Le roman d'une honnête femme
QUATRIÈME PARTIE
I
J’arrivai à Chamaret vers deux heures. Mme d’Estrel était seule ; elle me remercia avec effusion d’être venue.
« Vous avez un service à me demander, lui dis-je en l’embrassant ; me voici. Puisse-t-il seulement être difficile à rendre ! Un peu de fatigue me ferait du bien, et s’il y avait quelque risque à courir, tant mieux ; comptez que dans ce moment je serais heureuse de m’exposer.
— Oh ! dit-elle en souriant, le service que je veux vous demander n’est pas ce que vous pensez, et vous n’aurez point à risquer votre tête pour l’amour de moi. Il s’agit seulement de braver un peu d’ennui ; mais asseyez-vous et tâchez de m’écouter sans distraction. »
Voici à peu près ce qu’elle me raconta. — M. d’Estrel avait fait connaissance en Angleterre d’un riche négociant corfiote, M. Dolfin, qui descendait d’une ancienne famille vénitienne établie depuis longtemps dans les Sept-Iles. Un voyage d’affaires ayant amené M. Dolfin en Provence, il poussa jusqu’à Chamaret et s’y arrêta quelques jours avec sa femme. A peu de temps de là, il mourut, laissant un fils unique dont l’éducation fut confiée à un ecclésiastique français, l’abbé Néraud. Cœur sec, imagination échauffée, cet imprévoyant gouverneur jeta, paraît-il, inconsidérément son élève dans la mysticité. Ce qui est certain, c’est qu’à la longue le jeune Arsène Dolfin fit voir une exaltation et des scrupules outrés dont sa mère s’inquiéta. Il se plaisait dans les austérités, dans les macérations, dans tous les raffinements de la piété, qui sont, disiez-vous un jour, « les friandises de la conscience et qui la gâtent aussi sûrement que l’abus des sucreries affadit l’estomac ».
L’abbé Néraud finit par trouver lui-même qu’il avait trop réussi ; l’indiscrétion de son zèle est tempérée, à ce qu’il semble, par un peu de ce bon sens français qui répugne à toutes les extrémités, ou qui du moins met toujours quelque méthode dans la folie : si haut que saute un Français il retombe toujours sur ses pieds. Notre Mentor s’effraya des exagérations de son Télémaque et de cette candeur italienne qui se précipitait aux dernières conséquences. Il donna à la mère le conseil de faire voyager le jeune extatique ; il partit avec lui, l’accompagna dans son tour d’Europe, lui prêchant sans relâche ces justes tempéraments qui accordent la ferveur avec le monde, et s’efforçant d’éteindre l’incendie qu’il avait allumé. Le commerce des hommes, le séjour des grandes villes, les distractions de cinq années de voyage, n’eurent pas néanmoins l’effet qu’on espérait. Le jeune Arsène demeura insensible aux douceurs du monde comme aux repentirs de son gouverneur ; tout ce qu’il voyait le blessait, et nourrissait l’inquiétude de son esprit ; il se sentait, disait-il, en exil, et soupirait après sa patrie, mais cette patrie n’était pas le rocher d’Ithaque. Après avoir visité l’Italie, l’Allemagne, la Russie, il vint à Paris, et ce fut là, en plein boulevard des Italiens, qu’il conçut l’héroïque projet de s’ensevelir à la Trappe ; pendant quelques mois, il le couva dans le silence de son cœur ; enfin il s’en ouvrit à l’abbé Néraud. Celui-ci poussa les hauts cris ; mais en vain prodigua-t-il tour à tour les raisonnements, les prières et les remontrances : il ne put ni l’émouvoir ni le persuader. L’enfant était devenu homme ; le gouverneur n’était plus qu’un compagnon, un confident ; ayant perdu son autorité, il était tenu d’avoir raison, et il n’était que trop aisé de le convaincre d’inconséquence ; il s’entendait rappeler ses dires d’autrefois et reprocher ses contradictions ; ses nouveaux arguments échouaient contre cette logique des cœurs simples qui ne dépend pas des circonstances, et qui déjoue à force de bonne foi toutes les ruses des habiles.
