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Le roman d'une honnête femme

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III

Le lendemain, avant midi, on m’annonça la visite de Mme d’Estrel. J’hésitai à la recevoir. Enfin je descendis et je l’abordai en lui disant :

« Il faut, madame, que la mission dont on vous a chargée soit bien importante pour que vous vous soyez dérangée si matin.

— Ce qui depuis quinze jours dérange toutes mes habitudes, me dit-elle, c’est l’amitié que j’ai pour vous ; ma santé s’en plaint tout bas, mais je la laisse dire. »

Elle avait en effet l’air souffrant et abattu ; mais cela ne me toucha point.

« Vous êtes mille fois trop bonne, lui répondis-je ; à ce compte, je vois qu’il est des personnes dont la malveillance est moins à craindre que l’affection.

— J’admets que j’aie eu tort, répliqua-t-elle ; mais il est des circonstances qui dispensent des règles ordinaires. Quand on reprochait au comité de salut public de se mettre au-dessus des lois, il répondait : La patrie est en danger. Voilà un mot qui tranche tout. Eh bien ! vous êtes en danger, mon amitié s’est alarmée, et ce que j’ai fait hier, je le referais aujourd’hui, car je suis résolue à vous sauver de vous-même. »

Je lui repartis qu’après une déclaration si nette nous n’avions plus rien à nous dire.

« Au contraire, reprit-elle, je suis venue ici pour me justifier, et vous m’entendrez. »

Je m’en défendis bien fort ; mais elle répétait sans cesse : « Vous m’entendrez ; vous ne pouvez refuser cette grâce à une vieille femme malade qui vous aime un peu comme sa fille. »

Je finis par m’asseoir et l’écouter. Comme si elle eût voulu retarder le moment d’en venir au fait, elle m’apprit d’abord le départ de Mme Mirveil.

« Dès que la pauvre femme, dit-elle, sut le retour de M. de Lestang, elle ne balança plus. Avant-hier elle est venue me faire ses adieux, riant, pleurant, chantant sur toutes les notes, tour à tour regrettant son marquisat et se félicitant de n’avoir pas épousé ce monstre d’homme, parce que, disait-elle, il l’aurait tuée et qu’elle en serait morte, entrant du reste dans son personnage de veuve, bien résolue à aller montrer au Levant une douairière et ajustant à son nouveau rôle ses airs et ses tons, — et au travers de tout cela si frisottée, si pimpante, si folle et si jolie, qu’il me tardait de la savoir embarquée. La veille, nous avions signé par devant notaire un contrat de vente. Dites-moi, belle ingrate, est-ce par tendresse pour Mme Mirveil que je lui ai facilité son départ en achetant sa vigne ? Du reste, ne craignez rien, je la revendrai à mon voisin au prix d’achat. »

Je lui répondis que j’ignorais quelles avaient été ses intentions, qu’assurément j’étais fort désintéressée dans cette affaire.

« J’en appellerai, dit-elle, de Philippe en colère à Philippe dans son bon sens, et soyez sûre que le bon sens aura son tour ; mais je reviens à mon récit. Hier après midi, Max se présente chez moi, m’apportant un méchant sixain dont il ne savait que penser. Dans son embarras, il recourait à moi comme à une vieille amie de sa famille ; il me dit des choses charmantes sur ces vieilles amitiés nées avec nous et qui sont les seules bonnes, parce qu’elles n’ont pas été faites à la main. Il avait le ton si simple, si uni, si jeune et un tel air de douceur, que j’en demeurai tout émerveillée ; dans ces moments-là, on dirait qu’il recommence la vie sur nouveaux frais. Vous m’avez conté jadis comme il avait fait la conquête de votre père ; si j’avais succombé au charme, serais-je donc si coupable ? Mais je vous assure que je n’ai vu que vous, ni pris conseil que de votre intérêt. Je fis réflexion que, si je niais tout, il ne me croirait pas, que son imagination travaillerait, et que l’inquiétude, le soupçon, les conjectures vagues le rendraient à la violence de son caractère. En conséquence je lui dis que je pouvais lui donner le mot de l’énigme, qu’il se rassurât, que l’affaire était bien moins grave qu’il ne pensait, mais qu’avant de le mettre au fait, j’exigeais sa parole de gentilhomme qu’il prendrait les choses en douceur et ne chercherait querelle à personne. Il n’hésita point à me le promettre, me déclarant qu’il entendait respecter votre liberté, qu’il reconnaissait les droits de la passion, que s’il ne pouvait vous ramener par la persuasion, il était résolu à ne pas s’imposer, qu’au besoin il partirait, que depuis deux jours il roulait dans son esprit des plans de lointains voyages, que les grandes folies veulent être réparées par les grands sacrifices, que si son malheur était sans ressource, il n’aurait garde de s’obstiner, qu’il arrive un âge où l’on sent la différence de ce qui se peut et de ce qui ne se peut pas, et que par sa faute il avait perdu le droit d’exiger l’impossible.

