Le roman d'une honnête femme
III
Le printemps fut précoce. Contre son naturel maussade, avril eut pour nos montagnes quelques rares sourires dont je lui sus gré. Mai nous fut plus propice encore ; il nous accorda quelques beaux jours, sans compter qu’il amena dans ma vie un changement inattendu. Oui, monsieur l’abbé, en mai il m’arriva quelque chose. Moi qui ne croyais plus aux événements ! Et cet événement ne fut pas un loup.
A vingt minutes de Louveau, sur la crête opposée de la combe, vous avez remarqué un château à donjon et à tourelles qui, en dépit de son délabrement, se ressouvient de ses origines et a conservé les grands airs d’un manoir féodal. Pendant dix ans, ce château était demeuré inhabité ; j’en avais toujours vu les fenêtres et les portes closes ; l’herbe poussait à foison dans les cours ; sauf le cri des chouettes, c’était le royaume du silence. Un jour, passant par là, j’entendis à ma grande surprise des voix, des bruits de pas. Les portes étaient ouvertes ; des ouvriers de campagne, qui prenaient les ordres d’un valet de pied en livrée, sarclaient les orties, secouaient des tapis et déchargeaient des fourgons dans la cour. Je m’informai ; j’appris que la baronne de Ferjeux venait passer l’été dans son donjon délaissé ; on l’attendait sous peu.
« Que sera-ce que cette baronne ? » me demandai-je. Les jours suivants, je pensai plus d’une fois à elle. Je me la représentais toute pareille à son château, de grandes manières, l’air solennel et tragique. Je fus bien surprise quand je la vis. Je ne sais si elle vous plairait. Figurez-vous une petite femme entre deux âges, toute ronde, grassouillette, potelée, de belle humeur, vive comme la poudre, étourdie comme le premier coup de matines, une vraie tête à l’évent, de bruyantes gaietés, une pétulance inouïe, de grands yeux noirs bien fendus qui se moquent du monde, mêlant tous les tons, contant gravement des folies et traitant follement les affaires d’État, prenant la vie comme un jeu, mais incapable de feintes, de manéges, et gagnant à jeu découvert ; au demeurant, la meilleure femme du monde, qui veut du bien à toute la terre, et dans les occasions jette son argent et son cœur par les fenêtres.
La première fois que nous nous rencontrâmes, elle me dit que, lasse de l’Opéra, des bals, des concerts, des dîners, des papotages, des colifichets et des pompons, elle était venue à Ferjeux pour y tâter de la tristesse. Je crois bien que c’était la seule connaissance qu’il lui restât à faire ; mais la tristesse ne voulut pas d’elle. Janicot prétendait que cette femme était capable de dérider un tas de pierres. Il y parut bien. A peine arrivée, son lugubre château se transforma comme si une fée l’eût touché de sa baguette. Elle fit venir de toutes parts des légions d’ouvriers, fit regratter ses murs, percer des portes et des fenêtres, remettre à neuf ses plafonds. Elle se levait à l’aube, et, juchée sur une poutre, au milieu des plâtras, l’éventail à la main, les doigts barbouillés de vernis, elle donnait ses ordres, gourmandait son monde, dominait de sa petite voix perçante le cri de la ripe et le grincement des scies, haranguait à la fois Pierre et Jacques, leur brouillait l’esprit par le décousu de ses explications, et riait de leurs méprises et de tout à gorge déployée. Elle trouva moyen de faire durer ce tintamarre tout l’été. C’était sa façon de goûter le charme de la solitude.
