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Le roman d'une honnête femme

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III

Max me remercia sans empressement, mais non sans grâce, d’avoir répondu à son appel. Il attendait, en effet, des hôtes qui ne tardèrent pas d’arriver ; il avait si bien pris ses mesures que, pendant plus de deux mois, la maison ne désemplit pas. Ce fut un va-et-vient continuel de visiteurs, les uns séjournant, les autres ne faisant que passer, tous gens qu’il fallait loger, nourrir et amuser. Vous jugez bien que pendant tout ce temps je ne fus pas sans occupation ! Mille petites et grandes affaires demandèrent mes soins : j’eus bien des arrangements à combiner, je dus songer à bien des détails. Des logements à préparer, des grands dîners, des courses à cheval, des parties champêtres, des concerts improvisés, des charades, un théâtre de société, — à quoi ne fallait-il pas penser ! Dès le premier jour, Max s’était reposé sur moi du soin de tout régler ; il me regardait faire, et sans me flatter je crois que ma présence d’esprit, la liberté et la vivacité de mon coup d’œil, mon infatigable attention dépassèrent son attente. Je n’étais plus la femme dont il avait vu à Paris les débuts embarrassés, car tandis qu’alors, tout entière à mes rêves, je ne m’étais prêtée au monde qu’à regret, maintenant je me donnais à lui volontiers, lui sachant gré de m’étourdir et de me dissiper. Je vous ai dit, je crois, que pour aimer le monde il faut y avoir affaire ; je n’étais occupée que de m’éviter moi-même ; c’est à quoi il me servait.


Vous ferai-je le détail de ma vie pendant ces deux mois ? Non, car ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je vous dirai seulement, si vous le voulez, que je jouai une comédie d’insouciance et de gaieté qui peut-être n’en imposa pas à tout le monde, que chaque soir j’étais brisée, que chaque matin les forces me revenaient, et que je bénissais cette belle invention des indifférents qui fait passer le temps et qu’au besoin on peut mettre comme un écran entre son cœur et soi. Je vous dirai aussi que, parmi ces indifférents, plusieurs se lassèrent de leur métier d’écran, qu’ils s’essayèrent à autre chose, qu’ils entrèrent discrètement en campagne, que plus d’une fois des curiosités téméraires rôdèrent à pas de loup autour de moi, que je pus lire dans plus d’un regard une question plus humble que respectueuse, et que je répondis toujours avec hauteur.

Je vous dirai encore (on dit toujours plus qu’on ne veut) qu’un peintre célèbre dont je vous ai parlé passa quinze jours à Lestang, qu’il me supplia de poser, que j’y consentis, qu’il fit un chef-d’œuvre, que le dernier jour, dans un moment où nous étions seuls, il changea tout à coup de visage, prit un air sombre, soupira, hasarda les premiers mots d’une déclaration, et me demanda d’une voix étouffée une rose que je portais dans mes cheveux, que cette petite scène ne m’émut point, que je pris la rose, qu’en la prenant je la secouai, qu’elle s’effeuilla, et que, présentant la tige dépouillée à ce beau ténébreux, je lui dis :

« Voilà tout ce que je peux donner. »

Trois heures plus tard, il était en route pour Paris.

Vous dirai-je enfin, que plus d’une fois la nuit, tourmentée d’insomnie, j’eus avec moi-même des entretiens singuliers ? Je me demandais : Le pourrais-je, si je le voulais ? et je me répondais : Je ne peux pas le vouloir. Dans ces moments, j’avais la mesure exacte de ce qui m’était possible, je voyais mon âme à nu ; je sentais que j’étais également incapable de tout entraînement irréfléchi et des calculs de la coquetterie, que mon imagination avait une invincible répugnance pour les aventures communes, que dussé-je m’aider, je ne m’enflammerais jamais pour un caprice, que jamais non plus je ne m’abuserais sur l’état de mes sentiments jusqu’à prendre pour de la passion une complaisance passagère de mon cœur.

Mon âme, me disais-je, est tout d’une pièce ; elle ne peut se prêter à aucun partage ; il faut qu’elle se donne ou se refuse tout entière : elle n’a le choix qu’entre le trop-plein des affections violentes ou le vide de l’indifférence. C’est que je suis à la fois raisonnable et passionnée, trop raisonnable pour m’aveugler sur rien, trop passionnée pour me contenter de peu.