« Je conviens que son ton tranquille, posé, et la parfaite dignité de son langage me firent la plus vive impression ; je renonçai à lui faire aucun reproche ; qu’aurai-je pu lui dire qu’il ne se fût déjà dit ? Je lui expliquai avec quelle innocence l’intrigue s’était nouée ; je suis bien aise de vous répéter mes paroles : « Le malheur plaît au malheur ; deux enfants très-malheureux se sont conté l’un à l’autre leurs peines, il est rare que de telles confidences ne portent pas à la tête. » J’aurais voulu pouvoir lui donner l’assurance que M. Dolfin s’était enfermé à la Trappe ; mais ce maudit fou de Malombré l’avait surpris en rupture de ban et rôdant à son ordinaire autour de votre parc. Mes explications furent bien reçues ; je vis le front de Max s’éclaircir, il respirait plus librement. Après m’avoir renouvelé ses promesses, il me quitta pour aller s’expliquer avec mon voisin. Comme il me le conta une heure plus tard, il le trouva s’exerçant à tirer au pistolet derrière un pavillon qui est au bout de son jardin. Un laquais était là qu’on renvoie.

«  — Monsieur, ces charmants vers sont-ils bien de vous ?

« L’autre le prend de très-haut. «  — Monsieur, si mes vers n’ont pas eu le mérite de vous être agréables, je vous offre tel genre de satisfaction qui pourra vous plaire.

«  — Allons, monsieur, répliqua Max d’un ton fort calme, je ne doute pas que vous ne soyez au poil et à la plume, mais il est certains genres de satisfaction qu’on répugne à demander à un homme de votre âge. »

« Et à ces mots il s’empare du pistolet, le charge, tire, charge encore, et met trois fois de suite dans le noir, après quoi il entre dans le pavillon, avise deux fleurets démouchetés pendus à la muraille, les décroche, en présente un à M. de Malombré, le force à se mettre en garde, lui fait une piqûre au bras gauche pour l’exciter, puis s’en tient à la parade, et comme en se jouant lui fait sauter deux fois son arme de la main. Alors, d’un ton toujours tranquille :

«  — Je ne me battrai pas avec vous, monsieur ; mais, comme vous aimez à écrire, je veux avoir deux lignes de votre prose ainsi conçues : « M. de Malombré est un visionnaire, et il est tombé dans une lourde, grossière et injurieuse méprise, dont il demande humblement pardon à Mme la marquise de Lestang. »

«  — Je ne me suis point mépris, dit l’autre tout essoufflé, et je n’écrirai point.

«  — Vous aurez tort, monsieur, car, si vous n’écrivez pas, je vous préviens que j’ai parole de Mme d’Estrel, et qu’elle me revendra la vigne de Mme Mirveil. Prenez-y garde, je crains de vous être un voisin fort incommode. »

« Et, l’ayant salué, il se retira.