A bout d’objections, il dut consentir à retourner à Corfou pour annoncer à Mme Dolfin l’étrange résolution de son fils et tâcher d’obtenir son acquiescement. De son côté, le jeune homme s’engageait à donner quelques mois encore à la réflexion, et ces mois d’attente, il était venu les passer dans les environs d’Aiguebelle. Cependant à la nouvelle que lui apporta l’abbé, la pauvre mère s’émut, s’indigna ; elle écrivit à son fils les lettres les plus vives, les plus pressantes ; elle lui remontra sa folie, lui représenta toutes les chances de bonheur qui l’attendaient à Corfou, les douceurs du mariage, les charmes d’une jeune fille que depuis longtemps elle lui destinait pour femme, que sais-je encore ? ce qu’il devait à sa famille, à lui-même, la fortune lentement amassée par ses ancêtres. Que deviendrait cette fortune ? irait-elle s’engloutir jusqu’au dernier sou dans le coffre-fort des bons pères ? Qu’en penseraient ses aïeux dans l’autre monde ?
Toutes ces considérations mondaines, me dit Mme d’Estrel, n’étaient guère propres à ramener notre jeune homme ; que peuvent les intérêts du monde sur un esprit convaincu ? Ils n’ont point d’intelligences dans la place. Mme Dolfin s’est souvenue de moi, elle m’a écrit pour me conter ses angoisses et me supplier de lui venir en aide. Avant tout, il s’agissait de dénicher l’oiseau, qui, après avoir habité Grignan, en avait délogé sans trompette. Je m’adressai à ce pauvre Malombré, qui sait tout, qui voit tout ; il m’assura qu’il avait tenu plus d’une fois dans le champ de sa lunette un jeune étranger qui rôdait aux environs de votre parc. Trois jours plus tard, un de ses hommes qu’il mit en campagne me rapporta que M. Arsène Dolfin avait pris gîte près de Réauville, dans la maison d’un paysan. Vous voyez qu’il a tenu à s’établir à deux pas de la Trappe, comme un amant bien épris se loge dans un grenier, en face du balcon de sa belle. Je le fis prier de venir me voir, il y consentit. Je m’étais attendue à un visage d’énergumène, à un regard dur et farouche. Je fus agréablement trompée ; je vis un homme qui prévient tout de suite en sa faveur par un air de douceur mélancolique et dont la tournure tient plus d’un poëte que d’un ascète. Hormis les yeux, il n’est pas beau, mais il a dans la voix je ne sais quelle magie qui surprend ; c’est une voix argentine, suave, aux inflexions caressantes, la voix la plus musicale que j’aie jamais entendue, et qui, résonnant dans l’obscurité, pourrait faire des conquêtes ; à la lettre, on se rendrait sur parole. Cependant je m’aperçus bien vite que sous le charme et l’aménité du personnage se cache une âme forte, résolue, capable de toutes les vertus et de tous les malheurs attachés à l’opiniâtreté. Il fut aimable ; mais toujours sur ses gardes, attentif à déjouer ma curiosité, dès que j’abordais le sujet brûlant, il détournait avec art l’entretien ou se retranchait dans une réserve pleine de dignité qui me fermait la bouche ; bref, il ne se laissa pas entamer. Apparemment il m’a jugée indigne d’avoir part à ses secrets et de discuter avec lui de si graves matières, mais s’il méprise ma cornette il y a femmes et femmes, et je suis persuadée qu’il ne tiendrait qu’à vous de le confesser. Daignez, ma chère Isabelle, vous mêler de cette affaire ; réussir à n’importe quoi est toujours un plaisir pour une femme, et vous aurez le double mérite de faire une bonne œuvre et d’obliger une amie.
Je vis bien qu’en me faisant intervenir dans une négociation si délicate et si singulière, Mme d’Estrel se proposait de me distraire un peu de moi-même et de faire diversion à mon idée fixe. « Serait-elle aussi pressante, me disais-je, si elle se doutait que M. Arsène Dolfin ne m’est point inconnu ? Que penserait-elle de son talent de dessinateur ? » Je fus sur le point de lui parler des six croquis ; mais on fait si rarement ce qu’on veut !