Et je me disais encore : Que ces hommes à la mode sont peu de chose ! Que leur répertoire est court ! Comme on les sait vite par cœur ! Le plus souvent leur fatuité est à fleur de peau, ou, si elle cherche à se cacher, comme elle se trahit gauchement ! Tout leur esprit ne leur sert qu’à mettre en œuvre leur sottise. Tous taillés sur le même patron, il n’est rien en eux qui soit à eux ; leurs travers mêmes ne sont pas de leur façon ; on dirait qu’ils ont des faiseurs attitrés chez qui ils se fournissent de vices comme ils commandent leurs bottes et leurs habits. Et il en est de leurs idées comme de leurs sentiments, elles sont toutes de fabrique. Ne cherchant rien, ils n’ont pas même le mérite de se tromper, et ces petites âmes sont au-dessous de l’erreur. Ce qui est fâcheux, c’est qu’ils gâtent tout ce qui les approche. Cet artiste de l’autre jour est un homme de cœur et de grand esprit, j’avais de l’amitié pour lui ; mais je ne sais quelle mouche le piquant, il a voulu, lui aussi, jouer le rôle d’un homme à prétentions ; il lui en a mal pris : je crois qu’en lui répondant j’avais aux lèvres un sourire qu’il n’oubliera pas. Que Max est supérieur à tous ces gens-là ! Il les domine tous de la tête. Ses regards, ses attitudes, tout marque une âme et une volonté ; tel qu’il est, son caractère est à lui ; il l’a fondu dans le creuset de sa vie ; il avait lui-même fait son moule, et il a jeté la statue en bronze. Pauvres marionnettes que les autres ! Comme il serait aisé d’en tirer les fils ! Il est d’une autre race, lui ; il y a sous ses vices une nature. Aussi l’ai-je aimé, et maintenant je suis condamnée à le haïr ; mais que lui importe ma haine ? Que puis-je oser ? Et quand j’oserais, qu’a-t-il à craindre ? Où frapper pour qu’il sente le coup ?

Et là-dessus je recommençais à sonder, à interroger mon cœur, à calculer ses chances, à me représenter tous les hasards possibles et la figure que j’y ferais, et j’en revenais toujours à cette conclusion, qu’on est ce qu’on est, qu’on dépend de son caractère, et que la plus dure des servitudes est de se sentir l’esclave de sa liberté. Plus d’une fois l’aube me surprit raisonnant encore avec moi-même et me débattant contre l’évidence.

Mais je vous entends : « Et votre conscience, me criez-vous, et la religion ! n’avaient-elles pas un mot à dire dans ces débats ? » Non, mon père, elles ne disaient rien. Il me semblait que tout devoir est un contrat et que la trahison m’avait affranchie. La conscience, la religion ! elles ont parfois d’effrayants silences qui m’étonnent autant que vous.

Vers la fin de septembre, la vieille duchesse de C…, qui revenait des eaux et se rendait dans sa terre de Provence, vint nous voir en passant, et cette visite donna lieu à un incident qu’il faut que je vous rapporte. Vous savez qu’à Paris je m’étais donné quelque peine pour m’insinuer dans ses bonnes grâces et pour la mettre dans mes intérêts. Mon brusque départ m’avait mal notée dans son esprit : elle y avait vu, selon son expression, une escapade de pensionnaire, et j’imagine qu’elle passa par Lestang à la seule fin de décocher quelques épigrammes aux deux pigeons fuyards, du moins elle ne s’y épargna pas ; mais je résolus de la regagner, car c’est après avoir perdu le bonheur qu’on commence à tenir au succès. Je réussis si bien que, dans un moment d’effusion, elle me déclara qu’elle me trouvait singulière, mais charmante, et il y parut bien, puisqu’au lieu de ne faire que toucher barres, elle s’arrêta toute une semaine à Lestang.

Un jour, s’étant échappée pour faire toute seule le tour du parc, car elle est ingambe, elle nous dit en revenant :

« Il serait bon de faire murer ce parc ; c’est un lieu de rendez-vous, et en battant vos buissons on fait lever un étrange gibier. »

Puis elle nous conta qu’arrivée à peu de distance du bois de pins, elle avait entendu du bruit derrière un hallier.

« Je suis peureuse, dit-elle : je tressaillis, je regardai et je ne sus d’abord si ce que je voyais était un sanglier, un serpent à sonnettes ou un brigand ; mais je nettoyai mon lorgnon, et j’aperçus très-distinctement une jeune femme qui s’enfuyait devant moi ; au dernier détour du sentier, elle se retourna, me regarda, repartit et disparut.

— Était-elle jolie, madame ? demanda Max.

— Cela va sans dire, répondit-elle ; mais ne vous montez pas l’imagination, mon cher marquis. Je l’ai bien lorgnée, et je n’ai vu qu’un minois chiffonné, une toilette de carême-prenant, l’air évaporé et un peu somnambule d’une chambrière qui a lu Atala et qui attend Chactas. »

Le portrait, quoique peu flatté, était parlant ; je sentis que Max me regardait, et j’évitai son regard.