« La nuit porte conseil. M. de Malombré est venu me parler tantôt ; je devinai tout de suite qu’il était descendu de ses grands chevaux. Ce n’est pas qu’il manque de cœur, mais il est homme de réflexion ; ses passions se refroidissent vite, et, un instant oubliés, ses intérêts se rappellent vivement à son souvenir. Le pauvre Malombré avait espéré que Mme Mirveil ne partirait pas, ou que dans son embarras elle lui céderait la vigne à vil prix. Trompé dans sa double espérance, la première chaleur de son dépit lui fit écrire et expédier le sixain ; mais petite pluie abat grand vent, et il ne devait pas tarder à se dire que sa vengeance lui coûterait cher, et qu’il était bien fou à son âge de s’aller mettre sur les bras une méchante affaire où il y avait beaucoup à perdre et rien à gagner. Ce qui s’est passé hier et les menaces de Max l’ont confirmé dans ses réflexions. La vigne d’Israël tombant aux mains des Philistins, un détail épineux de servitudes à débattre, des chicanes, des procès, ses convoitises déçues, désormais nul espoir de s’arrondir, un voisinage plus que gênant, un ennemi intraitable ayant barres sur lui et lui suscitant mille difficultés, — quelle épine à son pied ! C’en serait fait du repos de ses vieux jours.

« Ce matin, à son réveil, il s’est dit : « Mais suis-je donc en colère ? » Il s’est tâté le pouls, point de sang sous les ongles ; sa sagesse avait le champ libre. Il a pris son chapeau et est venu me trouver. Je lui posai d’emblée, très-nettement, mes conditions : qu’il écrivît la déclaration qu’on lui demandait, et la vigne était à lui. Il tint à ce que sa retraite fût honorable, et chicana pied à pied le terrain. Le mot visionnaire, surtout, le choquait. Je lui représentai que de fort grands hommes l’avaient été : Socrate, saint Antoine… Dédaignait-il cette compagnie ? »

« Aussi bien, lui dis-je, il ne tient qu’à vous que M. de Lestang n’ait pas l’occasion de se prévaloir de votre déclaration. Pourquoi l’exige-t-il ! Pour avoir une sûreté qui lui réponde que vous ne tiendrez pas de propos. Ne causez pas, mon brave homme, et cultivez votre jardin. »

« Il voulut prendre encore quelques heures de réflexion, mais je ne doute pas de lui. Tout à l’heure j’irai chercher ce précieux écrit, et je le remettrai à Max. Quel moment favorable, ma chère fille ; quelle occasion propice pour une réconciliation ! »

Tout mon cœur se souleva ; mais je réussis à me contenir.

« Vous avez tout dit, lui répondis-je froidement, et je vous ai écoutée. Nous pouvons nous vanter, vous et moi, d’avoir rempli consciencieusement notre tâche.

— Je vous en conjure, ma chère Isabelle, reprit-elle ; défiez-vous de vous-même ; il y a en vous quelque chose qui aime et qui appelle les orages ; je crois les entendre déjà gronder. Il ne tient pourtant qu’à vous d’être heureuse. Je vous avais prédit que tôt ou tard Max vous reviendrait. Il vous aime ; je n’en veux pour preuve que le chagrin qui le ronge, et qu’en dépit de son orgueil il n’a plus la force de cacher.

— Quelle preuve ! repartis-je. Et, de bonne foi, pouvez-vous vous y tromper ? Ce chagrin n’est que l’irritation d’un maître qui voudrait me tenir sous ses pieds et qui frémit de me voir debout ; mais soyez tranquille, je dirai à M. de Lestang avec quel zèle vous avez soutenu ses intérêts, et comme vous vous êtes bien acquittée de son message. »

Elle essaya de me prendre la main, je la retirai.

« Pauvre enfant ! » murmura-t-elle en me regardant.

Et, prise tout à coup d’une faiblesse nerveuse, elle fondit en larmes.

A peine fut-elle sortie que je me reprochai d’avoir été trop dure.