Mon pauvre père fut d’abord très-effrayé de ce qu’il appelait « une invasion inattendue ». Il venait de s’apercevoir, disait-il, que Louveau est un endroit très-passant, et il se plaignait que le « tumulte du monde » s’acharnât à le poursuivre. Vraiment il a l’humeur sauvage, et pourtant je ne connais personne qui soit plus propre que lui à frayer avec les hommes. A-t-il une fois surmonté sa paresse, il est aimable, liant, causant, entre sans effort dans la pensée et les convenances d’autrui, s’intéresse à tout et tient jeunes et vieux sous le charme de sa gaieté facile et de son esprit aisé. A *** on l’adorait ; les robins et les douairières de la ville le proclamaient à l’envi un causeur accompli et un joueur de whist consommé. Lui-même, en sortant de ces réunions où j’avais eu mille peines à l’entraîner, me confessait tout bas « qu’il ne s’était pas trop ennuyé » ; mais, à peine au logis, son âme rentrait dans ses plis naturels, et il en revenait à trouver que la solitude est préférable à tout. Aussi, quelque visiteur sonnait-il à la porte, il s’écriait en bondissant sur sa chaise :
« Bon Dieu ! voilà l’ennemi ! »
Et quand je lui présentais quelque billet d’invitation :
« Mais qu’ai-je donc fait à ces gens-là, disait-il, pour qu’ils attentent à mon bonheur ? »
J’allai à Ferjeux souhaiter la bienvenue à la baronne. Dès le lendemain, elle me rendit ma visite. Je venais de sortir. Mon père, épouvanté, se hâta de faire dire qu’il n’y était pas ; mais, à je ne sais quel flottement de rideau, elle s’aperçut qu’on y était et qu’on se cachait. Elle n’était pas femme à se rebuter. Elle donne sa carte, feint de s’éloigner, puis, revenant par un détour sur ses pas, elle avise un trou dans la palissade, enjambe, se glisse à pas de loup dans le jardin. Là, elle s’embusque, attendant sa proie. Mon père, qui croit l’ennemi parti, sort ; elle s’élance, le voilà dans ses bras,
« Ah ! vous n’êtes pas chez vous, monsieur l’antiquaire ! mais j’y suis… »
Et, lui prenant le bras, elle le promène, le questionne, répond pour lui, l’agace, l’émoustille, lui conte mille sornettes et fait si bien qu’au bout d’une heure ils étaient les meilleurs amis du monde. Je la rencontrai comme elle retournait à Ferjeux.
« J’ai affaité l’oiseau ! » me cria-t-elle de sa voiture.
« Cette femme est une charmante folle, me dit à son tour mon père en me revoyant ; mais je ne lui montrerai plus mes vases. Avec son grand diable d’éventail en écaille, elle a pensé vingt fois tout fracasser. »
Vous avez tenté par instants de vous persuader, monsieur l’abbé, que je suis une femme supérieure. Là, convenez que c’est une chose que vous mouriez d’envie de croire. Que vous étiez loin de compte ! Figurez-vous qu’en dépit de ses travers et de sa futilité, la baronne de Ferjeux me plut beaucoup. Nous nous arrangions pour nous voir presque tous les jours, et j’avoue à ma confusion que je trouvais dans sa société d’agréables distractions. Elle me contait Paris, ce Paris que j’avais quitté pour toujours à l’âge de quinze ans, et après lequel, sans trop le savoir, je soupirais tout bas. Ses historiettes m’enchantaient ; je l’écoutais bouche béante, comme les enfants regardent la lanterne magique ; moins attentifs, moins suspendus aux lèvres du narrateur sont des chameliers turcs lorsque, pendant une halte, ils font cercle autour d’un hadji qui revient de la Mecque et qui les promène de la Kaaba au puits de Zemzem. Mon père ne pouvait se plaindre, car en revenant auprès de lui il me semblait que je venais de lui faire une sorte d’infidélité, et je me croyais tenue à le dédommager par un redoublement de petits soins. De son côté, Mme de Ferjeux paraissait se plaire infiniment dans ma compagnie ; elle me caressait beaucoup, me taquinait et, tout à la fois, m’encensait un peu. J’aurais dû m’en défendre ; à vrai dire, mes résistances étaient faibles. Dans un pays où il y a des loups, monsieur l’abbé, une aimable baronne prend bien de l’empire sur les cœurs. Le contraste de nos caractères la charmait ; elle se divertissait à me mettre en belle humeur, à m’étourdir de sa vivacité.
