Le roman d'une honnête femme
II
Un jour, après déjeuner, j’allai m’asseoir à la lisière d’un de nos bosquets de chênes. On était à la fin de juin, la chaleur était ardente ; les bois et les champs dormaient ; le milieu du jour amène dans la nature comme une suspension de vie : c’est vraiment le sommeil de Pan. Il n’y avait pas un souffle dans l’air ; je ne voyais remuer ni une branche ni une herbe. Seules les cigales faisaient retentir leurs timbales au haut des chênes. Ce bruit m’était nouveau ; la cigale, qui n’a ni chair ni sang, est chargée d’annoncer les brûlants étés du Midi, le soleil l’a choisie pour son héraut. Monotone comme le bourdon d’une vielle, mais aigre et strident, son cri est l’âpre cri de guerre d’une lumière implacable qui consume et dévore ; on croit entendre la crépitation de l’air et de la terre en feu ; c’est bien la musique du soleil, mais j’y crus reconnaître aussi celle de la douleur, la plainte violente et monotone de mon cuisant chagrin.
Ce chant triste, l’éblouissement du jour, la langueur de toutes choses autour de moi me plongèrent dans un profond accablement, et je pleurai à chaudes larmes. Tout à coup Max parut au bout de l’avenue ; je serais morte de confusion s’il avait vu ou deviné mes larmes. Je me levai précipitamment et m’enfuis dans l’épaisseur du taillis. Un sentier s’offrit à moi, je le descendis en courant. Ayant traversé un endroit découvert, avant de rentrer dans le bois, je me retournai pour m’assurer que je n’étais pas suivie, et je dis à haute voix : « Fuir ! toujours fuir ! quand cela finira-t-il ? »
En ce moment, j’entendis près de moi un bruissement de feuilles, je tournai la tête et j’aperçus un inconnu que je regardai, je crois, d’un air sévère, car je lui en voulais de sa fortuite indiscrétion. Assis sur une pierre, au pied d’un arbre, il s’était levé à ma vue en faisant un geste de surprise. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans à peu près, un peu trapu, une tête de caractère et d’un type méridional, de grands yeux noirs pleins de feu, le teint d’une pâleur mate, une abondante chevelure bouclée, l’air noble, ardent, exalté, un peu étrange, où la douceur se mêlait à l’austérité. Il restait immobile devant moi et comme plongé dans la stupeur. Si préoccupée que je fusse, je ne laissai pas de m’apercevoir qu’il entrait dans cette stupeur un peu d’admiration ; mais ce n’était pas tout. Avait-il l’esprit dérangé ? Je l’entendis s’écrier à deux reprises, d’une voix vibrante et musicale : « Quelle réponse ! » puis, revenant à lui, il me salua respectueusement et fit mine de s’approcher pour me parler ; mais l’air dont je le regardais le troubla ; il balbutia quelques excuses et s’éloigna d’un pas rapide, non sans retourner souvent la tête.
Bien que la chaleur fût étouffante, je poursuivis mon chemin ; je voulais me mettre hors d’atteinte. Par une éclaircie, je découvris la Berre sur ma gauche ; les ardeurs de juin l’avaient presque tarie ; à certains endroits, on pouvait la franchir à pied sec. « L’été, pensai-je, se charge de leur assurer des communications plus faciles ; mais que m’importe ? Le ciel soit loué ! je n’ai plus rien à perdre, plus rien à craindre. »
Je poussai jusqu’à une retraite sauvage qui termine le bois de ce côté. Le terrain, se relevant brusquement, forme un tertre rocheux arrondi en cirque ; des arbustes aux rameaux noueux et contournés le décorent de ces épais halliers qui sont une des grâces du Midi. Au-dessus des halliers croissent des bouquets de pins d’un vert tendre. Je m’assis à l’ombre, parmi des genêts fleuris, dans l’enfoncement que laissaient entre eux des rochers. De mon réduit j’apercevais au travers des feuillages une clairière du bois, et plus bas, à l’un des coudes de la Berre, une flaque d’eau croupissante sur laquelle se penchait tristement un saule poudreux que tourmentait la soif. J’étais bien cachée ; dans le silence de ces genêts et de ces rochers, je pouvais soupirer librement, et si les larmes revenaient, personne du moins ne les verrait couler.