« La pauvre femme, me dis-je, a pour moi une sincère affection ; mais puis-je exiger qu’elle entre dans mes sentiments ? La longue oppression qu’elle a soufferte, jointe à son esprit positif, l’a accoutumée à demander peu à la vie ; elle voit dans la résignation le secret de tout, et prendre le sentiment pour règle de conduite, c’est, selon elle, faire preuve d’exaltation romanesque. Les joies de la passion partagée sont un paradis dont elle n’a pas même l’idée, et elle estime que le souverain bonheur se réduit à l’art d’éviter les malheurs. Toute ambition plus haute n’est, à ses yeux, qu’une prétention déraisonnable : la vie est ainsi faite, et nous ne sommes plus au temps des fées ; mais avec un peu de facilité dans l’humeur on s’épargne bien des souffrances et des dangers, et on se contente d’être mal, crainte de pire. Après avoir voulu arranger les affaires de conscience de M. Dolfin, elle veut arranger mes affaires de cœur. Il n’est que de se faire à soi-même sa leçon ; on congédie ses chimères, on endort son cœur et on accepte avec empressement la première transaction venue, parce qu’un mauvais accommodement vaut mieux qu’un bon procès. Voilà la sagesse qu’elle me prêche ; c’est celle qu’elle a toujours pratiquée.

L’image de Mme d’Estrel en pleurs me poursuivait. Plus j’étais résolue à ne rien lui céder, plus je regrettais de l’avoir contristée en affectant de méconnaître ses intentions. Dans les circonstances graves et dangereuses, les scrupules sont plus sûrs d’être écoutés ; c’est assez d’avoir à lutter contre la vie, on n’a garde de se créer des difficultés avec sa conscience. Je fis atteler le tilbury et je partis pour Chamaret. Mme d’Estrel n’était pas encore rentrée ; elle n’avait pas eu si bon marché de M. de Malombré qu’elle se le promettait, et l’entrevue s’était prolongée. Je me décidai à l’attendre. J’entrai au salon et me trouvai en présence de M. Dolfin.

A ma vue, la surprise, la joie, la douleur, se mêlèrent sur son visage et y produisirent le plus étrange désordre.

« C’est bien vous, madame ! me dit-il. Une main divine est étendue sur nous ; deux fois déjà elle vous a conduite où j’étais. Ah ! me direz-vous enfin… Il faut que je sache… l’incertitude me tue. »

Et comme je l’interrogeais du regard :

« Mme d’Estrel m’a écrit. Quelle lettre, mon Dieu ! quelle lettre ! Je suis parti tout courant pour la questionner. Elle me reproche de vous exposer à tous les risques ; votre vie même, à l’entendre, est en danger, et c’est au nom de votre sûreté qu’elle me conjure de m’éloigner. »

J’imagine qu’un éclair de colère brilla dans mes yeux, car il s’interrompit, inquiet, la tête basse, suspendu entre la crainte et l’espérance.

« Suis-je en tutelle ? m’écriai-je sans le regarder et comme me parlant à moi-même. Faut-il donc que je subisse toutes les tyrannies ! Je suis libre, on m’a dégagée de tous mes devoirs, je m’appartiens ; il est bien temps que je le prouve.