« Vous êtes étonnante, ma chère, me disait-elle. Je veux mourir si je m’attendais à trouver dans ces vilains bois une fille de vingt-quatre ans faite comme vous. Je cherche en vain à vous définir, je m’y perds. Élevée à l’ombre d’un sapin par un savant en us et par un jésuite, quel bizarre composé vous faites ! Vous n’êtes ni une Parisienne ni une provinciale. Vous n’avez pas le « je ne sais quoi », et cependant on ne s’aperçoit guère qu’il vous manque. Savez-vous ce que c’est ? Je gagerais que vous êtes une statue antique, une Galatée. M. de Loanne vous a déterrée dans un de ces affreux caveaux que j’ai consenti à visiter par complaisance, et où j’ai perdu une robe, un organdi superbe, s’il vous plaît. Le bon Dieu bénisse tous les antiquaires de France ! Mais, dites-moi, êtes-vous bien sûre d’être en vie ? Là, pourriez-vous en jurer ? J’imagine, moi, qu’en grattant la femme, on trouverait le marbre. Ne vous fâchez pas. Je ne veux pas dire que vous soyez une antiquaille ; mais vous êtes classique, ma toute belle, et le classique n’est ni vieux ni jeune, il n’a point d’âge. Votre démarche, vos regards, votre geste, tout est dans les règles, tout va en mesure ; il n’y a rien de trop, rien n’est à côté, c’est ce qui me fâche. On est tenté de vous accompagner sur la harpe. Voyons, mon ange, convenez que depuis que vous êtes au monde, vous n’avez jamais fait de folie. Quoi ! pas une fantaisie, pas un caprice ! Un cœur qui bat comme un chronomètre Bréguet ! Le mien, ma chère, je vous en préviens, ressemble comme deux gouttes d’eau à la montre du Gascon qui abattait son heure en quarante-cinq minutes. Qui ne s’agite pas dépérit d’ennui ; il faut un peu d’étourdissement. Se repentir et recommencer, voilà la vie, et quand je ne déraisonnerai plus, je n’aurai plus besoin que d’un De Profundis. »
L’un des grands plaisirs de la baronne était de me coiffer et de me parer à sa guise. Elle s’enfermait avec moi dans son boudoir, seule pièce où les maçons n’eussent point accès. Là, étalant sur sa toilette ses boîtes à poudre, ses houppes, ses cache-peignes, ses fers à friser, dont elle s’escrimait avec une merveilleuse dextérité, ses plumes, ses rubans, mille affiquets, elle me poudrait, me pomponnait, m’attifait, reculait de trois pas pour me regarder, pirouettait sur ses talons, s’applaudissait de son œuvre, répétait cent fois : « Ma toute belle, vous avez les plus beaux cheveux de France et de Navarre ! » Je la laissais faire, souriant moitié d’aise, moitié d’indulgente pitié. J’ai promis d’être sincère : ce petit manége ne m’ennuyait pas. Il y avait longtemps que personne n’avait admiré mes cheveux. Je leur disais : Profitez de l’occasion, vos beaux jours sont comptés.
Un jour qu’elle m’avait coiffée à la Marie-Antoinette et décorée comme une châsse, elle se prit à pousser de vrais cris d’admiration, et, se jetant dans un fauteuil :
« Savez-vous que vous êtes ravissante, mon cœur ? Mais, je vous le demande, où avez-vous donc pris ces grands traits réguliers ? On dirait une muse. J’ai à Paris un dessus de porte qui vous ressemble. Le bel avantage que vous avez là ! De quoi vous sert-il ? Dire qu’une fille qui a vos yeux, un nom, une dot et vingt-quatre ans, vit ici enterrée dans un trou ! C’est une horreur, c’est un meurtre, c’est mille fois pire que le sacrifice d’Iphigénie. A votre place, comme j’en appellerais ! M. de Loanne est un égoïste. Ne me mange pas, je le lui dirai à lui-même, et pas plus tard