Le roman d'une honnête femme
V
A la fin de mars et dans la première semaine d’avril, le mistral souffla par violentes rafales auxquelles succéda l’épanouissement du printemps dans sa gloire. Par une belle après-midi, je me rendis à Chamaret ; Mme d’Estrel m’avait écrit une lettre de reproches : je la négligeais, je l’oubliais. Fort souffrante depuis quelque temps, elle n’avait pas quitté sa chaise longue.
« Votre vieille et maladive amie, m’écrivait-elle, a découvert qu’elle vous aime un peu comme sa fille. Ne soyez pas ingrate ; une telle affection est peu de chose si vous voulez, mais c’est quelque chose enfin. »
Je m’acheminai seule, laissant mon cheval Soliman régler son pas à sa guise. Autour de moi, tout était dans cette fleur de grâce et de vie dont le printemps a le secret. Un esprit de fête régnait dans les bois et sur les collines ; le ciel était d’un bleu sans tache, les feuillages d’un vert reluisant. La beauté du jour adoucit ma tristesse ; je me sentis renaître quelques instants à la confiance, mon cœur se dilata. Sur tous les visages que je rencontrai, je vis de la gaieté ; on me souhaitait la bienvenue avec empressement, personne ne doutait de mon bonheur. L’aspect des campagnes était animé ; bêtes et gens travaillaient ou musaient en paix au soleil ; j’entendais des voix, des chants, quelques notes de pinsons. Tout me conviait à espérer ; tout publiait que la vie est bonne, et je ne pouvais croire que le sort me refusât ma part de ces joies faciles qu’il répandait à pleines mains sur la terre.
Mme d’Estrel m’accueillit à bras ouverts et avec un sourire vraiment maternel. Nous causâmes du mistral, du soleil ; elle me regardait avec attention, semblait lire dans mes yeux. Il y avait par instants dans son accent comme une nuance de pitié qui me frappa.
« Je suis restée longtemps sans venir vous voir, lui dis-je. J’étais occupée à me taire ; c’est la plus fatigante des occupations. Aujourd’hui je veux me reposer, je veux parler, tout vous dire. »
Et je lui contai en détail mes inquiétudes et mes soupçons.
« Les symptômes sont donc bien graves, ma pauvre enfant ? me dit-elle.
— Je ne sais, mais il me semble que je cherche à remonter un courant. J’ai beau lutter, me roidir, je me sens entraînée, et quelque chose m’avertit qu’on n’évite pas son destin. Depuis le jour où j’ai eu la faiblesse de lui parler de Mme Mirveil avec quelque amertume, j’ai descendu dans l’estime de Max. En vain, pour réparer ma faute, j’affecte la confiance, la gaieté même ; il a d’ironiques sourires qui me glacent le cœur, et je sens percer sous sa politesse (quel affreux mot, grand Dieu !) un fond de secrète hauteur… Mais sait-il bien lui-même ce qu’il veut ? Je le crois partagé, combattu ; il a quelquefois l’air irrésolu d’un homme qui voudrait sortir d’un mauvais pas où l’a engagé son imprudence, et qui hésite entre deux issues. Faut-il avancer ? reculer ?… Quelquefois aussi il cherche à s’étourdir par une activité fiévreuse, par des excès de fatigue. Il passe des jours entiers à la chasse… Oh ! madame, je n’ai là-dessus aucun doute qui m’inquiète : c’est bien dans les bois qu’il demeure depuis l’aube jusqu’au soir ; j’en crois le carnier plein qu’il rapporte au retour, j’en crois sa lassitude, j’en crois surtout son orgueil, qui lui fait mépriser le mensonge. Bon Dieu ! Max ne s’abaissera jamais à me tromper ; quand il m’aura condamnée, je l’apprendrai de sa bouche, et il foulera aux pieds mon bonheur sans pitié et sans remords… Parfois aussi on dirait qu’il a pris son parti, qu’il renonce à tout, se résigne, — autre affreux mot qui lui a échappé l’autre jour, et que je ne puis répéter sans frémir. Le plus souvent il est brusque, agité, et s’efforce de me communiquer son agitation : il voudrait me faire perdre cette supériorité que donne le calme, me mettre dans mon tort, m’arracher quelque parole amère ou violente qui l’irritât. Peut-être se flatte-t-il qu’il puiserait dans sa colère la force de surmonter ses derniers scrupules. En de tels moments, je crois découvrir dans ses yeux une expression funeste qui m’épouvante ; il me semble que son cœur vient de décider mon sort, et qu’il va s’en expliquer. Ah ! madame, le bonheur était venu trop vite ; j’aurais dû m’attendre à la foudroyante rapidité du malheur. Est-il donc possible qu’en quelques mois ?… Mais à votre tour qu’avez-vous appris ? qu’avez-vous deviné ?… Je veux tout savoir !