— Vous n’avez donc pas dicté cette lettre ? » dit-il en relevant la tête, et son front s’éclaircit ; mais il n’osa se livrer à sa joie, et c’est d’une voix brisée par l’émotion qu’il me dit : « Non, vous ne voulez pas que je vous dise adieu ! Vous êtes la maîtresse, vous n’avez qu’à parler, qu’à faire un signe, vous serez obéie ; mais pourquoi le voudriez-vous ? Si quelque danger vous menace, partons, fuyons ensemble ! Il y a quelque part une retraite écartée où le bonheur nous attend. Le monde nous blâmera ; nous soucions-nous du monde ? Je l’ai vue dans mes rêves, cette bienheureuse retraite. Quelque chose me dit que c’est écrit là-haut, que cela doit être, que cela sera. Cette nuit je me suis réveillé en criant ; j’avais cru entendre le galop de deux chevaux qui nous emportaient au désert… Regardez-moi, madame. Mes yeux ne vous disent-ils pas que mon âme est à vous, qu’elle ne voudra jamais que ce que vous voudrez, qu’elle n’a plus rien de sacré que ce qui vous plaît ? Les respects, les soumissions, les longues obéissances seront mon partage ; mon cœur est bizarre : si l’amour me promettait autre chose que des croix, peut-être serais-je moins heureux d’aimer. Oui, par mon passé, par mon avenir, par les changements étonnants de mon cœur, par le vieil homme que vous avez condamné à mort et par l’homme nouveau qui est votre ouvrage, je jure que votre amitié, votre confiance, me suffiront, que, s’il le faut, je saurai tuer l’espérance ; vous ne verrez que l’ami, l’ami seul vous parlera. Aux heures où vous serez absente, peut-être l’autre viendra-t-il baiser la poussière qu’auront foulée vos pas ; mais ses folies vous demeureront cachées. Vivre auprès de vous, sous vos yeux, dussé-je chaque jour immoler et crucifier mon cœur, quelles joies et quelles délices ! Le monde, s’il nous découvre dans notre solitude, ne voudra pas croire au miracle de notre sainte amitié ; mais qu’il nous raille ou nous outrage, aurons-nous des yeux pour le voir ?… Qu’allez-vous me répondre, madame ? Comment châtierez-vous mon audace ? M’écraserez-vous de votre colère ou de votre pitié ? Je ne suis rien ; mais la passion qui me possède est divine, elle a les secrets de la destinée : c’est elle qui vous parle, elle ne prie pas, elle commande… Ces deux chevaux qui galopaient dans mon rêve ! qui donc m’a envoyé ce songe ? Non, nous ne sommes pas seuls ici, quelqu’un est en tiers avec nous, et du doigt montre à notre vie son chemin… »

J’oubliai durant quelques instants qui j’étais, où je me trouvais. Cette voix qui me parlait de fuite, de vie à deux dans un désert, m’avait enlevée à moi-même. Je voyais une maison solitaire où vivaient, ignorés du monde, deux êtres qui s’aimaient et qui devaient vieillir et mourir là. J’admirais avec un sentiment d’envie leur bonheur, la paix où s’écoulaient leurs jours, l’union de ces deux âmes qui n’en faisaient qu’une, le silence qui les environnait, la douceur de leurs entretiens et de ces joies du cœur qui ne s’épuisent pas ; mais quand j’en revins à me dire : Cet homme, cette femme, ce serait lui, ce serait moi !… j’éprouvai un frisson, ce rêve de parfait bonheur me fit peur ; je ne le condamnai pas, mais je le repoussai dans un lointain obscur, comme s’il était fait pour n’être vu qu’à distance, et je fus tentée de me réjouir de ce que toute ma vie était encore en question.

M. Dolfin attendait ; je ne sais ce que j’allais lui répondre quand une porte roula sur ses gonds. Deux personnes s’arrêtèrent un instant à causer dans le vestibule, et bientôt Mme d’Estrel parut, accompagnée de Max, à qui elle avait remis le papier qu’il était venu chercher. Elle fut stupéfaite en nous voyant, et peut-être sa surprise était-elle mêlée de colère, car elle pouvait croire à un rendez-vous pris chez elle.

Quant à Max, je crois qu’il n’a donné de sa vie une marque plus sensible de l’empire qu’il sait prendre sur lui-même ; il s’avança d’un air fort aisé, fit une légère inclinaison de tête à M. Dolfin, et, s’approchant de moi, me dit à demi-voix et en souriant :

« Les maris sont inévitables comme le destin. »

Puis il s’assit, et rien ne témoignait de la violence qu’il se faisait, si ce n’est le gonflement d’une veine sur ses tempes et une sorte de hérissement du sourcil qui ne m’était pas inconnu.