que demain. Laissez-moi faire, je prétends vous soustraire à la puissance paternelle. Je vous marierai, moi qui vous parle. Ce n’est pas que le mariage soit une invention bien miraculeuse ; mais, jusqu’à présent, on n’a rien trouvé de mieux. Nos Solons ont l’imagination si stérile ! Le plus beau des métiers, ma mignonne, est le mien ; malheureusement on ne naît pas veuve comme on naît poëte ; il faut passer par l’autre cérémonie pour en arriver là. Fiez-vous à moi, je me charge de vos affaires. Il ne sera pas dit qu’en plein dix-neuvième siècle un père égorge sa fille sans que la justice informe. »
Elle continua longtemps sur ce ton. Je la laissai dire et ne fis que rire de cette belle sortie. « Un clou chasse l’autre, pensais-je ; les maçons vont avoir leur tour, et il n’en sera rien de plus. » Mais je découvris qu’elle avait plus de suite dans l’esprit que je ne le croyais. Le lendemain, le surlendemain, elle revint à la charge. Alors je lui représentai tout doucement qu’elle était mille fois trop bonne ; qu’elle se mettait à tort martel en tête ; que je n’avais nulle envie de me marier ; que j’avais formé le projet de rester fille ; que mon tyran était le meilleur des hommes ; que j’étais heureuse, très-heureuse à Louveau ; que mes inclinations s’accordaient avec mon devoir ; qu’au surplus les soupirants ne m’avaient point manqué ; qu’il en était jusqu’à deux dont mon père eût agréé la recherche, mais que j’avais des exigences ridicules et préférais ma liberté aux meilleurs partis. — Elle haussa les épaules et me répliqua que ce n’était pas à elle qu’on faisait accroire ces choses-là ; puis, s’égayant aux dépens de mes prétendants, elle fit du premier un jeune dadais délicat et blond, chamarré de phébus, du second un vieux gentillâtre à lièvre ; elle les accommoda de toutes pièces, découpa leur silhouette dans une feuille de carton, les mit en scène, singea leurs tons, leurs manières, me fit rire aux larmes. Quand elle fut lasse de ses deux pantins, elle les hacha menu et les fit dévorer par son bichon.
« Ce qui me consterne, dit-elle, ce qui me désespère, c’est que, si on vous laissait faire, vous finiriez, de guerre lasse, par avaler le morceau et par épouser quelque sot, sentant son bourgeois d’une lieue, qui ferait râfle sur votre beauté et n’aurait pas même le mérite de s’étonner de son aventure.
Le dimanche il se fera honneur de vous à la promenade, à l’heure où l’on entend le trombone et où la cassonade et les nouveautés font assaut de toilettes. Vous pondrez, vous couverez. Quelle bénédiction ! Battue en brèche par les œillades assassines du hausse-col, désespoir des laiderons, espoir inavoué d’un clerc de notaire, vous vous éteindrez dans une douce langueur, le nez sur un pot de giroflée et contant vos chagrins à la lune. Mort de ma vie ! j’enrage quand je pense que les cheveux que voici blanchiront sans avoir été vus aux Italiens ! Mais je suis là, je protégerai l’innocence sacrifiée. »
Ses insistances me déplurent ; je demeurai quelques jours sans la voir. Elle n’eut garde de s’en affecter. Quand je retournai à Ferjeux, je la trouvai cachetant une lettre.
« Vous arrivez fort à propos, me dit-elle. Je m’occupe de vous. Lisez cette adresse : cela vous intéresse plus que vous ne pensez. »
Je jetai les yeux sur le pli et je lus : « A monsieur le marquis Max de Lestang. »
« Dieu ait en sa sainte garde le marquis de Lestang ! lui dis-je ; mais je n’ai pas l’honneur de le connaître.