« Mon Dieu ! lui dis-je, si la Trappe a tant d’attraits pour M. Dolfin, pourquoi le dégoûter de sa maîtresse ? pourquoi traverser ses amours ? Et qui chargez-vous de le regagner au monde ? C’est donc sur mon éloquence que vous comptez pour lui dépeindre les joies du siècle, les délices de la vie mondaine, les douceurs infinies du mariage… »
Elle n’eut pas le temps de me répondre ; M. Dolfin entra. Je tournais le dos à la porte ; il s’avança jusqu’au milieu du salon, et là, me reconnaissant, il recula d’un pas, se troubla, rougit jusqu’au blanc des yeux. Je supposai que dans ce moment il pensait à son carnet. Mme d’Estrel parut s’apercevoir de son trouble, qu’elle mit, je pense, sur le compte d’une timidité prompte à s’effaroucher. Cependant M. Dolfin ne semblait point timide, et rien ne marquait en lui la gaucherie d’un nouveau débarqué. La preuve en est qu’il se remit bien vite et engagea l’entretien sur le ton le plus naturel, tout en se tenant sur la réserve et en évitant de me regarder. Mme d’Estrel, humiliée de son premier échec, chercha cette fois à brusquer l’attaque ; elle lui fit subir sans plus de façons un interrogatoire qui était propre à l’embarrasser. Il répondit en homme qui déclinait la compétence du tribunal, mais sans roideur et en observant toutes les formes d’une parfaite courtoisie. Attentif à ne pas se découvrir, sûr à la parade, sa présence d’esprit ne fut pas un instant en défaut. Il n’y avait ni brillant ni traits heureux dans ce qu’il disait ; mais son langage uni avait ce charme de naïveté qui est propre aux âmes pures, joint à cette finesse italienne qui est moins une finesse de saillies que l’art d’éviter les fautes et de profiter de celles d’autrui.
Je ne me mêlai que par quelques mots à l’entretien. Je voyais bien que le moment de m’entremettre n’était pas venu, et que surtout en présence de Mme d’Estrel M. Dolfin ne me dirait rien. En attendant, je ne laissais pas de l’étudier avec intérêt : il me semblait être bien différent de tous les hommes que je connaissais ; son âme était d’une autre trempe, et pour ainsi dire d’un autre ordre. A le voir, on devinait en lui un esprit continuellement travaillé par une pensée qui ne lui laisse point de relâche ; son front bombé, les coins abaissés de sa bouche, quelques rides précoces, annonçaient l’effort et la fatigue, et cependant l’ensemble de sa figure était jeune comme sa voix. Il y avait de l’ange dans cette voix de cristal : elle était faite pour exprimer les délicatesses d’une conscience innocente, ces désirs où il n’entre rien de la terre, ces repentirs dont Dieu lui-même sourit. Pourquoi donc ce jeune homme soupirait-il après la Trappe ? Ce sont les souvenirs criminels, les poignantes douleurs, les âpres dégoûts, qui en connaissent le chemin, et qui, par haine d’eux-mêmes, y vont faire amitié avec la mort ; mais qu’irait faire l’innocence dans ce refuge des naufragés de la vie ? Que trouve-t-elle à haïr en elle-même ? Partout elle porte le ciel avec elle, et tous les lieux lui sont bons pour s’offrir à Dieu.
Après quelques assauts inutiles, Mme d’Estrel posa les armes, et l’entretien ne roula plus que sur des sujets indifférents. Dans un moment où il languissait, Mme d’Estrel me pria de me mettre au piano et de lui jouer une sonate de Mozart qu’elle aimait. J’avais abandonné la musique depuis longtemps ; je dus faire quelque effort pour la satisfaire. Souvent l’effort inspire. Cette sonate était celle qu’un jour à Louveau mon père m’avait fait jouer en présence de Max. Pendant que mes doigts couraient sur le clavier, je croyais revoir notre petit salon, mon père hochant la tête en mesure, Max immobile à côté de moi, et finissant par me dire : « J’avais souvent entendu ce morceau, mais je ne le connaissais pas. »
Quand j’eus frappé l’accord final, je retournai la tête, et je fus surprise de voir que Mme d’Estrel était seule.