— Je ne sais rien, répondit-elle ; j’en suis réduite comme vous aux conjectures. Je crains, parce que je vous aime ; j’espère, parce que je vous connais ; si une femme telle que vous perdait son procès, qui pourrait se flatter de le gagner ? Mme Mirveil est venue deux fois ici ; je voulais lui parler, la sermonner. Hélas ! mon expérience personnelle m’a appris que nous ne pouvons rien ni sur les choses, ni sur les hommes, que tout va comme il peut, que le mieux est de s’abandonner et de se rendre indifférent à tout, même au bonheur. Une telle sagesse est trop austère, ma chère Isabelle, pour que je vous la prêche, sans compter que, fort bonne à pratiquer pour moi-même, elle me deviendrait odieuse si elle m’empêchait de travailler pour mes amis.
« J’ai donc reçu Mme Mirveil, bien que je n’eusse aucun espoir de rien gagner sur elle. A sa première visite, elle fit paraître une gaieté folle et bruyante dont je n’augurai rien de bon ; je réussis à la démonter par la froideur de mon accueil, elle me demanda des explications ; je lui en donnai qui ne lui plurent point ; elle se récria, s’indigna, me reprocha d’avoir laissé surprendre ma bonne foi par d’indignes calomnies, — et tout à coup, changeant de ton et de langage, elle s’écria avec un geste dramatique que les droits de la passion sont sacrés. Une si grande maxime dans une telle bouche m’aurait fait rire, si je n’avais eu envie de pleurer. On eût dit une perruche s’essayant à répéter un air de bravoure.
« Elle revint avant-hier. Quel changement ! Elle avait les yeux creusés, les lèvres pâles, elle parlait de se retirer au couvent. Cependant elle était plus parée que jamais, et, me montrant ses dentelles, elle marmottait entre ses dents : « Il faut donc quitter tout cela ! » A ces mots, elle partit d’un éclat de rire auquel succéda un de ces accès de pleurs que vous connaissez. Elle fut longtemps à se remettre ; je la grondai avec douceur, et, tout en lui disant son fait, je tâchai de tirer d’elle quelque éclaircissement ; elle ne me répondit pas, se leva brusquement et s’enfuit. La pauvre femme avait deviné la joie cruelle que me causait son désespoir.
« Cette joie fut troublée par une visite de M. de Malombré. Mes voisins ont toujours eu la manie de me mettre dans leurs confidences. Je crus voir entrer un foudre de guerre ; notre hobereau était tout émoustillé, le sang lui petillait dans les veines ; il avait l’air ravi d’un sot qui vient de faire à son corps défendant une action d’éclat et qui s’est découvert plus de caractère qu’il ne s’en croyait. Je frémis, je connais la maladresse du personnage. Il me conta que la veille au soir il avait rencontré M. de Lestang sortant de chez Mme Mirveil…
— Il l’a donc vue ! m’écriai-je en déchirant un de mes gants.