« Mais ce n’est pas tout, reprit la duchesse. Je prends sur la droite, j’avise un nouveau buisson ; grand bruit de feuilles ; un second lièvre part à dix pas de moi.

— C’était Chactas ? demanda Max.

— Chactas ou non, dit-elle, je n’ai vu cette fois qu’un dos, de grandes boucles de cheveux châtains et un chapeau pointu de brigand d’opéra. Et là-dessus je suis revenue en hâte sur mes pas, car chacun de vos buissons me faisait l’effet d’une boîte à surprises, et je n’aime pas les émotions.

— Le fait est, répondit Max, qu’on entre ici comme dans un moulin ; je suis bien tenté de faire une clôture, mais cela serait contraire aux usages du pays. »

Le lendemain matin, Mme de C… me prit à part et me dit d’un air de mystère :

« Je crains d’avoir été indiscrète hier au soir et qu’il n’y ait anguille sous roche.

— Que voulez-vous dire, madame ?

— La lune m’empêche de dormir ; aussi veillai-je fort tard cette nuit. Comme j’allais me coucher, je crus entendre des pas près de la maison ; je m’approchai de la fenêtre, et j’aperçus à travers la persienne une ombre humaine qui se dessinait sur le gravier d’une allée. En ce moment, les chiens aboyèrent, et l’ombre s’évanouit. Cette ombre, ma chère, a un défaut grave pour un fantôme dont le premier devoir est la discrétion ; elle agit fort à l’étourdie, car dans sa fuite précipitée elle a laissé tomber quelque chose qu’auraient pu ramasser d’autres mains que les miennes… Tenez, voyez ; tout à l’heure au pied d’un rosier j’ai trouvé le carnet que voici. Les grands cheveux bouclés, le chapeau calabrais, le carnet… Vraiment je crains que le rôdeur d’hier soir et celui de cette nuit ne soient de la même couvée. »

J’ouvris le carnet qu’elle me présentait. Le premier feuillet était écrit en italien ; au bas, je lus ces mots en français : « Arsène, fuyez les hommes, et vous serez sauvé. »

« Oh bien ! dis-je, le rôdeur n’est pas un homme compromettant. Almaviva a brisé sa mandoline et se dispose à prendre le froc.

— A moins qu’il ne l’ait jeté aux orties. D’ailleurs ne vous pressez pas trop. « Arsène, fuyez les hommes ! » Des femmes, pas un mot. Et puis tournez, je vous prie, quelques feuillets : ce que vous allez voir vous surprendra. »

Je tournai les feuillets, et j’avisai une suite de six croquis qui étaient comme les épreuves successives du même portrait. On avait cherché en tâtonnant une ressemblance, et on avait fini par la trouver, car dans le dernier croquis je ne pus m’empêcher de me reconnaître.

Mme de C… m’étudiait avec attention ; mon étonnement, qui n’était pas joué, dissipa ses soupçons.

« Je me rappelle, lui dis-je, avoir rencontré un jour près d’ici un homme qui avait à peu près les cheveux et le chapeau que vous dites. Vous verrez que c’est quelque peintre chevelu qui fait des études de tête pour un tableau de dévotion.

— En ce cas, dit-elle, il s’entend à choisir ses modèles, et je lui en fais mon compliment, bien qu’au dire de Mme Ferjeux, qui n’a pas tort, vous ressembliez plutôt à une Junon antique qu’à une madone ; mais, croyez-moi, brûlez ce carnet : j’imagine que Max est jaloux comme un tigre.

— Autant que cela ? lui demandai-je.

— Votre bel époux m’a toujours fait un peu peur, reprit-elle. C’est un de ces caractères extrêmes qui ne gardent ni loi ni mesure ; violents dans le bien comme dans le mal, quoi qu’ils fassent, ils dépassent toujours ce qu’on attendait.

— Savez-vous que vous m’effrayez, lui dis-je en souriant.