M. Dolfin était pâle, mais calme, et me consultait du regard ; je n’étais guère en état de lui répondre, je respirais à peine ; je sentais qu’une lutte allait s’engager, et je tremblais qu’elle ne fût pas égale.

Ce fut Mme d’Estrel qui rompit la première lance ; sans aucun doute elle était fâchée, car elle oublia dans cette occasion les délicatesses ordinaires de sa bonté.

« Vous connaissez M. Dolfin ? dit-elle à Max en le lui présentant du geste. Je crois vous avoir conté son histoire.

— J’ai bien des excuses à vous faire, monsieur, dit Max ; si je ne me trompe, je vous ai proposé un soir de vous prendre à mon service ; il s’agissait, je crois, d’une place d’aide-jardinier. Je dois dire à ma décharge que vous portiez ce jour-là un sarrau de paysan, et que la nuit tombait.

— J’ai de bizarres fantaisies, lui répondit M. Dolfin d’un ton à la fois doux et ferme ; mais si j’aime à varier mes costumes, en revanche je ne change jamais de logement. J’habite à droite de Réauville, sur la hauteur, une petite maison isolée que vous avez dû remarquer. Si jamais vous aviez quelque autre place à me proposer ou que vous fussiez curieux de m’étudier de plus près, vous seriez sûr de m’y trouver.

— Pour le moment, je suis trop occupé, répliqua Max avec une nonchalance superbe. Je n’ai en tête que deux loups. Où sont mes deux loups, et est-il bien sûr que ce ne soient pas deux lièvres ? A vrai dire, les animaux m’ont toujours plus intéressé que les hommes.

Le serpent a ses mœurs, ses combats, ses amours…

— Mais Dieu lui a épargné les cas de conscience, reprit Mme d’Estrel. Quelle étrange maladie ! Croiriez-vous, marquis, qu’en dépit des supplications de sa famille et de mes remontrances, M. Dolfin est plus résolu que jamais à se faire trappiste ? Voyons, soyez notre arbitre, faites entendre raison à ce pauvre enfant ; je serais si heureuse de le rendre à sa mère ! »

Le pauvre enfant fut sur le point d’éclater. Il était au supplice, ses lèvres tremblaient ; mais son regard rencontra le mien, et il dévora sa colère.

« Madame, répondit-il avec un sourire triste, je ne doute pas que M. de Lestang ne soit un très-habile casuiste ; mais il vous a dit lui-même qu’il n’avait que ses loups en tête. Aussi bien les secrets de ma conscience ne sont pas matière à causerie ; le moyen d’égayer un si triste et si pitoyable sujet ! Avec tout son esprit, M. de Lestang n’y réussirait pas.

— M. Dolfin a raison de décliner mon arbitrage, reprit Max. Je n’entends rien aux affaires des autres ; c’est à peine si je comprends les miennes. D’ailleurs j’ai trop vu le monde pour rien blâmer. Un peintre, homme du plus grand mérite, à qui l’on contait un jour, d’un ton tragique, les monstrueux détails d’un monstrueux parricide :

« Cela ne fait-il pas frémir la nature ? lui disait-on.

— Mon Dieu ! répondit-il froidement, tout dépend du point de vue.

— Oui, madame, tout dépend du point de vue, et, selon les cas, tout peut se justifier, tout peut se soutenir, la Trappe et le jeu du bouchon, la princesse Badroulboudour et Margot, don Juan et Céladon, l’ange et la bête, la nuit et le jour, le Miserere et le chant du rossignol, la bagatelle et le parfait amour. La vie a du bon ; mais que savons-nous si la mort ne nous tient pas en réserve des plaisirs plus vifs ? Le rire soulage ; mais les poëtes assurent que le monde vu au travers d’une larme leur offre des beautés imprévues. Dans cette universelle incertitude, que chacun prenne conseil de son humeur ! Seulement, à quelque parti qu’on s’arrête, il est bon de savoir ce que l’on fait et d’en accepter résolûment toutes les conséquences.

