Le roman d'une honnête femme
V
« L’aimez-vous ? » Étrange question que je n’aurais jamais osé me faire à moi-même. « Vous aime-t-il et l’aimez-vous ? » Cela était donc possible ? Avec toute sa sagesse, Mme d’Estrel ignorait qu’un mot, un simple mot, suffit, parfois, pour ouvrir à une âme des chemins qui semblaient fermés.
Ajoutez que ses représentations, ses conseils, m’avaient irritée, révoltée. Eh quoi ! le monde, l’amitié même, prenaient par sa bouche parti pour Max contre moi ! Tout lui était permis, tout m’était défendu ; ses torts les plus graves n’étaient que des peccadilles, et si je m’avisais de me consoler de mon délaissement, si un sentiment un peu vif se glissait dans mon cœur, où il s’était plu à faire le vide, si je disposais à ma guise d’une liberté qu’il n’avait ni le droit ni l’envie de me contester, mes faiblesses ou mes entraînements me seraient imputés à crime. Je sais que cette morale a cours dans le monde ; mais quelle femme pourrait souscrire à une si criante injustice ? »
Voilà ce que je me disais, et comment il se fit que la démarche de Mme d’Estrel produisit un effet tout contraire à ce qu’elle espérait. J’étais disposée à voir en beau M. Dolfin. Mon imagination travaillait secrètement en sa faveur, plaidait tout bas sa cause, s’efforçait d’échauffer et, pour ainsi dire, de passionner les sentiments bien faibles encore et bien indécis qu’il m’avait inspirés. A mon insu, je prenais à tâche de l’aimer ; oui, mon cœur se portait au devant de l’amour comme à la rencontre d’un hôte dont on espère la visite, et il me semblait par instants que l’amour venait, qu’il était venu, que je sentais en moi la présence du divin visiteur et ce trouble délicieux qui accompagne son arrivée.
Quinze jours se passèrent ainsi. A quoi donc ? me direz-vous. A relire la lettre de Mme de Ferjeux ; à ouvrir et à refermer le carnet rouge, — le plus souvent, la lettre et le carnet posés ensemble sur mes genoux, à comparer entre eux deux hommes, l’un perverti par le monde et sa triste science, l’autre simple et naïf comme un enfant ; l’un n’ayant de sacré que ses volontés, ses caprices, et comme abandonné au démon de son orgueil ; l’autre enflammé d’une passion héroïque, humble et malheureuse pour les grandes choses.
Et je pensais aussi que dans une cellule de la Trappe il y avait un cœur en proie à de mortels combats. Rivales acharnées, nous nous le disputions, la dévotion et moi. Je le voyais se débattant, s’efforçant de chasser mon image ; mais le fantôme revenait toujours, éclairant et enchantant la cellule ; je lui donnais mes ordres, à ce fantôme ; je lui commandais de ne pas épargner sa victime, de l’obséder, de la désespérer… Il faut me pardonner, monsieur l’abbé, j’étais malade. Les brouillards de Paris, où j’avais erré comme une ombre ; ce que j’y avais vu, entendu… Et, pour me guérir, Mme d’Estrel me parlait de considération ! Elle me vantait le prix de cette perle sans tache ! Mais vantez donc à un pauvre qui a faim, vantez-lui la beauté de votre rivière de diamants ! C’est un morceau de pain qu’il lui faut, et, pour l’avoir, il vendrait à vil prix tout un écrin.
Mais, enfin, qu’espériez-vous ? me direz-vous encore. Ce que j’espérais ! Je ne sais. Je rêvais à mille choses vagues, et ces songes confus flottaient devant moi comme ces nuages qui, d’instant en instant, changent de couleur et de figure, et qu’on se plaît à suivre dans leur métamorphose.
« Je crois que c’est un lion, Polonius.
— Oui, monseigneur.
— Je crois plutôt que c’est une gazelle.
— Je le crois comme vous, monseigneur. »
Ah ! qu’il se passe de choses dans la tête d’une femme qui souffre ! Que ses pensées vont vite et vont loin ! Comme elles volent sur les nuées et comme elles courent sur la crête des précipices, et comme elles regardent au fond de l’abîme, et que ce vertige leur est doux !… Faut-il croire que toutes ces pensées perdues se rassembleront un jour pour nous accuser devant le tribunal d’un Dieu vengeur ? Mon Dieu ! refaites, si vous le voulez, le monde et les hommes et nos cœurs, mais ne condamnez pas ce que vous avez fait !
Et quel fut le dénoûment de ces rêveries ? Ah ! voici le dénoûment.