— Riez, riez, dit-elle. Vous êtes une femme étonnante ; vous avez apprivoisé le monstre. Ce que j’ai vu hier m’a fort surprise. Il faut vous dire qu’hier soir vous étiez ravissante avec votre fleurette sur l’oreille ; peut-être n’en savez-vous rien, je vous crois capable de tout. Le petit vicomte, qui a de l’esprit, vous avait mise en verve ; pour la première fois, je vous ai entendue dire des folies, et la galerie émerveillée vous contemplait bouche béante. Max se tenait à l’écart ; debout dans l’embrasure d’une fenêtre et les bras croisés sur la poitrine, il vous regardait avec une fixité qui me parut bien étrange après un an de mariage. Dès qu’il s’aperçut que je l’observais, il détourna la tête et reprit cet air d’insouciance ironique qui lui est familier ; mais il n’échappa pas à mes lazzis… Brûlez ce carnet, ma belle enfant, brûlez-le, défiez-vous d’Arsène, et Dieu maintienne en paix le colombier ! »

Je pris le carnet, mais je ne le brûlai pas ; ce n’est point qu’il eût du prix à mes yeux, toujours est-il que je ne le brûlai pas.

Vers le milieu d’octobre, nos derniers hôtes partirent. La maison se désemplit tout à coup, et le silence y rentra, envahit tout, les corridors, les escaliers, les appartements, un silence morne qui faisait le vide autour de moi et permettait à mon cœur de s’entendre parler. Plus de barrière entre Max et moi ! Nos deux âmes se retrouvèrent en présence et comme en champ clos, elles allaient de nouveau se regarder de près et se toucher. D’avance j’avais redouté ce moment ; je sentais qu’il serait critique pour moi, et Max ne l’ignorait pas.

A une portée de fusil du château, dans un champ en friche attenant à la terrasse, s’élève une vieille tour ronde à deux étages qui tombe en ruine. Une après-midi, étant allée me promener au penchant d’une de nos collines, je fus surprise au retour par une ondée subite ; j’étais à deux pas de la tour, je m’y réfugiai. L’intérieur est encombré de gravois et des débris d’un plancher qui s’est récemment écroulé ; un étroit escalier en pierre, attaché au flanc de l’épaisse muraille, grimpe en spirale jusqu’à la plate-forme à demi effondrée. La pluie cessa presque aussitôt ; au lieu de partir, bien que je sois sujette au vertige, j’eus la tentation de m’aventurer sur ce périlleux escalier. Je devais avoir dans ma vie de bien autres difficultés à surmonter que celle de grimper au sommet d’une vieille tour ; peut-être à mon insu éprouvais-je le besoin de m’aguerrir avec les dangers.

Je me mis en marche et j’atteignis la plate-forme sans avoir ressenti la moindre inquiétude. Un vent impétueux me fouettait le visage ; debout derrière un créneau, je regardais courir d’épaisses et sombres nuées qui s’enfuyaient avec une rapidité folle vers le nord ; au midi, le ciel, d’un bleu pâle, se dégradait par des teintes fondues jusqu’au vert de l’algue marine. Je contemplais depuis quelque temps ce contraste et cette lutte de l’ombre et de la lumière, quand je vis venir Max, qui m’avait aperçue et se dirigeait à grands pas vers l’entrée de la tour. L’idée d’avoir un tête-à-tête avec lui sur cette plate-forme, dans cette solitude, entre ciel et terre, m’épouvanta. Je m’empressai de redescendre ; mais l’émotion gênait et ralentissait mes mouvements. Max eut le temps de pénétrer dans la tour et de gravir en courant l’escalier jusqu’à la hauteur du premier étage. Ce fut là que nous nous rencontrâmes.

Il s’appuya au mur et me regarda en souriant.

« Nous voilà, me dit-il, comme les deux chèvres de La Fontaine : qui de nous deux cédera le pas à l’autre ? »

Et il ajouta aussitôt d’une voix presque caressante :

« J’ai quelque chose à vous dire ; nous serions bien là-haut pour causer.

— Nous serons mieux partout ailleurs, repartis-je d’un ton bref ; on ne cause pas d’affaires dans une tour en ruine. »

Il insista ; mais, sans lui répondre, je fis mine de me remettre en marche. Il me jeta un regard de reproche et fronça le sourcil. A sa droite, de niveau avec le degré sur lequel il s’était arrêté, s’allongeait dans l’espace une solive scellée dans la muraille et rompue vers le milieu, seule pièce de charpente qui fût restée en place lors de l’écroulement du plancher. Pour me laisser le champ libre, Max, au lieu de redescendre, s’élança sur cet ais vermoulu, qui craqua et plia sous lui. Je fus prise d’un frisson ; je retins un cri et franchis précipitamment quelques marches en détournant les yeux. Au même instant, j’entendis un second craquement plus fort que le premier. La solive s’était détachée et tomba avec fracas sur les poutres qui jonchaient le sol ; mais j’entendis aussi la voix de Max, qui, descendant derrière moi, me cria :

« Prenez garde, Isabelle, serrez de près la muraille, l’escalier est fort étroit. »