— Votre cœur ne vous dit rien ? Point de pressentiments ? Mettez-vous là, ma belle, et écoutez-moi. Le marquis de Lestang, mon neveu, est un superbe garçon de trente-deux ans, beau comme un Apollon, brave comme Artaban, fin et discret comme le prince Charmant, et qui possède un hôtel à Paris et un château dans le Dauphiné. Orphelin à douze ans, il a mené sa jeunesse à grandes guides. Ce bel écervelé, ma chère, a fait bien des passions, et m’est avis qu’il n’a jamais trouvé de cruelles. Je le conjure de faire une fin : il m’a d’abord renvoyée bien loin ; mais depuis peu une douce mélancolie s’est emparée de lui, et dernièrement il m’écrivait que, si je pouvais lui découvrir une femme qui ne ressemblât à aucune de celles qu’il a connues, il se résignerait sans trop d’effort à lui sacrifier sa liberté. Vous m’entendez, il veut une femme qui ne soit pas la femme. Avec cela, il exige beaucoup de principes ; les Lovelaces n’épousent que des dragons de vertu. Je viens de lui répondre que j’avais trouvé son fait, qu’il prît la poste, qu’il accourût, que je lui ferais voir dans nos bois quelque chose qui l’étonnerait fort. Je le connais, il viendra, et je prétends qu’avant deux mois le contrat soit signé et parafé. Vous raffolerez de ce monstre, ma charmante ; il a été mis au monde tout exprès pour faire votre bonheur. Son passé vous répond de lui ; il est bon qu’avant de se marier un homme ait épuisé la liste de ses curiosités. Ce sont les curieux du lendemain qui font les mauvais maris. De son côté, je gagerais qu’il vous adorera. Vous l’étonnerez, c’est le principal : il n’a rien vu qui vous ressemble. Les belles mondaines, les reines de salons, les femmes à la mode, il connaît tout cela par le menu ; mais vous, mon cœur, à force de vivre avec des vases grecs, vous avez contracté des airs de tête et des attitudes qui lui seront tout nouveaux. Ce que vous avez, ce n’est pas de la grâce, ce n’est pas du charme, c’est du style. Je ne sais trop m’expliquer, mais je crois que le style est une sorte de beauté dans les règles qui ne sait pas qu’on la regarde. Je vous l’ai déjà dit, on vous prendrait pour une statue antique qui a reçu le feu de la vie et qui fait ses premiers essais dans l’art d’exister. Par moments, vous vous ressouvenez trop de votre premier état, et l’on se prend à craindre que vous ne vous rendormiez de votre sommeil de marbre ; mais je me repose sur le marquis du soin de vous réveiller tout à fait : il achèvera de vous dégourdir. Tenez, dans ce moment, vous êtes adorable. S’il était ici et qu’il vous vît avec votre air ébahi et vos grands yeux effarés, il ne se ferait pas prier pour tomber à vos genoux. La première fois que vous le verrez, tâchez de retrouver cette expression. Allons, voilà une affaire faite. Arrivez vite, mon beau monsieur : la divine Galatée vous attend. Du même coup je m’en vais faire deux heureux ; ce sera la plus belle action de ma vie.
— Madame la baronne, lui dis-je, votre plaisanterie est charmante ; mais donnez-moi cette lettre, je vous prie.
— Qu’en voulez-vous faire, mon cœur ?
— La déchirer, madame, ou la brûler. »
Et j’avançai le bras pour m’emparer du pli ; mais elle l’éleva en l’air, et, courant à la fenêtre, le lança sur la terrasse ; puis, appelant son chasseur à grands cris, elle lui commanda de ramasser le précieux papier, de seller promptement un cheval et de courir bride abattue au prochain bureau de poste.
En vérité, je ne savais si je devais rire ou me fâcher.
« J’aime à croire, lui dis-je, que tout ceci n’est qu’une histoire en l’air, que vous vous amusez de ma crédulité…
— Croyez tout ce qu’il vous plaira, interrompit-elle ; mais j’ai des ordres à donner à mes ouvriers. Je veux faire réparer et meubler le petit pavillon qui est au bout de la terrasse. C’est là que logera votre adorateur. Ce pauvre garçon ne peut pourtant pas coucher à la belle étoile. Maltraitez-le tant que vous voudrez, je n’entends pas que son désespoir s’enrhume.
— Voyons, lui dis-je, soyez bonne une fois dans votre vie ; convenez que le marquis est votre oncle, qu’il a soixante-dix ans, et que…
— Peste ! s’écria-t-elle, je n’ai pas affaire à une Agnès, et vous savez toutes les rubriques. Vous l’avez dit, mon ange : ce pauvre marquis est un septuagénaire fort cassé, un peu cacochyme. Il a besoin d’un bâton de vieillesse. Vous lui chaufferez ses bouillons. C’est votre partie que le dévouement.
— Au moins, repris-je, je me flatte que mon père ne saura rien de ce badinage. Un mot suffirait pour troubler son repos et empoisonner sa vie.