Au commencement de février, j’étais un soir au salon, seule comme à mon ordinaire. La soirée était si belle et d’une douceur si printanière, que j’avais laissée ouverte la porte vitrée qui donne sur la terrasse. Étendue dans un fauteuil, la tête baissée, je rêvais tristement, car ce jour-là je ne voyais rien dans l’avenir et je me sentais comme à l’abri de l’espérance. Tout à coup je crois entendre un faible bruit de pas, je relève la tête, quelqu’un paraît sur le seuil de la porte, pousse un cri, étend les bras, et, d’un bond, s’élance à mes pieds. C’était lui…
Mon émotion fut si vive, que je portai mes deux mains sur mon cœur pour l’empêcher d’éclater. Il restait là, dans une attitude suppliante, et comme effrayé de son audace, tremblant, pâle, le visage défait, les mains jointes, levant sur moi des yeux craintifs qui demandaient grâce. Je lui ordonnai de se relever.
« Non, s’écria-t-il avec un accent passionné, non, madame, vous ne me chasserez pas sans m’avoir entendu. Hier, avant-hier, je suis venu jusqu’à cette porte ; mais le courage m’a manqué. Aujourd’hui, j’oserai tout, je dirai tout ; je ne puis garder plus longtemps mon secret, il m’étoufferait. Je vous ai aimée du premier instant que je vous ai vue. Vous m’êtes apparue comme une vision ; je fus ébloui, je crus rêver ; pourtant mon cœur avait pressenti cette rencontre ; depuis longtemps il vous cherchait. Tout ce qu’il avait aimé, admiré dans ce monde : la lumière, la beauté du ciel, les fleurs, autant de messagers qui vous annonçaient ! Vous étiez son espérance, son attente secrète, car en vous voyant, je dis : « La voilà donc, c’est elle ! »
Il ajouta que si je lui avais apparu le sourire aux lèvres, la joie dans les yeux, il se serait effrayé des distances qui étaient entre nous, et peut-être aurait-il eu la force de m’oublier ; mais j’étais triste, je venais de pleurer ; il avait béni mes larmes, béni le malheur, cet ami commun qui me rapprochait de lui et me mettait à portée de son cœur.
« Lorsque je m’imaginais follement, dit-il encore, qu’il était peut-être dans ma destinée de consoler vos peines, je sentais le souffle me manquer, et il me prenait des envies de mourir ; mais quand je me disais, revenant à moi : Aime et souffre, pauvre fou ! elle n’en saura jamais rien ! — alors, dans ma rage, j’aurais voulu anéantir le monde, hommes et choses, tout ce qui nous séparait, tout ce qui vous empêchait de me voir… »
Un jour, il m’avait vue passer à cheval, entourée de jeunes gens, tous plus beaux que lui, pensait-il, plus dignes d’être aimés, et qui paraissaient se trouver à l’aise auprès de moi. Il avait senti sa tête se perdre, et peu s’en était fallu qu’il n’allât se coucher en travers de mon chemin et ne se fît broyer le cœur par le sabot de mon cheval…
« Ah ! j’ai cependant bien combattu ! poursuivit-il ; j’ai pleuré, j’ai prié, je vous ai maudite ; mais le fantôme se riait de mes exorcismes. Le hasard, si le hasard n’est pas un vain mot, nous rapprocha : je reconnus que vous étiez aussi bonne que belle : je vous ai raconté ma vie, et vous n’avez pas souri. Je fis un suprême effort : je m’enfuis à la Trappe ; vous y étiez. Partout votre image passait et repassait devant moi ; je la voyais marcher le long des galeries du cloître ; me réfugiant dans la chapelle, à peine m’y étais-je recueilli, la dalle froide s’échauffait sous mes genoux, et en relevant la tête je vous apercevais debout devant l’autel. Vous, toujours vous ! Je vous parlais, je vous suppliais, sans pouvoir fléchir votre inexorable beauté. Où que je fusse, l’air s’embrasait autour de moi, votre souffle y avait passé, et dans cette maison consacrée à la mort tout m’annonçait les délices de la vie. Le soir, je n’osais me retirer dans ma cellule ; je tremblais de m’y trouver seul avec vous. Une nuit, après vous avoir demandé grâce en pleurant, il m’échappa un éclat de rire désespéré dont se souviendront longtemps les échos d’Aiguebelle. Le lendemain, je partis ; à peine la porte du couvent se fut-elle refermée sur moi, ô délivrance miraculeuse ! je regardai le ciel, les bois, et je sentis que j’étais à jamais affranchi de mes folles superstitions. Mon cœur nageait dans la paix et dans la lumière ; la vie m’apparaissait parée d’une beauté mystique, des larmes de joie inondèrent mes joues. Adieu mes tourments, mes vaines terreurs ! Mes chaînes étaient brisées, les tronçons ne se rejoindront pas. — Plus de doute ! m’écriai-je ; il n’y a de sacré que l’amour que j’ai pour elle. Mon cœur, qu’elle habite, est un temple ; voilà mes autels, voilà mon tabernacle, voilà l’adoration perpétuelle ! Elle est en moi ; je possède Dieu, et c’est lui qui me commande de vivre et de mourir pour elle ; mais le voudra-t-elle ?… — Oui, le voudrez-vous, madame ? Qu’allez-vous me répondre ? Ah ! prenez-y garde, il me semble que vous pourriez me tuer avec un mot. »
Ce qu’il me disait (m’avait-on rien dit de pareil ?) et surtout son accent, sa voix, — toute cette musique de la passion que je n’avais jamais entendue me remua si profondément que je fus quelques instants comme hors de moi. Heureusement il était trop novice et trop sincère pour profiter de mon trouble, il n’y songea même pas ; il craignait d’avoir trop osé et de m’avoir déplu. Les yeux baissés, il attendait ma réponse, et comme elle tardait, il attira vers lui d’une main tremblante l’un des rubans de ma ceinture, et le pressa doucement et humblement sur ses lèvres comme une relique.