Je me hâtai de sortir de la tour et de reprendre le chemin du château. Au bout d’un instant, Max me rejoignit et marcha à mes côtés. Je ne le regardai pas ; je ne trouvais pas un mot à lui dire ; j’avais la gorge serrée et j’éprouvais un tremblement nerveux dont il me fit la grâce de ne pas s’apercevoir. Je m’en voulais de la violence de l’émotion que j’avais ressentie, et j’étais indignée contre l’homme qui, ne me comptant pour rien, cherchait cependant à m’étonner, à me troubler, et qui, ne m’aimant pas, se plaisait en quelque sorte à se sentir vivre en moi. Entre ses mains, mon cœur était un instrument docile sur lequel il jouait à sa guise tous les airs que lui suggérait son caprice. Pour la seconde fois, en s’exposant follement, il venait de me prouver qu’il osait tout. Je me disais que, pour être admirable, il faut que le mépris de la mort soit une vertu. Il y avait dans l’âme de Max des profondeurs plus effrayantes que le vide sur lequel je l’avais vu suspendu, et c’est sur cet abîme que flottait ma vie. Comme nous arrivions à la porte du château, son valet de chambre vint l’avertir qu’un de ses fermiers demandait à le voir, et il me quitta sans que nous eussions échangé une parole ni un regard.

Quelques heures plus tard, j’étais au salon, assise près d’une lampe et occupée d’un grand travail de broderie que je venais d’entreprendre ; j’espérais que le canevas dont je remplissais le fond serait tour à tour un désennui pour mes heures de solitude et un tiers qui romprait en quelque façon des tête-à-tête dont j’avais peur. Une femme qui brode a le droit d’être distraite, de ne pas répondre ; elle choisit ses laines, elle compte ses points.

Du reste, je croyais rester seule ce soir-là ; pendant le dîner, Max avait été presque muet, et en sortant de table il s’était enfermé chez lui. Je me sentais comme perdue dans ce grand salon où depuis quelques jours tout bruit et tout mouvement avaient cessé. Je crois que toute la maison dormait ; il y régnait un profond silence qu’interrompait seul le tic tac de la pendule. Qu’il est triste, le pas des heures ! Je me prenais à regretter les indifférents qui étaient partis, j’aurais voulu les entendre encore marcher et parler autour de moi ; des questions oiseuses, de fades sourires, des sautillements de perruches, des propos en l’air, des caquets, je sentais le prix de tout cela ; jamais je n’avais mieux compris combien l’inutile est nécessaire dans ce monde, et que ce qui ne peut ni occuper ni consoler notre vie nous rend encore service en la remplissant, car rien n’égale le tourment d’un tête-à-tête entre un cœur vide et le vide du temps.

Cela me donnait à rêver, et je laissais reposer mon aiguille quand j’entendis marcher dans le vestibule. Je me remis vivement au travail ; la porte s’ouvrit, Max entra. Sur-le-champ je devinai qu’il avait un projet, car depuis longtemps son visage n’avait plus de secrets pour moi. D’un air déterminé et de belle humeur, il approcha un fauteuil de ma table à ouvrage, s’assit, et, tirant de son portefeuille deux papiers :

« Tantôt vous n’avez pas voulu m’entendre, me dit-il, et il est certain que j’avais mal choisi le moment et l’endroit. Serai-je plus heureux ce soir ? Vous êtes une femme d’excellent conseil ; et je viens de recevoir deux lettres auxquelles je ne veux pas répondre sans vous avoir consultée. »

Je lui marquai par un signe de tête combien j’étais flattée de sa confiance, et il me présenta un papier que je parcourus rapidement. Son avoué lui mandait de Nîmes qu’il n’y aurait pas de procès, que les héritiers naturels s’étaient désistés et que la succession était ouverte.

« Je ne sais si je dois vous féliciter, lui dis-je, car je crois me souvenir que vous vous promettiez d’agréables émotions de ce procès qui n’aura pas lieu.

— C’est de l’histoire ancienne, mes idées ont bien changé, je suis devenu très-pacifique, et je ne demande qu’à vivre en bonne harmonie avec tout le monde.

— C’est bien pensé et facile à faire ; j’imagine qu’il ne tiendra qu’à vous.

— Ah ! il faut toujours craindre les rechutes ; mais avec votre aide…

— Assurément ce ne sont pas mes affaires, et je ne me sens aucun talent pour la direction des consciences.

— Qui sait ? répliqua-t-il, vous dirigez si bien la vôtre ! Mais à propos nous étions convenus, il vous en souvient, d’employer tous les fonds de cette succession, qui nous a donné tant de tracas, à la fondation d’un hospice.