Elle se mit à rire.
« Votre musique a fait envoler l’oiseau de nuit, me dit-elle.
— Elle lui a donc fait peur ?
— Peur ! ce n’est pas précisément le mot. Vous avez joué divinement ! Dès les premières notes, notre jeune homme a été tout oreilles et comme frémissant d’attention ; peu à peu il est devenu très-pâle, il avait les lèvres serrées et ne vous quittait pas des yeux. J’ai vu le moment où il allait fondre en larmes ; tout à coup il a brusquement détourné la tête, et il est sorti du salon sur la pointe du pied. Décidément il est bizarre, et je commence à craindre qu’il n’ait un petit coup de marteau ; c’est grand dommage, car il a du charme. »
M. Dolfin rentra, et, s’approchant de moi :
« Serez-vous assez bonne pour m’excuser, madame ? me dit-il. Je suis sauvage, insociable ; je n’ai ni le sentiment ni la peur du ridicule ; je ne sais pas vivre, je ne suis pas maître de mes impressions. Tout à l’heure je me suis senti ému jusqu’aux larmes ; depuis longtemps je n’avais pas entendu de musique, et à coup sûr on en entend rarement de pareille… J’ai craint d’éclater, de vous interrompre. Je me suis sauvé… Vous le voyez, ajouta-t-il en s’adressant à Mme d’Estrel, je puis prendre le froc en sûreté de conscience ; je ne ferai de tort à personne, et le monde n’y perdra rien.
— Ah ! permettez, lui répondit Mme d’Estrel, on ne se fait pas trappiste pour si peu. Vous êtes bizarre, j’en conviens, mais il y a des cas plus graves que le vôtre. Venez nous voir de temps en temps ; Mme de Lestang et moi, nous vous apprivoiserons. »
Et, comme je mettais mon chapeau pour partir :
« Demeurez un instant encore, ma chère belle, me dit-elle ; confessez donc un peu M. Dolfin. Il ne sera pas dit que deux femmes se liguent en vain pour avoir le secret d’un homme.
— Oh ! ne craignez rien, monsieur, dis-je. Si vous acceptez une place dans ma voiture, vous n’aurez point d’interrogatoire à subir, et nous ne parlerons, si vous le voulez, que de la pluie et du beau temps. »
Après s’être fait un peu presser, il accepta, et nous partîmes. Ce tête-à-tête me plaisait ; tout innocent qu’il fût, il me semblait que je bravais quelqu’un. M. Dolfin garda quelque temps le silence ; il avait l’air non pas embarrassé, mais étonné, comme s’il eût cherché à se reconnaître dans une situation toute nouvelle pour lui. Il regardait par la portière, il regardait la garniture de satin blanc du coupé, il regardait surtout le bas de ma robe, et parfois ses yeux remontaient jusqu’au bavolet de mon chapeau, dont ils examinaient la dentelle ; mais ils n’allaient jamais plus haut. Pour rompre ce silence, qui commençait à me mettre mal à l’aise, je lui fis l’éloge de Mme d’Estrel.
« J’admire, lui dis-je, qu’une personne maladive, toujours souffrante, soit si occupée des autres, si peu d’elle-même. »
Il secoua la tête.
« Sans doute, me répondit-il, c’est une excellente femme ; mais comme tous les gens du monde, elle traite bien légèrement les questions de conscience. Il lui semble que ce sont des affaires comme les autres, qu’on les a bientôt réglées, qu’il n’est pas besoin d’y chercher tant de façon, qu’après deux ou trois pourparlers on finit toujours par s’arranger avec soi-même. Hélas ! quelles objections pourrait-elle me faire que je ne me sois faites cent fois ! Mais résiste-t-on à sa vocation, ou pour mieux dire, peut-on se soustraire à sa destinée ? Que peuvent des milliers de paroles contre ses décrets souverains ?