— Fort heureusement pour vous, reprit-elle, témoin les larmes que cette folle est venue répandre ici. Ce qui me chagrine, c’est que dans son dépit M. de Malombré fit une incartade à Max, qui lui répondit par d’insolentes railleries. Piqué au vif,… vous savez que l’avenue qui conduit chez Mme Mirveil traverse le domaine de M. de Malombré.
« — Je vous préviens que chaque soir, s’écria-t-il, je détacherai mes chiens, mes gros dogues de la Camargue.
« — Tant pis pour vos chiens, monsieur », repartit Max en lui tournant le dos.
— J’ai vivement grondé mon innocent voisin sur son imprudence et sa stupidité ; je l’ai conjuré de ne plus se mêler de rien… Oh ! ne vous agitez pas, ma chère Isabelle. Je suis bien trompée, ou Max ne prendra jamais cette femme au sérieux ; il n’a eu pour elle qu’un caprice, et vous savez ce que vivent les caprices. Un poëte a dit qu’il y a deux sortes de femmes, les poupées et les natures. Les hommes ont un faible pour les poupées ; ils peuvent se mettre à l’aise avec elles et les traiter sans façons ; sont-ils las de leur jouet, ils le brisent. O les hommes, les hommes ! les plus nobles, les plus généreux, les plus délicats, si vous cherchez bien, vous découvrirez en eux je ne sais quel besoin brutal de ne pas respecter ce qu’ils aiment et d’aimer pendant vingt-quatre heures au moins ce qu’ils ne respectent pas.
— C’est ainsi que vous me consolez ? lui dis-je en m’efforçant de sourire.
— Je ne vous console pas, répondit-elle. Vous êtes une âme forte, ma chère nature, et c’est ce qui vous sauvera, car Max n’estime au monde que la force, et si jamais il vous échappe, soyez sûre qu’il vous reviendra.
— Ma force ! ma force ! m’écriai-je. Vous en parlez à votre aise. Aurai-je celle d’oublier, de pardonner ?… »
Je vis deux larmes rouler lentement le long de ses joues amaigries.
« Vous avez bien souffert dans votre vie ? repris-je.
« — Oh ! dit-elle, je serais bien folle de m’en souvenir !
« Et, m’embrassant sur le front :
« — J’aurai toujours à votre service des caresses de mère. Dès que le cœur vous en dira, venez les chercher. »
Je partis. Pendant mon entretien avec Mme d’Estrel, il s’était levé un vent chaud qui prit bientôt de la force ; il ne charriait pas de nuages, mais soulevait de longs tourbillons de poussière. En un clin d’œil la campagne avait changé d’aspect ; la lumière était morne, les arbres prenaient des attitudes tourmentées. Ce vent brûlant me donna de l’oppression ; respirer, vivre, tout me semblait difficile.
Pendant le dîner, Max fut sombre et d’une taciturnité désolante. Je m’efforçai en vain d’animer l’entretien, il expirait à chaque instant ; on ne cause pas longtemps avec une statue, je finis par me taire.
« Combien de temps encore, pensais-je, en serai-je réduite à épier et à questionner les ombres qui passent sur son front ? et pourtant il y a un mois il m’aimait ; du moins je pouvais le croire. »
Après dîner, il se promena quelques minutes en silence dans le salon ; puis, s’adossant à la cheminée, il me dit avec un accent âpre et ironique :
« Avez-vous revu dernièrement M. de Malombré ? »
A cette question que je n’attendais pas, je demeurai interdite ; je ne savais où il en voulait venir.
« Oh ! je ne m’étonne pas, reprit-il que vous l’honoriez de votre amitié ; ce n’est pas à vous qu’on peut reprocher de n’avoir pas le goût difficile. M. de Malombré est un homme supérieur qui unit une prudence éprouvée au plus brillant courage. La grande lunette qu’il braque comme une coulevrine sur les passants, ses grisons qu’il charge de battre le pays et de porter ses poulets, ses airs de furet, ses habitudes de limier, son adresse, son étonnante industrie, ses audaces opportunes, tout le recommandait à votre confiance, et le succès d’une campagne est assuré quand on possède à ses côtés un pareil allié.