— Bien parlé, monsieur ! dit M. Dolfin. Si vous me connaissiez mieux, vous ne douteriez pas que je ne sache très-bien ce que je fais, et que je n’en aie prévu comme à plaisir toutes les conséquences.

— Oh ! s’écria Mme d’Estrel, cela est bien vite dit ; mais il en est qu’on ne devine pas. On se croit bien sûr de soi, on compte sans cette fièvre qui mine tout. Les regrets, les dégoûts, les repentirs, — nous avons beau sarcler notre jardin, toutes ces ronces poussent sans qu’on y pense. Méchante herbe croît toujours… Je vous en supplie, mon cher enfant, prenez le temps de la réflexion ; remettez-vous à voyager, à courir le monde ; des objets nouveaux feront diversion à votre tristesse, vous la guérirez en la trompant, et peut-être, dans un an d’ici, vous direz-vous, en vous frappant le front : Ce fou qui se croyait incurable, était-ce bien moi ?

— Pour ma part, madame, dit Max, j’ai moins foi que vous dans la vertu des voyages. Les idées que caressa notre jeunesse, et qui eurent les prémices de notre esprit, laissent en nous des traces ineffaçables. On peut avoir des passades, mais tôt ou tard on revient à ses premières amours. Oui, madame, qui s’est senti une fois attiré vers la Trappe, la Trappe ne le manquera pas. Traversez, contrariez sa passion ; il finira toujours par épouser sa maîtresse. Qu’on s’abandonne aux événements ou qu’on leur résiste, on n’échappe pas à sa destinée. Après cela, il est bon pour un apprenti de la Trappe d’avoir fait l’école buissonnière ; certaines aventures posent un homme, et l’éclat de ses péchés rejaillit sur sa conversion, ce qui n’est pas un médiocre avantage, car, Voltaire l’a dit, rien n’est plus désagréable que d’être pendu obscurément. Ajoutez que, la question de gloire mise à part, rien n’est si pénible que des repentirs qui mâchent à vide ; il est sage de leur préparer d’avance de l’aliment… Un de mes amis, le comte de L…, que je vous donne pour un vrai lunatique, se sentit un jour frappé de la grâce. Le voilà qui renonce au monde, dit adieu aux plaisirs, récite son chapelet, se confesse une fois la semaine. Tout à coup il disparaît, plus de nouvelles : dans quelle thébaïde était-il allé pleurer ses péchés ? A quelque temps de là, je le rencontrai en Italie, entre Rome et Florence, voyageant en tête-à-tête avec deux yeux bruns et une tresse noire.

— Eh bien ! mon cher comte, lui dis-je, allez-vous toujours à confesse ?

— Ne voyez-vous pas, me répondit-il, que je rassemble des matériaux ?

— Il croyait plaisanter : deux ans plus tard, madame, il était moine. L’histoire ne dit pas ce qu’en pensa la tresse noire.

M. Dolfin se leva brusquement ; la patience lui échappait. Je ne sais ce qu’il allait dire ou faire : il avait l’air d’un homme poussé à bout qui ne consulte plus que son désespoir. Je me levai aussi, prête à intervenir pour éviter un éclat. Heureusement un ecclésiastique entra dont le visage m’était inconnu. A sa vue, M. Dolfin recula d’abord d’un pas ; puis, s’avançant vers lui :

« Vous ici, mon cher abbé !

— J’arrive en droiture de Corfou, lui répondit le prêtre en le saluant respectueusement, et vous m’excuserez si, avant de vous aller chercher à Réauville, j’ai tenu à rendre mes devoirs à Mme d’Estrel. On m’avait chargé d’un message pour elle. »

Et se tournant vers Mme d’Estrel, qui lui tendait la main :

« On vous avait instruite de mon voyage, madame. N’en avez-vous pas prévenu M. Dolfin ?