— Prenez garde, lui dis-je ; j’avais promis de ne vous pas questionner, vous allez m’en donner l’envie.
— C’est à vous, madame, répliqua-t-il avec feu, d’être en garde contre votre curiosité, car, si vous daignez prendre la peine de m’interroger, je sens que je ne pourrai rien vous cacher. Il y a en vous je ne sais quoi… »
A ces mots, il se troubla.
« Mais il me semble, reprit-il, qu’il suffit de me voir pour comprendre que je ne suis pas chez moi dans la vie. Pour aimer le monde, il faut avoir des curiosités et des goûts qui m’ont été refusés. Les petites passions aident à vivre, les grandes tuent. Dans mon enfance déjà, j’étais d’humeur solitaire, retiré en moi-même, tourmenté par une idée fixe. Souvent mon père me disait d’un ton grondeur que les idées fixes rendent fou, et il me citait ce mot d’un officier romain, que pour être heureux il faut avoir dans la tête mille idées, un véritable tohu-bohu : bisogna aver mille cose, una confusione nella testa. Il avait raison ; mais le malheur est qu’on ne se donne pas les idées qu’on veut. Je n’en avais qu’une, je n’ai pu la chasser, et elle me crie nuit et jour que c’est là-bas que je dois vivre et mourir. »
Et il me montrait du doigt les forêts qui entourent Aiguebelle.
En ce moment, j’aperçus par la portière, à quelques pas devant nous, M. de Malombré, qui faisait sa promenade quotidienne, les mains derrière le dos et coiffé d’un ample chapeau aux ailes rabattues. Il se mit de côté pour nous laisser passer, et il eut soin, en nous saluant, d’avancer la tête et de plonger son regard de furet dans l’intérieur du coupé.
« Voilà un homme singulier, me dit M. Dolfin, et qui fait mentir la règle : sa curiosité ne le rend pas heureux.
— Vous le connaissez ?
— Comment ne pas le connaître ? Est-il un seul être si disgracié de la nature que M. de Malombré ne daigne s’ingérer dans ses affaires ? Il m’a fait l’honneur de venir me voir à Réauville, se mettant, disait-il, à mes pieds et m’accablant d’offres de service dont je n’avais que faire ; après quoi il s’est jeté dans de longs récits ; il répondait à cent questions que je ne lui faisais pas, et au travers de tout cela il poussait de grands soupirs. Le pauvre homme ! je crois que l’ennui le dévore.
— A tel point qu’il s’efforce de se désennuyer en se créant des souffrances imaginaires, et qu’il se bat les flancs pour avoir un peu de chagrin.
— Cependant, me répondit M. Dolfin avec hésitation, il m’a conté qu’il vivait dans de grandes peines d’esprit et de cœur…
— Il a besoin d’en parler à tout venant pour y croire, lui dis-je.
— La douleur, la vraie douleur, murmura-t-il, celle qui est le secret de tout, ne se révèle qu’aux âmes nobles. »
Et cette fois son regard chercha le mien. Je ne sais ce qu’il ressentit, mais je le vis tressaillir, et, baissant aussitôt les yeux, pour cacher son émotion il se mit à moraliser. Je l’écoutai sans mot dire : il divaguait un peu, se perdait par instants dans les espaces ; mais il y avait tant d’ingénuité dans sa manière qu’il n’ennuyait pas.
Comme nous approchions de Lestang : « Que vous êtes bonne de m’écouter, madame, me dit-il, et quel fâcheux souvenir je vous laisserai de moi ! Heureusement ce souvenir s’effacera bien vite. L’hirondelle ne laisse pas de sillage dans l’air ; elle a passé : qui s’en souvient ?
— Il ne tiendra qu’à vous de m’empêcher de vous oublier. Si vous aviez quelque service à me demander, quelque message à envoyer à Mme d’Estrel…
— Ah ! madame, interrompit-il vivement, il vaut mieux que dès à présent j’apprenne à me taire. »
Et il ajouta d’une voix plus basse : « De la maison que j’habite je vois d’un côté la Trappe, mais de l’autre j’aperçois la tour de Lestang : c’est encore trop. »
A ces mots, ouvrant la portière, il sauta à terre, me salua, et s’éloigna rapidement par un chemin de traverse.