— Votre plaisanterie est une énigme pour moi, lui répondis-je. M. de Malombré m’a fait une visite pendant votre absence, et je vous assure…
— Vous ai-je interrogée ? interrompit-il. Je m’en ferais un reproche. Rien n’est plus impertinent qu’une question, car répondre est toujours une fatigue et souvent un embarras. Soyez sûre, madame, que je ne vous infligerai jamais ce tourment. »
Je dus faire un grand effort pour contenir mon indignation. Je sentais bien que par cette audacieuse offensive il espérait me faire perdre mon sang-froid ; je ne voulus pas lui donner ce triomphe ; je n’aurais pu lui répondre sans émotion, je gardai le silence. Il attendit quelques instants ma réponse, parut s’irriter de l’attendre en vain, me regarda fixement et sortit.
Je montai dans mon appartement, où je restai trois heures en proie à une indicible agitation. Je me sentais incapable de supporter plus longtemps l’incertitude de mon sort. Las d’interroger sans relâche ses pressentiments et de tourmenter en quelque sorte l’avenir pour lui arracher son secret, mon pauvre cœur appelait à grands cris la lumière ; il exigeait que ma vie se fixât, dût-elle se fixer dans la douleur.
Je résolus d’avoir ce soir même avec Max une explication décisive ; mais malgré moi mon émotion m’en faisait reculer le moment. Le véritable sirocco qui régnait portait le trouble et la langueur dans tous mes nerfs ; j’étais agitée de mouvements fébriles ; par mes fenêtres que j’avais ouvertes pour respirer, il entrait des bouffées d’un air sec et suffocant dont les ardeurs me consumaient. Onze heures sonnèrent ; je rassemblai tout mon courage, je me levai, réparai le désordre de mes cheveux. En ce moment, Marguerite, ma femme de chambre, entra ; je lui dis que je comptais veiller, que je me passerais de ses soins. Dès qu’elle fut partie, je jetai une mantille sur ma tête et sortis.
L’appartement de Max et le mien, situés l’un au nord, l’autre au midi, communiquaient tous deux à la galerie vitrée qui borde l’une des faces du château, du côté du jardin. Je m’avançai le long de cette galerie. A mi-longueur, la muraille fait retraite entre deux avant-corps et s’arrondit en forme de niche. C’est au centre de cet hémicycle décoré de caissons et de pilastres que trônait la Némésis ; autour de son piédestal se pressaient des bustes, des étagères chargées de pots de fleurs, des jardinières d’où sortaient de véritables buissons qui parfumaient l’air ; suspendue au-dessus de sa tête par des chaînettes, une lampe brûlait toute la nuit. Je ne pus retenir un sourire amer en songeant qu’un jour j’avais été jalouse de cette rivale de marbre. « O mes soucis d’autrefois, pensai-je, comme je vous regrette ! O mes chagrins de jeune fille, vous étiez le bonheur au prix des tourments de la femme ! » Je hâtai le pas ; je craignais que ma résolution ne vînt à faiblir. J’arrive ; je frappe un coup, deux coups ; point de réponse. Je frappe encore, j’ouvre, j’entre, je regarde, personne. Dans un coin, une veilleuse jetait une faible lueur ; je m’emparai de cette veilleuse, j’allai de chambre en chambre, je fis le tour de l’appartement. En rentrant dans le salon, j’avais l’esprit si troublé que je me surpris à fureter sous les tables, sous les chaises, sans savoir ce que je cherchais. Je fis un violent effort pour reprendre possession de moi-même, et je dis à haute voix, comme pour me rassurer : « Il se promène, il va rentrer, je l’attendrai. »
J’attendis ; je comptais les minutes, les secondes ; le temps était un abîme où je jetais une à une mes pensées, sans pouvoir le combler. J’écoutais le tic tac de la pendule et la voix lamentable du vent ; par instants ces bruits étaient couverts par le battement précipité de mon cœur. Je me levai, je m’approchai d’une grande table à écrire où des papiers étaient répandus en désordre ; je parcourus ces papiers ; j’y cherchais un mot qui me révélât ma destinée. C’étaient la plupart des lettres d’affaire ; il me paraissait étrange qu’il y eût des affaires dans ce monde. De quoi s’agissait-il donc, sinon de la grande, de l’unique question ?