— C’était bien votre projet, lui dis-je.

— Et le vôtre aussi, reprit-il avec un peu d’impatience. Donnez-moi, je vous prie, vos instructions, j’aurai soin de m’y conformer. »

Et il me fit à ce sujet force questions auxquelles je répondis de mon mieux, c’est-à-dire le plus brièvement que je pus. Puis, me présentant le second panier :

« Lisez encore ceci, me dit-il, je tiens beaucoup à en avoir votre avis. »

Je crus que c’était encore une lettre d’affaires, mais je vis des pattes de mouches qui n’étaient point sorties de la plume d’un avoué ; quelle ne fut pas ma surprise en apercevant au bas le nom d’Emmeline ! Ma main trembla, j’eus un frémissement de colère.

« Que vous êtes étourdi, monsieur ! lui dis-je en m’efforçant de me contenir, missives d’avoué et poulets galants, tout se mêle dans vos poches. Ces confusions-là sont aussi dangereuses que des quiproquos d’apothicaire. Qu’en penseraient vos maîtresses ?

— Il n’y a point là de méprise, me répondit-il avec une assurance qui me confondit. Je vous demande en grâce de lire cette lettre, car je ne sais qu’y répondre. Tout à l’heure j’irai chercher de l’encre, une plume, je m’assiérai à cette petite table que voici, et j’écrirai mot pour mot la réponse que vous voudrez bien me dicter. »

L’audace de cette requête me révolta ; je refusai. Il insista ; ma fierté, se ravisant, me conseilla de céder ; il ne me convenait pas d’avoir l’air de rien craindre.

« Vos fantaisies sont étranges, dis-je, et ma complaisance ne l’est pas moins ; mais j’imagine que vous voulez compléter mon éducation et former mon style par l’étude des bons modèles. Fort bien, j’y consens. »

Je pris le billet et le lus à haute voix. Dès les premiers mots, je ne m’étonnai plus qu’il tînt à me le faire lire ; ce billet était ainsi conçu :

« Je ne me lasserai pas de vous le demander : est-il vrai qu’un soir, il y a aujourd’hui six mois, je m’étais endormie de lassitude dans un fauteuil, que je me suis réveillée en sursaut, qu’à la faveur d’un rayon de lune je vous ai aperçu debout et immobile devant moi, que vous m’avez regardée un instant en silence, et que vous avez disparu comme une ombre ? De ce moment je ne vous ai pas revu, et mon cœur en est, vous le pensez bien, tout consolé ; mais je voudrais savoir ce qui s’est passé, ce que vous vouliez, ce que vous espériez, et je n’ai cherché à vous rencontrer que dans le désir de m’en informer. Un mot de réponse et vous en aurez fini avec moi. Je vous le demande pour la vingtième fois : avez-vous eu l’audace de pénétrer de nuit chez moi ? ai-je rêvé ? suis-je une hallucinée ? La curiosité me dévore, et j’en deviendrai folle. »

En lisant, je n’avais pu me défendre d’un violent transport de joie ; mais j’en sentis bien vite la folie. Durant six mois, pensai-je, il m’a laissé croire… Que suis-je donc à ses yeux ?

Je rendis le billet à Max sans mot dire, et je me remis à broder.

Il me regarda un instant en silence.

« Eh bien ! madame, dit-il, venez donc à mon aide. Dois-je répondre ? Et que répondrai-je ?

— Ah ! monsieur, lui dis-je, partez à l’instant, courez chez cette pauvre femme qui me fait pitié ; une réponse ne suffit pas, vous lui devez des consolations.

— Mais vous l’avez vu, reprit-il, elle est toute consolée, et si j’en crois mon valet de chambre qui sait les nouvelles, avant peu de jours M. de Malombré sera le plus heureux des hommes.

— J’en suis charmée, repartis-je, je lui veux du bien ; mais que vous coûte-t-il donc de donner l’éclaircissement qu’on vous demande ?

— Vous en parlez à votre aise, dit-il ; le cas est embarrassant, et moi-même j’aurais besoin d’être éclairci. Il me semble bien qu’une nuit qu’il faisait grand vent je fus pris d’un accès de folie, que je sortis en courant, que je traversai une rivière je ne sais comment, que je me débarrassai d’un chien qui me barrait le passage, que j’escaladai un balcon, que je me trouvai dans une chambre où une femme dormait. Elle s’éveilla ; un rayon de lune donnait sur son visage ; je la regardai, je n’avais qu’à étendre le bras pour prendre sa main, mon bras demeura pendant. Il me semblait qu’entre cette femme et moi il y avait un fossé, une barrière, que sais-je ? un fil peut-être, rien qu’un fil, mais un de ces fils qui ne rompent pas. Je la regardai, vous dis-je, et je partis. Je revins lentement ; je restai longtemps assis sur une pierre, au bord de l’eau. Je me demandais : Si j’étais tenté de retourner sur mes pas, le pourrais-je ? Je me répondais : Non, et j’écoutais le vent.