Si Mme d’Estrel s’était proposé de me procurer une distraction, elle y avait réussi. Ce n’est pas que ce fût à mes yeux un événement que d’avoir rencontré à Chamaret un jeune enthousiaste en disposition de se faire trappiste ; mais dans le vide d’esprit et de cœur où je me consumais, c’était quelque chose que l’apparition d’une figure nouvelle qui m’inspirait un peu de curiosité mêlée d’un peu de sympathie.
Pendant plus de quinze jours, le mistral se déchaîna. L’hiver s’était déclaré. A plusieurs reprises le froid fut rigoureux, je restai hermétiquement enfermée sans voir personne, le plus souvent assise au coin du feu, comptant et recomptant avec mes doigts les grains de ce collier d’ambre que vous connaissez, et qui tombe jusqu’à ma ceinture. Là, pendant mes rêveries, la figure de M. Dolfin passa plus d’une fois devant moi. Sa physionomie, où se révélaient à la fois des habitudes austères et une âme affectueuse et aimante, les singularités de son humeur, que ne gênait aucun respect humain, ses longues morales et ses naïfs épanchements, une sensibilité douce vivant côte à côte avec les maximes de l’ascétisme, une conscience acharnée sur elle-même et un cœur toujours prêt à s’échapper et trop pressé de s’offrir, tout cela m’avait fait impression. Je ne savais qu’en penser, je cherchais le mot de l’énigme.
Ce qui m’occupait surtout, c’était de me demander au juste quels sentiments j’inspirais à ce jeune homme. Pourquoi ces visites clandestines dans le parc ? Pourquoi cette promenade nocturne sur la terrasse ? Pourquoi cette rougeur en me revoyant, cette émotion et cet air d’embarras ? Et que signifiait ce mot : « de la maison que j’habite, j’aperçois la tour de Lestang ; c’est encore trop. » Je n’allais pas jusqu’à me figurer que ce qu’il éprouvait pour moi fût de l’amour ; j’étais portée à croire que sa tête était prise plus que son cœur. Un jour qu’à l’ombre d’un buisson il conversait gravement avec sa conscience, une femme lui était apparue, une femme en larmes, et qui n’était pas sans beauté. Cette rencontre inattendue avait causé à son imagination une surprise dont elle avait peine à se remettre. Peut-être ce souvenir l’obsédait-il plus que de raison ; peut-être l’image de cette femme le troublait-elle parfois dans ses recueillements ; peut-être la voyait-il se dresser à de certaines heures entre la Trappe et lui…
Je ne savais où j’avais serré le carnet rouge ; je le cherchai, je le retrouvai. Parmi les sentences en italien qui couvraient les premiers feuillets, je reconnus quelques passages de l’Imitation.
« Vous trouverez dans votre cellule ce que souvent vous perdrez au dehors. La cellule qu’on quitte peu devient douce ; fréquemment délaissée, elle engendre l’ennui. Si, dès le premier moment où vous sortez du siècle, vous êtes fidèle à la garder, elle vous deviendra comme une amie chère et sera votre consolation la plus douce. »
Puis venaient ces mots : « Arsène, fuyez les hommes et vous serez sauvé. »
Les six croquis n’étaient que des crayons bien imparfaits et annonçaient les tâtonnements d’une main novice ; mais cette main avait tremblé peut-être en les traçant, ils respiraient je ne sais quelle naïveté touchante, et le dernier était presque ressemblant. Sur le revers, je lus ces mots écrits en caractères très-fins et qui m’avaient échappé : « Parce qu’on est sorti dans la joie, souvent on revient dans la tristesse, et la veille joyeuse du soir attriste le matin. Ainsi toute joie des sens s’insinue avec douceur, mais à la fin elle blesse et tue. »
— O pauvre enfant ! disais-je à demi-voix, tu n’es que bien légèrement blessé ! »
Cependant qui sait ? Je pensais par instants que quelqu’un souffrait par moi, et je me sentais moins seule.