« Où est Max ? L’a-t-on vu sortir ? Il est allé dans les bois, n’est-ce pas ? Il tournait le dos à la Berre, à Chamaret ? Peut-être est-il ici près. On dirait un bruit de pas sur la terrasse. Si en cet instant cette porte s’ouvrait… Le mal est que je ne pourrais m’empêcher de me jeter à son cou en pleurant ; mais où sera le mal ? Il pleurera aussi, et tout sera dit… »
Je parcourais ces paperasses l’une après l’autre avec un étonnement et une impatience croissante. J’allais me rasseoir, mais j’avisai à l’autre bout de la chambre une petite table ronde, et sur cette table un encrier, un buvard. Je traversai la chambre, j’ouvris le buvard, et mes regards tombèrent sur deux lettres inachevées et barrées dont l’écriture était fraîche. Voici ce que je lus :
« Pleurez-vous encore, ma chère Emmeline ? Prenez-y garde, vous allez gâter vos beaux yeux. J’ai été dur, j’en conviens ; mais vos reproches, qui n’avaient pas le sens commun, m’avaient irrité. Vous m’accusez de m’être joué de vous. Qu’aviez-vous exigé ? Que vous avais-je promis ? Pendant quelques mois, nous avons trompé par une illusion le morne ennui de la vie. Ne soyons pas ingrats ; les illusions sont des grâces dont le ciel est avare.
« Il est vrai que plus tard, un matin, une nuit, que sais-je ? il vous vint des remords. Vous êtes trop légère, ma pauvre Levantine, pour être tout à fait vraie ; vous êtes trop passionnée pour être tout à fait fausse. Je vous conseillai de bercer votre conscience pour l’endormir ; je n’ai jamais pu croire qu’elle vous incommodât bien sérieusement. A des insinuations moins voilées je répondis (vous n’avez pas dû l’oublier) que je ne comprenais pas qu’un homme épousât sa maîtresse ; que c’était folie de vouloir concilier les contraires ; que le mariage est une institution, et l’amour un reste de la vie sauvage ; qu’on ne pend pas la crémaillère dans les bois, et que les confusions d’idées blessaient la justesse de mon esprit. Je fus éloquent ; je vois d’ici le vieux chêne sous lequel nous étions assis, et le mouvement que vous imprimiez à votre éventail.
« Je ne pus vous convaincre ; vos résistances me déplurent ; vous n’étiez plus dans votre caractère ; vous me parliez sans cesse de votre conscience, ou plutôt vous la faisiez parler, et je m’apercevais qu’elle savait mal sa leçon ; j’entendais la voix du souffleur. Je partis, et quand je revins je n’étais plus libre. Mais ne m’attribuez pas une profondeur de desseins dont je suis incapable. Le hasard est le maître de nos actions. Je vous répète qu’une statue qui me parut belle me fit rester quelques jours dans un coin perdu du Jura, où m’avait attiré le désir de vous fuir et de me dérober à vos désolantes litanies. Cette statue est la cause première de ce que vous appelez ma trahison et vos malheurs. Vous devriez la bénir. Il était temps de nous séparer ; l’amour ne survit pas à la curiosité, et que nous restait-il à deviner ? Mais à quoi bon raisonner ? Il faut vous parler comme à un enfant. Si je savais une chanson… »
Sa mémoire l’ayant mal servi, faute de chanson, il n’avait pas achevé cette lettre. Sur une autre feuille il avait écrit ce qui suit :
« Vous êtes malheureuse, madame. Pensez-vous que je sois moins malheureux que vous ? Nous avons été, vous et moi, bien aveugles. Dans quelle aventure nous sommes-nous embarqués ! Vous vous plaindrez, vous me condamnerez ; c’est un droit que je n’ai garde de vous contester. Convenez, pourtant, que j’ai tout fait pour prendre l’esprit de mon nouveau métier. Quelque temps je me flattai d’y réussir ; vous-même avez pu vous y tromper… Par malheur, comme je commençais à m’habituer, quelques jours d’absence m’ont rendu à moi-même, à mes insurmontables instincts, à ce besoin de liberté qui se confond en moi avec le besoin de vivre.