J’eus le temps de revenir à moi, et, dès que je fus maîtresse de mon émotion, je lui dis d’un ton un peu sévère :
« Vous me traitez en idole, je ne suis qu’une femme. Que parlez-vous d’autel, de tabernacle ? Il me déplaît que vous mêliez Dieu dans votre amour. De telles adorations sont de méchantes fièvres qui passent. Dans quelques jours peut-être, vous rougirez de votre erreur. Que Dieu est grand ! direz-vous, et que mettais-je à sa place ? »
Il redressa la tête et me jeta un regard de reproche.
« Vous ne parleriez pas ainsi, répondit-il, si vous pouviez lire dans mon cœur. Vous ne savez pas ce que vous avez fait de moi. Je suis un homme nouveau. Jusqu’ici j’ai tourné toutes mes forces contre moi-même, je les ai follement employées à tourmenter mon âme et ma vie ; mais, grâce à vous, je me possède enfin, je m’appartiens, je puis disposer de moi ; je me sens capable de vouloir et d’agir ; il n’est pas de résolution si hardie qui puisse m’effrayer. Mettez-moi à l’épreuve, ordonnez, je suis prêt à tout, et si demain… »
Je l’interrompis d’un geste.
« Écoutez-moi, repris-je ; ce qui se passe ici est bien sérieux. Je me suis trompée une fois, une seconde erreur me tuerait. Je crois à la sincérité de vos sentiments, et je mentirais si j’affectais de m’offenser de votre amour ; mais me connaissez-vous bien, et saurez-vous m’aimer comme je veux qu’on m’aime ? Je suis malheureuse, on s’est chargé de vous l’apprendre ; la seule consolation que je rêve serait une amitié vraie, sûre, fidèle. Oui, je voudrais avoir un ami qui m’appartînt cœur et âme, qui conformât entièrement ses sentiments aux miens, qui fût capable de pousser l’oubli de soi jusqu’au sacrifice, qui ne demandât rien, n’espérât rien et sût souffrir sans se plaindre. Je voudrais que cet ami tour à tour se tînt dans l’ombre, à l’écart, ou accourût à mon appel, qu’il m’offrît son secours sans me l’imposer, qu’il unît la patience au courage, ne connût ni les inquiétudes de la vanité ni les angoisses de la jalousie, et que, sans jamais m’interroger, jamais il ne doutât de moi. C’est une chimère, n’est-ce pas, que ce rêve ?… Ah ! croyez-moi, avant de nous rien promettre, éprouvons nos cœurs. Bon Dieu ! je ne sais ce que me réserve l’avenir ; je marche à tâtons dans mon malheur ; j’ignore ce qui est possible, ce qui ne l’est pas. Incertaine de ce que je veux, incertaine de ce que je sens, j’exige de qui s’offre à m’aider à vivre un dévouement absolu, sans savoir si je lui puis rien donner en retour. Ne vous engagez pas, laissez-moi le temps de voir clair en moi-même ; je ne me pardonnerais jamais de vous avoir trompé, ni surtout de m’être trompée. » Il se releva.
« Ne me demandez pas d’attendre, dit-il d’un ton triste, mais résolu. Je jure d’être l’ami que vous dites, je saurai souffrir et me taire ; pourtant j’ai besoin de croire qu’un jour… »
Il n’acheva pas, mais ses yeux parlaient.
Je le regardais fixement, je m’efforçais de lire sur son front le secret de mon avenir. Tout à coup je tressaillis, je venais d’entendre un roulement de voiture dans la cour. Onze heures avaient sonné. Qui se présentait si tard ? Était-ce Mme d’Estrel qui essayait de me surprendre ?
« Partez, partez, dis-je, et ne cherchez pas à me revoir avant que je vous appelle ; songez que par-dessus tout je veux être obéie. »
Il me prit la main et se contenta de la serrer dans la sienne ; il s’essayait à son rôle d’ami.
« Que je suis ingrat ! murmura-t-il ; je devrais être heureux. »
Et à ces mots il s’élança sur la terrasse et disparut dans la nuit.
L’instant d’après, une porte s’ouvrit, et Max entra.