes malheurs. Pourquoi m’étais-je moins occupée de protéger l’homme que j’aimais que de braver et d’offenser l’autre ? Nuls ménagements ; j’avais attisé le feu, j’avais pris plaisir à tourner le poignard dans la plaie. Ma conscience (ses reproches sont souvent bizarres) me reprochait, elle aussi, de n’avoir pas su mentir, comme si, disait-elle, mon amour m’avait moins tenu au cœur que ma vengeance, comme s’il ne s’était agi que de moi, de déployer à mes propres yeux toute la noble fierté de mon caractère et de me donner en spectacle à moi-même. Ah ! s’il fallait du sang pour expier cette funeste erreur, que le mien seul coulât ! Tout à l’heure j’avais eu comme un avant-goût de la mort, et je n’y avais point trouvé d’amertume.

Je montai dans mon appartement ; je renvoyai Marguerite, je m’enfermai à double tour. Je me jetai un instant sur mon lit et m’abîmai dans mes pensées. Je cherchais une solution, je n’en trouvais point. Qu’eussé-je trouvé ? Je ne savais pas même ce que je voulais. Je me relevai, et pour tromper mon agitation, peut-être aussi par une de ces superstitieuses lubies d’un esprit tourmenté qui, ne trouvant plus de ressource dans sa propre sagesse, recourt à la vanité des oracles, je pris les yeux fermés un volume à l’un des rayons de ma petite bibliothèque. Celui qui me vint sous la main était un vieux livre qui avait fait les délices de mon enfance ; de jeunes doigts, toujours impatients de tourner le feuillet, en avaient fatigué toutes les pages. J’ouvris au hasard ce volume, qui est un recueil d’anecdotes sacrées et profanes, et je lus ceci : « Ainsi Balaam se leva le matin, bâta son ânesse, et s’en alla avec les seigneurs de Moab : mais la colère de Dieu s’alluma, parce qu’il s’en allait, et un ange de l’Éternel s’arrêta dans le chemin pour s’opposer à Balaam. Et l’ânesse vit l’ange qui se tenait dans le chemin et qui avait son épée nue à la main, et elle se détourna du chemin et s’en alla dans un champ, et Balaam frappa l’ânesse pour la ramener dans le chemin ; mais l’ange s’arrêta dans un sentier de vignes, et l’ânesse, ayant revu l’ange, se serra contre la muraille, et elle serrait contre la muraille le pied de Balaam, qui continua à la battre. Alors l’ange passa plus avant et s’arrêta dans un lieu étroit, où il n’y avait pas moyen de se détourner ni à droite ni à gauche. Et l’ânesse, à la vue de l’ange, se coucha sous Balaam, qui s’emporta de colère, et la frappa de plus belle. Alors l’Éternel ouvrit les yeux de Balaam, et il aperçut l’ange qui se tenait dans le chemin, et il s’inclina et se prosterna sur son visage… »

Je n’allai pas plus loin et remis le livre à sa place. Qu’y avait-il de commun entre moi et le prophète Balaam ? Je me traînai longtemps de chambre en chambre, questionnant avidement mon cœur, qui ne répondait pas, me proposant d’absurdes expédients que je repoussais aussitôt, et comme dévorée par mes incertitudes. Que cette nuit me parut longue ! Je crus que le jour ne viendrait jamais. Comme il commençait à poindre, je me laissai tomber dans un fauteuil ; la fatigue l’emporta sur l’inquiétude : je m’assoupis et finis par m’endormir profondément. On est heureux, quand on souffre, d’avoir un corps qui impose à l’âme ses faiblesses ; comment se représenter sans frémir la douleur d’un esprit pur qui s’acharnerait sans relâche sur lui-même et à qui l’épuisement ne ferait jamais lâcher prise ?