— Le cas est vraiment bizarre, lui dis-je ; mais à supposer que cela m’intéressât, je voudrais en savoir davantage. Un fossé, une barrière… comparaison n’est pas raison. Peut-on savoir ce que signifient au fond tous ces grands mots ?

— Il ne faut pas être trop rigoureux pour les actions humaines, répondit-il en souriant ; si j’étais législateur, j’interdirais la recherche des motifs comme celle de la paternité. Mon Dieu ! il est déjà fort beau de bien faire sans savoir pourquoi ; mais si l’on vous disait que ce qui vint se placer entre cette femme et moi, ce fut l’ombre d’une autre femme, et que la comparaison qui s’établit dans mon esprit fut cause que je partis sans retourner la tête, ne conviendrez-vous pas que comparaison est quelquefois raison ?

— Je pourrais vous dire qu’il en est d’odieuses, lui repartis-je ; mais vos ombres sont pour moi une énigme comme vos barrières, et je me soucie des unes autant que des autres. »

Un peloton de laine que je tirai de ma corbeille s’échappa de ma main et roula sur le tapis. Max se baissa vivement pour le ramasser ; il me le présenta à genoux, et après que je l’eus pris, il ne se releva pas. Il était là à mes pieds, me regardant fixement ; je ne l’avais jamais vu si séduisant. Ses yeux brillaient d’un feu sombre, et je voyais errer sur ses lèvres un sourire de sphinx, à la fois doux et terrible.

Nous nous regardâmes un instant les yeux dans les yeux ; puis il m’échappa un rire amer, et je lui dis :

« Savez-vous à quoi je pense ? Si vous aviez un couteau à la main, je vous prendrais pour un sacrificateur en fonctions. Mes genoux sont l’autel, vous vous apprêtez à immoler solennellement la victime. Hélas ! cette victime n’est qu’un sot et pauvre caprice qui depuis longtemps est mort de sa belle mort. Trompe-t-on ainsi le ciel, et quelle divinité serait assez indulgente pour s’accommoder d’une si méchante offrande ?… Allons, relevez-vous ; cette comédie n’a que trop duré. »

Et cela dit, je me remis à broder.

Je pensais l’avoir mis en colère ; il n’y parut pas. Se relevant :

« Pourquoi broder avec tant d’acharnement ? me dit-il. A la lumière de la lampe, on ne peut distinguer un vert-pomme d’un vert-bouteille ; je suis sûr que vous vous y trompez et que demain vous devrez défaire votre ouvrage. »

Et comme je ne répondais pas :

« Vous avez tort, poursuivit-il ; vous avez pris un parti et juré de n’en pas démordre. Ce n’est pas de la sagesse, ni de la fermeté, c’est de l’entêtement. Quand tout change sans cesse autour de vous, pourquoi vous piquer de ne pas changer ? Et qu’est-ce que cette hauteur intraitable qui croirait s’abaisser en pardonnant ? Vous parliez tout à l’heure de prêtres et de divinités. Moi, j’imagine que Dieu voulut que le pardon eût un asile et un sanctuaire dans ce monde, et qu’à cette fin il créa le cœur de la femme ; mais ce n’est pas à votre cœur que je m’adresse, c’est à votre raison. Qu’est-ce que la vie ? Un perpétuel compromis. Nous commençons toujours par trop demander ; on nous marchande ; bien fou qui par orgueil s’en tient à son premier mot ! Oui, débattre et rebattre, voilà la vie ! Eh ! je vous prie, n’avez-vous pas observé cent fois que l’extrême justice est toujours injuste, et qu’user de tout son droit, c’est abuser ? Bon Dieu ! les choses sont ainsi faites que tout sentiment vif est nécessairement outré : nos vieilles colères nous étonnent, on ne se comprend plus, et pourtant on était sincère en se fâchant ; mais nos colères sont de toutes nos illusions les plus trompeuses ; la passion exagère tout, la raison vient ensuite à pas comptés et souffle sur le fantôme… Ah ! madame, ne nous piquons pas de conséquence, ne craignons pas de nous démentir ; puisque le monde change, changeons aussi. Les idées, les sentiments, tout se renouvelle comme les eaux d’un fleuve, et l’homme que nous punissons aujourd’hui n’est plus celui qui avait failli hier. Quant à moi, si j’étais juge, je voudrais que la condamnation suivît la faute dans les vingt-quatre heures ; quinze jours plus tard, je craindrais de n’avoir devant ma barre qu’un crime et plus de criminel…