— Oh ! que voilà de grandes phrases ! s’écria-t-elle ; sachez qu’hier je suis allée trouver M. de Loanne dans ce joli caveau où j’avais juré mes grands dieux de ne plus remettre les pieds. Une seconde robe perdue, ma chère ! Vous voyez si je me ménage pour servir mes amis. J’ai commencé par tout regarder, par tout admirer sur parole, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope ; je me suis attendrie sur un petit morceau de brique, un tesson de pot, s’il le faut nommer par son nom ; j’ai consenti à voir des fresques invisibles ; j’ai juré sur mon honneur que j’apercevais du rouge, du bleu, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; bref, j’ai eu des transports, des syncopes. Jugez s’il était content de moi ; j’imagine qu’en ce moment j’aurais pu lui demander sa vie. J’ai profité de ces bonnes dispositions pour lui conter mes petites raisons. Je vous avouerai qu’il a eu l’air d’un homme qu’on réveille en sursaut : c’est ce qui s’appelle un saisissement désagréable. Donnez une douche à mon bichon : vous verrez comme il se secouera ; mais que parliez-vous de poison ? L’ai-je empoisonné, ce pauvre homme ? Vous voyez en tout cas qu’il n’en est pas mort. Il faut croire que les archéologues résistent au curare. »
Cette fois je perdis patience, je lui adressai les plus vifs reproches ; mais avec cette étrange femme il n’y a pas moyen de se fâcher longtemps.
« Oh ! que la colère vous va bien ! s’écria-t-elle. Vos joues se colorent, vos yeux petillent. Adieu la statue ! voilà la femme. Pends-toi, marquis, tu n’es pas là ! Mais regardez-vous donc dans la glace ; vous êtes jolie à croquer, madame la marquise de Lestang ! »
Je retournai à Louveau fort préoccupée. Je maudissais la baronne et son zèle indiscret. La veille, j’avais trouvé mon père rêveur ; ce soir-là, il le fut encore. Il ne regarda point ses vases, laissa son poëte grec sommeiller en paix dans ses grandes poches. Silencieux, se retournant dans son fauteuil, il m’observait du coin de l’œil et poussait par instants de gros et bruyants soupirs. Je m’approchai de lui.
« A qui en avez-vous ? lui dis-je. S’est-il fait en moi quelque changement qui vous étonne ?
— Pourquoi ne pas me le dire ! me répondit-il en secouant mélancoliquement la tête.
— Quoi vous dire ? lui demandai-je. Je vous certifie que vous avez tous mes secrets.
— Tu sais si je t’aime, reprit-il. Que ne m’avouais-tu que tu t’ennuies, que tu broies du noir ?
— Qui vous a mis en tête ces folles idées ? m’écriai-je en lui prenant les mains. Je gagerais que c’est cette maudite baronne. Ne voyez-vous pas que cette femme est un vrai brise-raison ? Ses maçons ne suffisent pas à amuser son ennui, il faut à toute force qu’elle s’agite et agite autrui.
— Non, non, dit-il, la baronne n’est pas si folle qu’elle en a l’air. Sur un mot fort sensé qu’elle m’a dit l’autre jour, j’ai fait un retour sur moi-même. Ma conscience a parlé ; elle m’a fait convenir que j’étais un franc égoïste, Isabelle, un mauvais père. Depuis des années, je te sacrifie sans vergogne à mes goûts ; je ne pense qu’à moi, je suis comme un avare qui enterre son trésor. Tu as de la beauté, de la fortune. Je tiens tes grâces sous clef, je te séquestre de tout commerce du monde, je te fais vivre avec les loups et te condamne à coiffer sainte Catherine.