« Que vous vous croyez habile ! Vous imaginez-vous que je ne lise pas dans vos plus secrètes pensées ? Vous avez juré de guérir malgré lui votre malade ; vous avez profondément réfléchi sur le régime et le traitement à lui prescrire ; en médecin prudent, vous ne brusquez rien, vous m’administrez à petites doses votre sagesse, mais vous ne cachez pas assez votre jeu ; plus d’une fois vos regards satisfaits ont témoigné de votre confiance dans vos remèdes ; vous vous flattiez qu’ils commençaient à opérer ; vos airs de tête, vos sourires, tout m’annonçait votre espoir de changer mon cœur et de gouverner ma vie. Est-ce à moi de vous apprendre que de telles prétentions me révoltent ? D’où vous vient, je vous prie, un si hautain courage ? Êtes-vous de marbre ? êtes-vous de bronze ? La statue du Commandeur est-elle descendue de son piédestal ? La foudre et les éclairs attendent-ils vos ordres ?
« Pardonnez-moi de dissiper vos illusions : vous n’avez pour toute arme qu’un cœur de femme dont les faiblesses me sont bien connues ; vos inquiétudes, votre fuite précipitée de Paris, vos soupçons, vos terreurs, vos reproches, autant d’inconséquences qui démentent vos étonnantes prétentions. Croyez-moi, mesurez mieux vos forces et ne tentez pas l’impossible.
« Que ne puis-je vous tromper ! Un autre s’en serait fait un jeu et vous eût fait goûter ce charme de l’erreur qui est le suprême bienfait de la vie. Mais tromper n’est pas en mon pouvoir ; j’ai senti que tout cœur a ses bornes ; le mien… »
Il avait rayé ce commencement de lettre et tracé au-dessous quelques lignes d’une écriture tourmentée et à peine lisible. Je sus déchiffrer ces hiéroglyphes.
« A quoi bon lui écrire ? Elle ne comprendra pas. C’est à peine si je me comprends. Elle s’imaginera toujours que j’aurais pu m’accoutumer à ma chaîne. Pouvoir ! pouvoir ! que peut-on ? J’étais parvenu à m’assoupir ; cette affaire d’héritage, mon honneur offensé, ma colère, m’ont réveillé ; mon imagination et mon sang sont entrés en effervescence. En arrivant ici, l’air m’a manqué, et j’ai trouvé à ces murailles une face lugubre de cachot. Elle n’a rien deviné ; elle raisonnait paisiblement sur ce procès : elle s’efforçait de me calmer, sans se douter que ce qui m’irritait, c’était elle-même ; sa présence, le son de sa voix, me semblaient une effrayante nouveauté ; je sentais percer sous ses paroles une tyrannie molle dont je m’étais subitement désaccoutumé. Dans quels espaces avais-je donc voyagé ? Je rentrais en étranger dans ma vie. Quel dépaysement ! Elle a des yeux qui semblent dire : « Demain comme aujourd’hui ; rien de plus simple. » Mais c’en est fait de l’habitude naissante ; est-ce ma faute ? La plante a été arrachée avec sa racine ; elle ne repoussera plus. De ce jour, l’ennui me ronge. Chaque matin, en entendant le bruit de ses pas, je frissonne. Aujourd’hui, j’ai crié : Voilà l’ennemi ! Elle est si persuadée de ses droits ! C’est le comble du ridicule ; mais je ne ris pas, je frémis. La vie est si longue ! Il faut partir. Ce vieux pêcheur qui me disait : « Défendez-moi de courir au large, je me tuerai… » il avait fini par dormir dans sa barque. Les flots étaient ses frères et les tempêtes ses sœurs. Il faut que ma vie se mette au large ; les orages et moi, nous avons un air de famille. Je partirai demain ; je lui écrirai de Marseille… »