Quand je m’éveillai, il faisait grand jour. Le sentiment de la vie rentra en moi comme un poison qui se serait soudain répandu dans toutes mes veines. J’eus peine à me lever ; le froid m’avait engourdie, j’étais brisée. Le souvenir de Max debout devant moi, un couteau à la main, fit passer dans tout mon corps un frisson d’épouvante. — Il faut partir, me dis-je, et je m’étonnai de ne me l’être pas dit plus tôt. Il faut partir. Max ne se possède plus ; on ne raisonne pas avec la folie. Que gagnerais-je à affronter de nouveau ses fureurs ? Et qui peut me répondre que, vaincue par la terreur, je ne tomberais pas à ses pieds en demandant grâce ? Une seule chose est certaine : à cause de moi, la vie d’un homme est en danger. Je ne puis le sauver qu’en fuyant avec lui.

Je ne comprenais plus mes hésitations ; comment avais-je fait pour ne pas me rendre à l’évidence ? Je tremblai que les événements ne m’eussent prévenue. J’ouvris ma porte, je m’avançai à pas de loup sur la galerie ; je crus entendre un bruit de voix dans l’appartement de Max. M’étant approchée, je m’assurai qu’il causait avec Baptiste d’un ton grave, mais tranquille. Je rentrai chez moi, j’écrivis rapidement les deux lignes que voici : « Je partirai cette nuit pour Genève ; rendez-vous sur-le-champ à Donzère, où vous m’attendrez. Un mot de réponse. » Je glissai ce papier comme un signet entre deux feuillets d’un volume de petit format que j’enveloppai et ficelai, après quoi je fis en hâte ma toilette. En traversant le vestibule, je rencontrai Marguerite, à qui je dis que j’allais prendre l’air, que je serais de retour dans deux heures. Elle n’eut pas l’air étonné ; elle était accoutumée à mes promenades matinales.

Je descendis dans la cour, je fis seller Soliman, et me voilà partie. Je suivis un chemin creux et ombragé qui longe le mur d’enceinte et qu’on n’aperçoit pas des fenêtres du château. Je n’avais pas fait vingt pas que, retournant la tête, je vis venir le fils d’un de nos fermiers, garçon de quinze ans qui, sa hotte sur le dos, se rendait à Réauville. Je le chargeai de porter mon petit paquet à son adresse, lui dis d’attendre la réponse, que dans deux heures j’irais la chercher à la ferme. Il me promit de faire diligence et se remit en marche. Je le regardai s’éloigner, et tout à coup le rappelant, comme si j’avais voulu gagner du temps, je lui répétai mot pour mot mes instructions. Il m’assura en souriant qu’il m’avait bien comprise. Je le suivis encore quelques instants du regard. « C’en est fait, pensai-je, le sort en est jeté. » Et tournant le dos à Réauville, je poussai mon cheval dans un chemin de traverse.

Le mistral était tombé ; tout annonçait une belle journée. L’air vif du matin ranimait mes esprits et dissipait par degrés cet engourdissement et cette stupeur que j’avais sentis à mon réveil ; mais dans la situation où j’étais on ne recouvre des forces que pour les tourner avec fureur contre soi-même, et en quelques minutes je passai de l’abattement du désespoir à un état d’angoisse et de fièvre plus douloureux encore. Un vent d’orage se leva dans mon cœur ; mes pensées s’entremêlaient et se heurtaient dans ma tête comme fouettées par un tourbillon. Je cherchais en vain à ressaisir les motifs et les sentiments qui m’avaient déterminée, et qui peu d’instants auparavant me semblaient décisifs. Plus je m’étais effrayée de la gravité sans ressource du mal, plus maintenant la violence du remède m’épouvantait ; n’emporterait-il pas le malade ? A chaque pas, mon cœur devenait plus lourd ; c’était comme un poids de plomb sous lequel je me sentais fléchir.

Je ne laissai pas de m’obstiner, et sans trop savoir où j’allais, je pressai la marche de mon cheval. Le sentier que je suivais débouche sur la grande route de Montélimart ; au moment de l’atteindre, Soliman, par un bizarre caprice, s’arrêta court. Je redressai la tête, je regardai cette longue voie poudreuse qui se déroulait en serpentant sur les hauteurs et semblait s’enfuir à l’horizon. Je me dis qu’elle allait à Valence, à Lyon, à Genève, en Suisse, et qu’elle passait peut-être près de cette maison solitaire où il serait doux à deux êtres qui s’aiment « de vieillir et de mourir ensemble. » J’eus un frisson ; il me parut qu’elle menait aux abîmes. Cependant j’y voulus faire quelques pas comme pour apprendre à ma vie son chemin. J’excitai mon cheval et le mis au trot ; tout à coup il fit un écart si brusque que je faillis tomber. Je lui sanglai quelques coups de cravache ; mais en le frappant je songeai soudain à l’ânesse battue par le prophète : elle voyait devant elle l’ange qui se tenait debout, son épée nue à la main. Sur la route de Montélimart, il n’y avait ni ange ni épée, mais une voix me criait : Impossible ! C’était mon cœur qui me barrait le chemin.