— Vous avez raison, interrompis-je ; vos crimes font frémir la nature. Peste soit de la sorcière ! Les gens qui s’ennuient s’amusent à faire des ricochets. Cette odieuse femme en a fait dans votre cœur avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants. Et voilà ce pauvre cœur uni comme une glace qui s’émeut, bouillonne, se hérisse ; mais, je vous prie, parlons raison. Ai-je l’air triste, la mine allongée et les yeux battus ? Demandez à ces murailles si je me cache pour pleurer dans les petits coins. La vérité vraie est que ma liberté m’est chère et que je me soucie du mariage comme d’une noisette vide ; mais que dis-je ? je ne suis plus libre ; j’ai engagé ma foi à ce petit homme noir sur fond jaune que vous voyez là-bas. Regardez donc ce port de tête et les plis que fait son manteau. Tout autre parti me ferait pitié.
— Il est certain, reprit-il, que jusqu’à ce jour il ne s’en est guère présenté de sortables ; mais il est de par le monde certains hommes…
— Des marquis ?
— Et pourquoi non ? répondit-il.
— Ah ! marquis, marquis, m’écriai-je, que me veux tu ? Mais c’est donc un charme, un ensorcellement. Mon père, vous êtes malade ; autrement vous ne donneriez pas dans les visions cornues de Mme de Ferjeux. Écoutez-moi, je suis votre médecin ; la Faculté vous ordonne de travailler à votre mémoire, de ne plus songer creux et de rentrer dans votre repos.
— Tu en parles à ton aise, dit-il. La conscience, une fois réveillée, a peine à se rendormir, et les reproches que je me fais…
— Au moins, interrompis-je, gardez vos réflexions pour vous. Je ne veux plus entendre un mot ; sinon, je vous en avertis, je me sauve avec mon bel Athénien dans quelque endroit moins fréquenté que Louveau. »
Là-dessus, me mettant au piano, je lui jouai de mon mieux l’un de ses airs favoris ; mais il ne battit pas des mains, et son front demeura soucieux.
« Vous n’aimez donc plus la musique ? lui dis-je.
— Si fait, j’aimerai toujours Mozart, me répondit-il, mais je commence à croire aux scorpions. »
Les jours suivants, cette fâcheuse question ne fut pas remise sur le tapis. Mon père cependant n’était point dans son assiette naturelle ; il avait perdu son bel appétit et persistait à me regarder en coulisse.
Une semaine s’était passée sans que je remisse les pieds à Ferjeux, quand la baronne vint nous voir. Je la pris à part.
« S’il vous échappe un mot qui puisse chagriner mon père, lui dis-je à voix basse, je ne vous reverrai de ma vie. »
Elle fit l’étonnée.
« De quoi craignez-vous donc que je lui parle ? Du marquis ? Il est mort, j’en reçois à l’instant la nouvelle : voyez mes larmes. A vrai dire, ce pauvre homme ne tenait plus qu’à un fil. Il a reçu ma lettre, et la joie l’a suffoqué. Il a succombé, ma chère, à une indigestion d’espérance.
— Je le plains de tout mon cœur, lui dis-je, mais point de distraction ; n’allez pas oublier qu’il est enterré. »
Elle parla de la pluie et du beau temps, de ses maçons, des impatiences qu’ils lui causaient, de trois girouettes qu’elle faisait venir de Paris, du parfum des violettes, de sa passion pour les bois, de la douce mélancolie qu’on y respire. Lorsqu’elle eut tout dit, elle témoigna à mon père le désir de revoir ses figurines ; il s’empressa de la satisfaire. Ce jour-là, par bonheur, elle avait oublié chez elle son éventail. Introduite dans le sanctuaire, elle examina tout d’un œil ravi ; elle eut même des attendrissements, des pâmoisons qui me furent suspects. Elle s’extasia surtout devant Némésis ; excité par ses questions, mon père se lança à corps perdu dans une dissertation mythologique qui se termina par de longues réflexions sur les prospérités démesurées dont la déesse condamne et châtie l’insolence. Crésus et Polycrate ne furent point oubliés.
Mme de Ferjeux semblait charmée. Elle nous dit adieu ; puis au moment de sortir :
« Votre Némésis me fait peur, dit-elle à mon père, et votre Polycrate me trotte dans la cervelle. A votre place, je jetterais mon anneau à la mer.
— Je n’en ai point qui soit de prix, belle dame, lui répliqua-t-il.