« Et d’ailleurs n’y a-t-il pas crimes et crimes ? Doit-on poursuivre à la dernière rigueur une faute qui ne fut qu’une sottise ou une folie passagère, une faute qui, à vrai dire, n’a pas été commise, parce qu’au dernier moment, averti par une ombre, atteint d’un remords subit, le coupable recula devant son action et dut s’avouer à lui-même qu’il avait trop présumé de son audace ? Quel gage pour l’avenir qu’un tel aveu de faiblesse ! Comme ce pauvre homme a expié sa forfanterie ! Il se croyait libre, il s’est senti lié ; il se flattait de ne relever que de son caprice et de sa volonté, son caprice s’est évanoui, sa volonté s’est brisée comme un fer mal trempé, et, tout ému de cette trahison, il a découvert que son cœur ne lui appartenait plus et que son servage lui était cher. Ah ! madame, les femmes sont si fines ! Elles ne se trompent pas sur ces choses-là, elles lisent dans nos plus secrètes pensées, il n’est pas besoin que nous leur apprenions nos défaites et leurs victoires ; leur sagacité devance toujours nos aveux, et quand elles sont bonnes et sages, elles se disent qu’il est des absolutions qui lient et que se confier à propos est la moitié de l’art de régner… »

Pendant qu’il parlait, je me ressouvenais de ces mots qu’une nuit j’avais lus et relus : Aventure vieille comme le monde, mais qui me semblera peut-être nouvelle. A chacun son tour ; ce soir, c’était à moi de fournir à son ennui cette aventure. Je me souvenais aussi de cet autre mot : Et demain ! « Oui, me disais-je, si je cédais aujourd’hui, demain de quel œil me verrait-il ? Oh ! les sourires du lendemain ! » Et je pensais encore : « Langage d’avocat ; dans tout ce qu’il dit, il n’y a pas un mot, pas un accent du cœur ! »

Cependant il parlait avec chaleur et avec une émotion qui me gagnait, celle d’un homme désireux de convaincre ; il me semblait que ses regards traçaient autour de ma tête comme un cercle de feu qui allait se rétrécissant d’instant en instant.

Alors je me levai et je lui dis :

« Vous êtes éloquent ; mais quelqu’un a remarqué qu’on a toujours plus d’esprit quand on offense que quand on s’excuse, et ce quelqu’un-là n’était pas un sot. Il se fait tard, je suis lasse, permettez-moi de me retirer. »

Il se leva aussi, et comme je vis qu’il se disposait à me suivre, au lieu de monter chez moi par le grand escalier intérieur, je changeai de chemin ; je m’avançai sur la terrasse, longeai la façade de la maison, me dirigeant vers la tourelle et le petit degré tournant qui aboutit sur la galerie. Il comprit, je pense, mon intention, mais ne laissa pas de me suivre. Arrivée à la petite porte : « Vous devez en avoir la clef », lui dis-je. Il la chercha, la trouva et ouvrit. Je montai, et quand j’eus atteint la dernière marche, je retournai la tête pour le saluer ; mais il vint se placer devant moi et attacha sur mon visage des yeux de désir et d’audace ; je reconnus ce regard ou cet éclair dont j’avais été éblouie le jour qu’il m’avait offert un lis et sa vie.

« On pourrait détruire cette clef, me dit-il d’une voix frémissante, ou mieux encore condamner et murer cet escalier. »

A ces mots, mon cœur éclata.

« Cela ne suffirait pas, m’écriai-je. Il faudrait aussi faire disparaître cette statue qui m’a vue pleurer, cette galerie où j’ai attendu pendant quatre heures, ce pliant, ces fleurs, ces balustres, ces arbres, cette terrasse, ces étoiles mêmes, tous ces témoins d’un horrible désespoir et qui tous crient contre vous. Et quand ils se tairaient, comment vous y prendrez-vous pour réduire au silence un cœur qui ne sait pas oublier et qui a juré de ne jamais pardonner ? »

Sa figure prit une expression farouche et terrible, et je ne sus ce qui allait se passer ; mais au bout d’un instant son front s’éclaircit, ses traits s’adoucirent, un sourire moqueur effleura ses lèvres.

« Ah ! fi donc, madame, dit-il, vous déclamez ! »

Et, pirouettant sur ses talons, il se dirigea vers son appartement, tandis que, pour gagner le mien, je parcourais la galerie d’un pas mal assuré.

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