Je tournai bride, revins précipitamment sur mes pas. Arriverais-je à temps ? rattraperais-je l’enfant ? Je croyais le voir s’enfuir devant moi comme dans un rêve. Je poussai Soliman à travers champs, j’aurais voulu lui donner des ailes. Enfin j’aperçus mon jeune messager, qui ayant posé sa hotte, faisait une halte au bas de la colline. L’instant d’après il se leva et commença de gravir la côte. Je mis mon cheval au pas ; je ne quittais pas l’enfant des yeux, c’était mon destin qui cheminait devant moi. Sûre de pouvoir l’atteindre et tenant dans ma main l’événement, je ne sentais plus le besoin de me presser ; le cœur me battait, je n’avais qu’à vouloir, et j’en retardais le moment, comme s’il m’avait plu de prolonger le tourment de mon incertitude et de tenir quelques instants encore l’avenir en suspens.

Mais l’enfant allait à peine dépasser les premières maisons du village, que je m’élançai à toute bride. Je le rejoignis en un clin d’œil et lui jetai quelques pièces de monnaie en lui disant que, les hasards de ma promenade m’ayant amenée à Réauville, je me chargerais moi-même de ma commission. Dès qu’il m’eut remis le livre, je redescendis jusqu’à mi-côte, et, m’arrêtant près d’une croix, je repris haleine comme un cerf au ressui. Je contemplais la plaine, les montagnes, le cours de la Berre, le campanile du château, qui s’élevait du milieu des chênes. Il me parut qu’il y avait une secrète attache entre ces lieux et moi, que la souffrance y avait enraciné ma vie, et qu’il m’était impossible de mourir ailleurs.

Et cependant, je ne sais quelle fureur me prenant, je repartis subitement au galop, et j’arrivai en un instant près d’une maisonnette blanche qui est située à une portée de fusil du village. Le brave homme chez qui logeait M. Dolfin ne m’était pas inconnu ; pendant une grave maladie qui l’avait tenu deux mois alité, j’avais fait passer à sa femme quelques secours. Je l’aperçus au milieu de son champ, une pioche à la main. Du plus loin qu’il me reconnut, il se découvrit, s’avança à ma rencontre, et comme il est grand parleur, sans attendre mes questions, il me donna d’une voix cassée des nouvelles de sa femme, de ses moutons, de sa basse-cour, et enfin de son locataire. Il le traitait d’étrange original, et, pour me mieux convaincre de sa bizarrerie, me conta qu’il s’était promené toute la nuit avec un prêtre et n’était rentré au matin que pour le prévenir qu’il passerait tout le jour à la Trappe.

« Ah ! fort bien, lui dis-je d’une voix sourde ; ce qui signifiait apparemment : Merci, un poids vient de se détacher de ma poitrine, je respire, j’ai devant moi vingt-quatre heures de répit ; merci, jusqu’à demain point d’explication, point de rencontre ! L’homme pour qui je tremblais est en sûreté ; il est à la Trappe, on n’ira pas le relancer à la Trappe.

« Portez-vous bien, dis-je au vieillard, et Dieu vous protége ! »

Et je pris le chemin de Lestang. Il me semblait, grand Dieu ! que quelque chose s’était brisé dans mon cœur, et j’aurais voulu broyer sous le sabot de son cheval tous les cailloux du chemin…

« Je suis venue le chercher, pensais-je, et il était à la Trappe ! »

Et le long de la route je ne cessai de me répéter avec une inexprimable amertume :

« Ah ! Dieu soit loué, il était à la Trappe ! »

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