— Malepeste ! vous avez une fille ! » dit-elle, et elle disparut ; mais, rouvrant la porte :
« A propos, j’attends la visite d’un parent, jeune ou vieux, mon oncle ou mon neveu, il n’importe. Ce jeune vieillard ou cet antique adolescent a la passion des vases et des statues. Me permettrez-vous de vous l’amener ?
— Nous sommes tout à votre dévotion, madame, répondit mon père.
— Dieu soit loué ! la voilà partie, dis-je en frappant du pied. Je ne comprends pas que cette femme ait pu me plaire. Aujourd’hui ses grands yeux émerillonnés me mettaient aux champs. »
Mon père demeura quelque temps silencieux, se promenant en long et en large dans le salon. Je devinai que son esprit travaillait. Tant savant qu’il soit, il est un peu poëte. Les hommes d’imagination, monsieur l’abbé, sont sujets à se passionner contre leur propre intérêt ; vous les voyez aujourd’hui s’éprendre résolûment de ce qui, hier encore, les désolait ; rêver des malheurs, c’est encore rêver, et ils ont pour tous leurs songes une tendresse paternelle.
Après quelques minutes, mon père se jeta dans un fauteuil et se prit à dire entre ses dents :
« Eh bien ! qu’il vienne, qu’il vienne ! et que le destin s’accomplisse ! le plus tôt sera le mieux. Assurément il m’en coûtera. O mon cher anneau, qui avez si longtemps brillé à mon doigt, je vais vous donner en pâture aux requins ! O mes chers dieux pénates, vous allez voir se séparer les deux êtres qui se sont aimés sous vos yeux. Du moins, ma conscience sera contente, et les regrets sont moins cruels que les remords. Oui, j’abusais du dévouement de cette chère enfant ; elle me cachait son ennui : un heureux hasard vient de m’éclairer. Némésis elle-même a parlé : Isabelle, tes sacrifices trouveront enfin leur récompense. Le marquis de Lestang est un homme charmant…
— Encore ce marquis ! lui dis-je, étonnée et impatientée au dernier point ; mais vous le connaissez donc ?
— Ne m’interromps pas, petite, poursuivit-il, et laisse-moi raisonner avec moi-même. Je disais donc que le marquis est charmant. Cette union sera fort bien assortie. Vos âges se conviennent ; il est bien fait, et tu es belle ; il est riche, et tu as des rentes. L’hiver à Paris, l’été en province, vous coulerez ensemble de beaux jours. Quant à ton vieux bonhomme de père, il ne sera pas aussi à plaindre qu’il veut bien le dire. Avant quinze mois, il aura terminé ses fouilles de Louveau, et, emportant avec lui ses trésors, il ira te rejoindre. Le marquis est un homme de goût ; il sait ce que vaut un antiquaire ; il me logera volontiers dans le coin le plus retiré et le plus silencieux de sa maison. J’aurai mon ménage à moi ; je ne veux gêner personne. Dans douze ans d’ici, mon petit-fils sera en âge de discerner un vase grec d’avec un vase étrusque ; je me chargerai de son éducation ; j’en veux faire mon secrétaire. N’oublions pas que le château de mon gendre est situé dans le voisinage de Saint-Paul-Trois-Châteaux, la vénérable capitale des Tricastins, ville consacrée à Diane, ville chère aux antiquaires, où l’on a déterré tant de mosaïques, tant de médailles, et ce précieux camée qui représente la Pudeur se retirant au ciel avec Astrée. Qui peut dire ce que j’y trouverai ? Depuis la découverte de la Némésis, je crois tout possible. A mes heures perdues, j’irai relire Mme de Sévigné à Grignan ; je ne serais pas fâché de savoir ce qu’était cette bise qui faisait mal à sa seconde poitrine. Ah ! par exemple, j’exige qu’on respecte ma liberté. Quand mon gendre aura du monde, je m’enfermerai chez moi. Si quelque invité demande : Où est M. de Loanne ? répondez-lui : Que voulez-vous ? il est quinteux, sauvage, un peu bizarre…
— Très-bizarre, interrompis-je, et très-enfant. »
Et, secouant doucement sa tête grise entre mes deux mains, j’ajoutai :
« Quand vous vous réveillerez, nous prendrons le thé. »