Puis il avait écrit en travers :
« Quel temps ! ce sirocco allume mon sang ; j’ai la tête en feu. Je ne puis demeurer en place. Écrirai-je toute la nuit ? la Berre à traverser, les dogues de M. de Malombré, escalader un balcon… Aventure vieille comme le monde, mais qui me semblera peut-être nouvelle. Et demain ? Demain je partirai pour l’Afrique, je chasserai le lion dans l’Atlas. Pauvre invention ! J’ai l’esprit aussi usé que le cœur… »
Quand un innocent est condamné à mort, le meilleur service à lui rendre est de rédiger sa sentence en des termes dont l’odieux le révolte ; l’indignation lui rend le courage et le préserve du désespoir. Dans l’affreux malheur qui m’accablait, cette faveur du moins ne m’était pas refusée ; grâce au ciel, l’arrêt que je venais de lire était assez cruel pour que ma fierté révoltée me donnât la force de supporter et pour ainsi dire de braver ma douleur. Si ce funeste papier m’eût appris seulement que Max ne m’avait jamais aimée, que Max était las de sa chaîne, que Max songeait à me fuir, j’aurais succombé à mon chagrin ; mais quel mépris il faisait paraître pour mon caractère, pour mes droits ! Cédait-il en me trahissant aux irrésistibles entraînements d’une passion ? Le temps était à l’orage, il faisait du vent, et il recourait à une aventure vieille comme le monde pour tromper sa fièvre et amuser un instant son ennui, car à qui donc étais-je sacrifiée ? A une illusion détruite, à un caprice épuisé, à l’une de ces femmes que l’on traite en enfant et qu’on console avec des chansons. Chose étrange, dans le premier moment je détestais plus la faute que le coupable ; Max m’inspirait un peu de cette pitié qu’on ressent pour un fou, pour un malade ; mais je prenais en horreur la vie et le monde où les événements qui décident d’une destinée dépendent d’un coup de vent, du nombre des battements du pouls, d’un accident, d’un frisson, et où nos cœurs sont à la merci des insolentes surprises du hasard.
Quelle nuit ! monsieur l’abbé ! Tantôt je relisais l’écrit fatal ; j’en savourais lentement le poison, je répétais vingt fois un mot, une ligne, et je cachais mon visage dans mes mains en pleurant. Tantôt un nuage se répandait sur mes yeux, tout devenait obscur dans mon esprit ; alors je me levais, je marchais, j’allais et je venais, cherchant en vain dans le chaos où elles se perdaient mes pensées disparues, ne retrouvant que le souvenir vague et confus d’un indicible outrage, et sentant le sol se dérober sous mes pas, comme si l’orage qui grondait en moi eût fait vaciller les murailles et que la terre eût tremblé devant ma colère.
J’étais décidée à attendre Max, mais je ne pus demeurer plus longtemps dans cette chambre pleine d’intelligences secrètes avec mon malheur ; les murs qui l’avaient vu écrire, la chaise où il s’était assis, la plume dont l’encre était à peine séchée, tous ces complices de la faute blessaient cruellement mes yeux. Je m’avançai sur la galerie, j’approchai du petit escalier en limaçon qui la termine ; c’est par là qu’il avait dû sortir ; accoudée sur la balustrade, je croyais le voir descendre, la tête haute, le cœur libre de remords, serein, impitoyable, n’apercevant pas, debout sur le seuil qu’il allait franchir, la justice céleste qui plaidait ma cause et lui criait mon nom.