Je m’oubliai des heures entières dans mon tranquille asile, et j’avais fini par m’assoupir légèrement, quand un bruit de voix me réveilla. Au sommet du tertre passe un chemin vicinal peu fréquenté qui descend à la rivière, et que les hauts talus qui l’encaissent dérobaient à ma vue. Deux personnes montaient ce chemin ; elles causaient d’une voix bruyante et animée comme dans l’échauffement d’une querelle, l’une sur un ton de basse continue, l’autre sur un ton de fausset dont les aigreurs m’étaient trop connues. On s’arrêta juste au-dessus de ma tête, et je pus entendre le dialogue suivant :
« Encore un coup, madame, que venez-vous faire ici ?
— Encore un coup, monsieur, que venez-vous y faire vous-même ?
— Eh bien ! madame, je vous ai vue sortir, je me suis inquiété, je vous ai suivie.
— Eh bien ! monsieur, je suis lasse de vos éternels espionnages, de vos poursuites, de vos obsessions et de vos fureurs d’alguazil.
— Pour venir ici, madame, vous avez dû traverser mon champ.
— Que le bon Dieu vous bénisse, vous et votre champ ! Faites dresser procès-verbal.
— Convenez, madame, qu’il y a eu rendez-vous donné.
— Il en sera exactement, monsieur, ce qui vous plaira.
— Il ne vous suffit plus de recevoir votre amant chez vous, vous venez le chercher chez lui.
— Je ne sais pas si je reçois mon amant chez moi, mais je sais que vos insultes m’en donneraient l’envie.
— Oh ! ne niez pas. Nous avons des preuves. Mon chien de garde que j’ai relevé mort dans mon champ…
— Tous les chiens sont mortels, monsieur. Que ne faites-vous assurer les vôtres ?
— Cela finira mal, madame.
— Cela ne finira pas, monsieur. »
Il se fit une pause, après quoi M. de Malombré reprit d’un ton larmoyant : « Malheureux que je suis ! Qui me guérira de mon indigne faiblesse ? Vous aimer encore après tant d’affronts, tant de trahisons, tant de promesses dont vous aviez amusé ma crédulité !
— Il est vrai, dit-elle, que je me suis ruinée en promesses. Quand un fâcheux devient pressant, on promet, monsieur, on promet…, mais on change d’avis. Il n’y a que Dieu et les sots qui ne changent jamais.
— Non, rien ne peut vous arrêter, ni mon désespoir…
— Je me suis toujours défiée des soupirs que vous tirez de vos talons.
— Ni votre dignité…
— La dignité ! c’est une idée de vieille femme.
— Ni les droits d’une innocente jeune femme dont vous troublez le bonheur.
— Vous moquez-vous de me parler d’elle ? Mais ne savez-vous pas qu’elle m’avait ravi un cœur qui m’appartenait ? Ignorez-vous que je la hais, et que je donnerais volontiers dix années de ma vie pour avoir la joie de la voir pleurer ?
— Ah ! vous me rendrez fou, madame ! s’écria M. de Malombré. Faut-il que je me mette à vos genoux ?
— Ici, dans la poussière du chemin ? Gardez-vous-en bien, vous auriez besoin de mon aide pour vous relever.
— Vous m’insultez, madame. Vrai Dieu ! je reste ici. Arrive que pourra, je ne vous lâche plus, je m’attache à vos pas, je vous suis comme votre ombre !…
— En ce cas, c’est moi qui quitterai la place ! s’écria-t-elle avec colère ; mais, entendez-moi bien, je vous défends de remettre les pieds chez moi. Depuis trop longtemps vous me compromettez ; vous êtes, monsieur, le fléau de ma vie. Ma dignité, dont vous vous faites l’avocat, mon devoir, tout m’interdit de vous revoir jamais. »
A ces mots, elle partit. Je crois qu’il la suivit. J’entendis encore quelques mots, puis tout rentra dans le silence. « Serait-il vrai, me demandai-je, qu’il y eût un rendez-vous donné ? » Et je me répondis : « Mais encore une fois que m’importe, et qu’ai-je affaire de l’apprendre ? »
Assurément il ne m’importait guère, et pourtant je demeurai plus d’une heure encore tapie dans mon coin, sans trop savoir pourquoi. Enfin je me mis à réfléchir, et la réflexion me révéla que j’étais restée pour éclaircir un doute qui importait si peu. Comme je me levais pour partir, Max parut dans la clairière. Oui, c’était bien lui. Je m’effaçai derrière le tronc d’un pin. Il venait donc au rendez-vous ! Cependant une circonstance me frappa : il était accompagné d’une levrette qu’il m’avait donnée, et dont je faisais ma compagnie ordinaire. Pourquoi l’avait-il amenée ? Je crus m’apercevoir qu’il l’envoyait à la découverte. La chienne partait comme un trait, le nez au vent, courait en tous sens, faisait le tour de la lisière du bois, puis, comme se trouvant en défaut, revenait auprès de Max, qui la faisait repartir. N’était-ce pas moi qu’il cherchait ?