— Je savais en effet, monsieur l’abbé, répondit-elle, qu’on vous avait chargé de faire une dernière tentative auprès de notre cher malade ; mais je craignais sa mauvaise tête, et que, prévenu de votre arrivée, il ne se hâtât de brûler ses vaisseaux. »

Ces mots de cher malade et de mauvaise tête sonnèrent mal aux oreilles de l’abbé Néraud. Ses manières et son ton témoignaient de son extrême déférence pour son ancien élève, et cette déférence frappait d’autant plus que sa figure annonçait un homme d’autorité, l’un de ces esprits qui ont peu d’idées, mais qui en sont maîtres, et acquièrent par là de l’ascendant sur les esprits que leurs idées gouvernent et tourmentent. Depuis longtemps d’ailleurs l’élève était hors de page, et il se peut faire que le maître admirât en le combattant ce caractère entier qui avait échappé à sa gouverne et lassé ses remontrances. Aussi regarda-t-il Mme d’Estrel avec un étonnement qui fit sourire M. Dolfin.

« Oui, je ne suis qu’un pauvre fou ! s’écria le malade en secouant sur ses épaules son épaisse chevelure. » Et il ajouta en regardant Max :

« Mais il est de saintes folies qui ont le droit de mépriser toutes les sagesses des gens du monde et toutes les petites anecdotes des gens d’esprit. »

Puis prenant l’abbé par le bras :

« Remettez à plus tard votre conférence avec Mme d’Estrel, lui dit-il avec une gaieté forcée ; allons au plus pressé, monsieur l’abbé ; venez bien vite donner le fouet au pauvre enfant. »

Et à ces mots, moitié de gré, moitié de force, il emmena le prêtre, qui nous salua d’un air interdit.

Je m’étais approchée d’une table et j’affectais de feuilleter un album. Max échangea quelques mots à voix basse avec Mme d’Estrel, puis il sortit à son tour. Alors, m’avançant vers elle, je lui dis que j’étais venue m’excuser de mes rudesses, mais qu’après ce qui venait de se passer…

« Oh ! ne vous occupez pas de moi ! interrompit-elle avec une vivacité qui n’était pas dans son caractère. Votre calme m’épouvante. Que vous semblez peu vous douter de la gravité de votre situation ! Mais ne voyez-vous pas que depuis plus d’une semaine Max se livre à lui-même de perpétuels et acharnés combats ? A la lettre, il dévore son cœur. Quelle violence il a dû se faire tantôt ! J’ai pris l’offensive pour qu’il ne la prît pas ; mais demain, dans quelques heures peut-être, sera-t-il capable de se résister ? Le ressort a été violemment comprimé ; la détente sera terrible. Dites-vous de grâce, ma chère fille, que votre vie peut-être est en danger.

« Chère madame, lui répondis-je, ne vous mêlez donc plus de mon triste sort : cela vous réussit mal. Si vous n’aviez pas écrit à M. Dolfin, je ne l’aurais pas rencontré ici. Allons, calmez-vous ; je ne crains rien et suis prête à tout. »

Elle voulut revenir à la charge.

« N’est pire sourd, lui dis-je en lui serrant la main, que qui ne veut pas entendre. »

De Chamaret à Grignan, la route fait un ruban en ligne droite de près de quatre kilomètres de long. A la faveur du crépuscule, j’apercevais au bout de ce ruban le cabriolet qui renfermait M. Dolfin et l’abbé Néraud. A deux cents pas derrière eux, Max, monté sur son alezan, cheminait au petit trot. Il finit par s’arrêter, m’attendit, et fit le reste du chemin tantôt devant, tantôt derrière la voiture ; quelquefois il s’approchait, me jetait un rapide regard et mordait sa moustache ; il avait son visage d’autrefois, cette figure de bronze qui m’était bien connue. Qu’allait-il se passer ? Mon cœur était gonflé d’amertume, et cette amertume me faisait regarder l’avenir avec indifférence.

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