Pendant des heures, j’errai le long de la galerie, croyant sans cesse entendre un bruit de pas, toujours trompée par le vent, dont les jeux lugubres semblaient insulter à mon angoisse.
« Je souffre, me disais-je. Qui le sait ? qui s’en soucie ? qui me plaindra ? »
Je songeai à Mme d’Estrel. Quand je lui aurai tout conté, pensai-je, elle se renversera dans sa chaise longue, me représentera que ces sortes d’aventures sont communes, qu’il faut tout endurer sans se plaindre, que nous ne pouvons rien, que le plus sage est de ne rien vouloir et de se taire, après quoi nous pleurerons ensemble, et, quand nous aurons bien pleuré, qu’y aura-t-il de changé ou de réparé dans ma vie ?…
« Comment cela finira-t-il ? » me disais-je encore et en vain je cherchais une issue, ma pensée se heurtait partout contre un mur d’airain. Je voyais d’avance mes jours s’écouler dans un éternel tête-à-tête avec une idée fixe et déchirante ; je pressentais ces mille détails de la vie réelle qui multiplient la souffrance sans la varier ; à ma douleur présente s’ajoutait déjà le fardeau des longs ennuis et des amers dégoûts qui m’attendaient, et je me sentais fléchir sous la pesanteur de mon avenir.
Épuisée de fatigue, je me laissai tomber sur un pliant placé en face de la statue. Je fus quelque temps sans la voir ; enfin je levai machinalement les yeux sur elle ; et, en la reconnaissant, ma colère, qui s’était changée en une morne tristesse, se ralluma tout à coup : cette statue n’avait-elle pas servi d’entremetteuse entre le malheur et moi ? Mais au bout d’un instant ma colère tomba, je m’attendris. La déesse me transporta dans les lieux qu’elle avait habités avec moi ; je revis Louveau, la fumée qui sortait de son toit, la cour où m’attendaient mes pigeons, ma chienne accroupie sur le seuil, l’humble vallon perdu dans la brume, la face triste, mais amie, de mes rochers grisâtres, l’étoile qui se levait sur les sapins, ces collines qui m’avaient longtemps cachée au monde, ces chemins creux, ces sentiers déserts où j’avais promené mes oisivetés et mes rêveries, et qui m’avaient entendue plus d’une fois soupirer follement après l’inconnu.
Que j’avais été ingrate et aveugle ! A quelles perfides amorces m’étais-je laissé prendre ? D’où m’étaient venus ces rêves, ces désirs insensés qui appelaient tout bas le malheur ? Il était enfin venu, et, avide de ses embrassements, je m’étais élancée d’un bond au-devant de lui ; il tenait sa proie, il ne devait plus la lâcher…
Je tressaillis ; je venais d’entendre au loin des aboiements de chiens de garde.
« Ah ! m’écriai-je en joignant les mains, qu’on me le rapporte blessé, meurtri, sanglant, peut-être aurai-je la force de lui pardonner ; mais s’il revenait heureux et triomphant… »
Je n’en pus dire davantage ; ce que venait d’entrevoir mon imagination me rendait muette.
Déjà le jour s’annonçait ; une teinte grise se répandait au ciel ; je distinguais vaguement les contours des collines et la forme des arbres ; les fureurs du vent s’étaient ralenties. Au pied de la maison, des pas firent crier le sable. Tout mon sang reflua vers mon cœur. Bientôt une porte s’ouvrit, un frôlement se fit entendre, une ombre parut au haut de l’escalier.
Je me levai, je m’avançai. Max était resté immobile sur la dernière marche. M’arrêtant à deux pas de lui, la tête penchée, je le regardai. Il avait fait un geste de surprise, puis il s’était accoudé sur la balustrade, et il attendait. Je crus découvrir dans ses yeux un regard d’insulte et de défi. Alors je voulus parler ; mais ma langue se glaça, mes jambes se dérobèrent sous moi, et je tombai sans connaissance.