« Elle ou moi ? repris-je, outrée d’indignation. Elle ou moi !… Cette question m’intéresse donc ? Tout n’est donc pas mort dans ce misérable cœur ? Il remue encore, il y reste une fibre vivante et sensible que le doute peut tourmenter ! Quand ne l’entendrai-je plus battre ? Quand sera-t-il de pierre ? »
Je me glissai à travers les rochers et les buissons, non sans y laisser quelques lambeaux de ma jupe, et j’atteignis la crête du tertre et le chemin qui contourne le parc.
« Il faut que je m’éloigne pour quelque temps, me disais-je. Aujourd’hui j’ai été faible, j’ai pleuré ; c’est un avertissement. Demain peut-être je pleurerais encore, je me laisserais surprendre, l’œil insolent de la haine boirait mes larmes. L’événement est trop récent, mon cœur n’a pas encore eu le temps de se bronzer, le mépris n’y a pas tué la colère. Partons, partons ; je ne reviendrai que rassurée contre moi-même et certaine de ne me plus démentir. »
A gauche du chemin, au premier tournant, est une croix en fer au pied de laquelle un tronc couché en travers sert de siége aux passants. En portant mes yeux de ce côté, j’avisai, assis sur ce tronc, l’inconnu que j’avais rencontré dans le parc. Il tressaillit visiblement en me reconnaissant, et resta comme la première fois en contemplation devant moi. Je ne doutai plus qu’il n’eût le cerveau malade ; mais, se remettant de son trouble, il se leva et vint me saluer avec l’aisance d’un homme du monde.
« Excusez-moi, madame, me dit-il, d’avoir pénétré tout à l’heure chez vous ; nulle part dans ce pays, où je suis arrivé depuis peu, les propriétés ne sont closes de murs ; cet usage me plaît, mais il met trop à l’aise les indiscrets et les distraits, et j’ai cédé à la tentation d’admirer vos beaux ombrages.
— Ne vous faites aucun reproche, lui répondis-je ; mais me trompé-je ? il me semble que vous cherchez ou que vous attendez quelqu’un. Si vous aviez besoin de quelque renseignement… »
Il rougit, hésita un instant à me répondre, puis me dit d’une voix émue : « J’attends depuis bien longtemps… »
Et d’un mouvement de tête faisant flotter sur ses épaules ses longs cheveux châtains : « Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, poursuivit-il, et ce que j’ai trouvé, Dieu m’est témoin que je ne le cherchais pas. »
A ces mots, il me salua et s’éloigna.
« Ce jeune homme est singulier, me dis-je ; mais un peintre en tirerait parti. »
En rentrant au château, je trouvai une lettre de mon père qui m’arrivait fort à propos. Il me témoignait un vif désir de me revoir. « Arrache-toi à ton bonheur, fille ingrate, m’écrivait-il, et viens charmer par tes récits la solitude de ton vieux père. » A dîner, je prévins Max de mon départ. Il me jeta un regard scrutateur.
« Combien de temps serez-vous absente ? me demanda-t-il.
— Quelques semaines, je pense.
— Quelques semaines ou quelques mois ?
— Je ne sais trop, répondis-je sèchement.
— Je vous souhaite un heureux voyage, madame, me dit-il, et puissiez-vous découvrir que le Jura ne vaut pas le Ventour ! »
Quand le cœur est blessé, on a beau se tourner et se retourner dans sa vie, nulle position n’est bonne, car le mal est partout ; en s’agitant, on agite son chagrin, on s’aperçoit qu’on ne le connaissait pas tout entier, et à la souffrance se joint une inquiétude qui l’aigrit. J’espérais reprendre à Louveau un peu de calme, un peu de force ; j’étais loin de compte. La joie que témoigna mon père en me revoyant me fit mal, et j’eus peine à répondre à toutes les questions dont il m’accabla ; quels efforts d’imagination je dus m’imposer ! Mais il n’était pas seul à m’interroger ; dans ces lieux pleins de souvenirs, tout me parlait, tout jusqu’aux routes et jusqu’aux cailloux des chemins. Mille circonstances effacées de ma mémoire s’y retraçaient soudain pour m’affliger ; elles se dessinaient comme une broderie lumineuse sur le fond sombre du présent. Au prix de ce qui avait suivi, me répétais-je sans cesse, quelles délices pures et sans mélange que mes tristesses passées !
Je ne puis vous peindre l’émotion que je ressentis en rentrant dans ma chambre de jeune fille. Je m’arrêtai un instant sur le seuil ; puis j’entr’ouvris les volets, la lumière entra à flots. Rien n’avait été changé de place, je retrouvais chaque chose, chaque meuble tel que je l’avais laissé ; mais quel silence ! celui que commande le respect du malheur. Et quel étonnement aussi ! Comment m’eût-on reconnue ? Dans un coin, j’aperçus une feuille de papier gris. Je savais ce que renfermait ce papier : une fleur séchée, un lis. Vous vous rappelez où et par quelle main il avait été cueilli. Le temps n’avait donc pas marché dans cette chambre ; il ne s’y était rien passé ! Le lit aussi était demeuré le même : des rideaux blancs, une courte-pointe piquée, une taie d’oreiller en mousseline. O mes sommeils d’autrefois ! Et au jour pouvoir s’éveiller sans se dire : Non, ce n’est point un rêve ; certaine nuit je l’attendis jusqu’au matin, et quand il parut, ce que je lus dans ses yeux me fit tomber comme morte à ses pieds !… Je n’osais m’approcher de ce lit ; je le regardai longtemps ; enfin je cachai en pleurant mon visage dans l’oreiller, et une prière folle sortit de mon cœur. Je soupirais après l’impossible, je redemandais une chose perdue, et une voix inexorable me répondait : Jamais, non jamais !
J’étais depuis un mois à Louveau, et je commençais à me sentir incapable de tromper plus longtemps mon père, quand je reçus de Max le billet suivant :
« J’attends des hôtes, et je vous avoue que je serais embarrassé si je devais être seul à les recevoir. Ne viendrez-vous pas remplir vos devoirs de maîtresse de maison ? Il me semble que cela rentre dans le programme dont nous étions convenus. Si vous ne venez pas, je n’aurai garde de me plaindre ; mais je ne saurai que penser, car je suis naïf, et je crois à la lettre ce qu’on me dit. »
Je ne pus m’empêcher de sourire à cette lecture.
« Il regrette son jouet, me dis-je ; l’expérience qu’il avait commencée était pour le moment le grand intérêt de sa vie, et j’ai trompé sa curiosité en m’en allant ; il a bien sujet de m’en vouloir… »
Je me représentais un papillon qu’un enfant a pris et qui par miracle s’envolerait avec l’épingle dont il l’a percé. L’enfant le traite d’ingrat :
« Reviens donc, je n’avais pas encore tout vu ; cruel ! je ne sais pas encore comment tu meurs !… »
Je répondis aussitôt : « Vous avez raison de croire que je reviendrai. Je sais ce que j’ai promis, et je serai exacte à tenir ma parole. Comptez sur moi comme je compte sur vous. »
Mon père n’essaya pas de me retenir. Il s’était avisé depuis quelques jours que je manquais d’appétit et que j’avais un certain air rêveur dont s’alarmait, disait-il, sa clairvoyance. Il se plaignait que mon corps seul fût à Louveau ; mon cœur était reparti pour Lestang, et il citait là-dessus ses poëtes : « L’amour est un oiseau doux et cruel, on ne lui peut résister… Andromède, je vous suis maintenant odieux, tandis que toutes vos pensées sont pour le bel Athis. » Je partis deux jours après avoir écrit au bel Athis. Le dernier soir, pour mettre le temps à profit, mon père me traduisit, je crois, plusieurs centaines de vers grecs. J’eus bien des distractions pendant cette lecture ; son secrétaire, qui est homme d’esprit, lui poussait le coude en disant :
« Monsieur, vous y perdez votre grec ; on ne vous écoute pas. »
Cependant un mot me réveilla : « Je porterai mon glaive caché sous une branche de myrte. » Qui a dit cela ? Peut-être le saurez-vous. Ce mot me resta dans l’oreille et dans le cœur ; le lendemain, le long de la route, je répétais machinalement : « Je porterai mon glaive caché sous une branche de myrte. » Et je souriais tristement en regardant mes pauvres mains nues et sans défense.