Le roman d'une honnête femme
II
Tout est si incertain dans la vie qu’on n’est jamais sûr d’avoir raison. A peine fus-je montée dans le wagon qui allait nous emporter vers le Midi qu’il me vint des doutes, des inquiétudes. Nous partîmes ; la nuit fut humide et froide, je ne pus dormir ; j’avais beau faire, les sinistres prédictions de Mme de Ferjeux me trottaient dans l’esprit. Je croyais voir ses grands gestes, ses yeux étincelants de colère ; j’entendais sa voix glapissante… « Une fuite, une déroute ! » avait-elle dit. Oui, ce brusque départ était une fuite, je fuyais les comparaisons. Quoi ! sur un mot ?… Heureusement Max ne se doutait de rien ; mais n’était-il pas homme à tout deviner ? Une voix intérieure m’avertissait que la peur est une mauvaise conseillère, et qu’en toute rencontre le meilleur parti à prendre est celui qui coûte le plus.
Il fallut nous arrêter à Lyon. Max comptait y trouver des lettres de son intendant, qui devait le prévenir que tout était prêt pour nous recevoir ; elles se firent attendre deux jours. Enfin, le 8 février de bon matin, nous nous remîmes en route ; partout régnait un brouillard épais et glacé. Malgré les assurances de Max, je ne croyais plus au soleil du midi, mon imagination découragée se représentait Lestang comme un autre Louveau ; elle l’entourait des brumes, des sapinières et des mélancolies du Jura. Je voyais un château sombre, froid ; cernés par la neige ou la pluie, nous passions nos longues journées au coin d’une grande cheminée qui fumait ; nulle distraction, pas un sourire de la nature. Que serait-ce si quelque jour, à un geste, à un regard, j’allais découvrir que Max regrettait Paris, et que je visse s’amasser sur son front un nuage d’ennui ? Cette idée me faisait frémir ; je déplorais mon imprudence, et une phrase de roman me revenait à l’esprit : « Toutes les années de la vie dépendent d’un jour. »
A quoi tiennent souvent nos espérances et nos craintes ! Insensiblement le temps s’éclaircit ; à Vienne plus de brouillard. Sur le revers d’un fossé, j’aperçus de grandes touffes d’ajoncs marins qui étalaient leurs fleurs jaunes. Je n’eus que le temps de les saluer ; mais il me sembla que du fond de ces belles corolles le printemps me regardait, et je crus entendre chanter l’hirondelle. « Te voilà donc ! pensai-je. Ne me quitte plus ! » Max lisait, sommeillait, ou de temps en temps me regardait d’un air railleur. Je détournais la tête et reportais les yeux sur les eaux grises du Rhône qui coulait à notre droite, sur les peupliers et les oseraies de ses rives, sur ses îles sablonneuses, sur ses villes fièrement campées ou coquettement assises au débouché de chaque étroite vallée qui apporte au grand courant un affluent de plus, torrents obscurs que leurs vieilles tours et leurs vieilles églises voient accourir du fond des montagnes pour chercher, en se mêlant au fleuve, de plus grandes destinées ; fier de ses conquêtes, le fleuve les accueille avec majesté et les emporte en triomphe à la mer. D’instant en instant, les contours des objets devenaient plus distincts ; les montagnes de l’Ardèche avec leurs rochers, leurs vignes dépouillées et leurs forêts de chênes, promenaient devant mes yeux des paysages blonds d’une douceur charmante. Les rochers attendaient avec confiance le soleil, comme on compte sur une vieille amitié d’enfance. Enfin il parut ; son premier regard éclaira un bouquet de pins et un berger qui s’en allait le long d’un chemin creux, poussant ses moutons devant lui. Au delà de Valence, le ciel se découvrit entièrement, et comme par un coup de baguette les nuages se replièrent de toutes parts sur la ligne de l’horizon. Tout m’annonçait que nous avions changé de zone et de climat. L’air avait cette douceur caressante que dans le Jura juin seul peut lui donner ; la campagne semblait se réjouir dans la clarté. Mes yeux et mon cœur se baignèrent dans cette lumière limpide ; il se fit en moi un rassérénement subit, et je recommençai à m’applaudir de ce voyage, dont je m’étais repentie pendant deux jours.
« Le monde, me disais-je, s’était mis trop tôt entre lui et moi. Max ne me connaît pas encore, il ne sait pas tout ce que je peux pour son bonheur. Je veux qu’il apprenne à sentir le prix de l’amour véritable dont il n’a connu que l’ombre, de cet amour qui seul est complet, parce que seul il met tout en commun, les destinées comme les sentiments, qui seul aussi sait allier la dignité à la passion, et qui est d’autant plus avide de dévouement qu’il est plus jaloux de ses droits. Dans la retraite et le silence, nous nous rendrons nécessaires l’un à l’autre, la vie intime nous dira tous ses secrets, nous amasserons heure par heure un trésor de souvenirs qui ne seront qu’à nous, et nos deux âmes se lieront d’une si étroite habitude que rien ne les pourra désunir. »
Nous quittâmes à Donzère le chemin de fer et le Rhône. Pendant que nous déjeunions, je vis arriver devant l’auberge deux chevaux bais qu’un domestique nous amenait de Lestang. Je ne fus pas longtemps à ma toilette, et m’élançai au galop sur la grande route blanche qui déroulait devant moi son ruban. Cette route, qui remonte la rive droite de la Berre, court au pied de roches buissonneuses dont elle accompagne les contours. Ivre d’air, de soleil et de je ne sais quelle gaieté sauvage que je n’avais jamais ressentie, je faisais caracoler mon cheval, je le forçais de franchir les échaliers et les fossés. Plus d’une fois Max s’effraya de mes témérités. — « Sur mon honneur, me cria-t-il, vous êtes une incomparable écuyère ! » — Incomparable ! c’était bien le mot que j’espérais.
En passant au galop le long du monticule qui domine Valaurie, je vis courir à ma gauche comme un nuage de gaze argentée : c’était un verger d’oliviers, les premiers que j’eusse vus. Ce fut une date dans ma vie, et dès cet instant je pris en affection cet arbre dont le feuillage aux teintes changeantes reflète fidèlement l’humeur du ciel : par un temps couvert, l’ombre qu’il répand est pesante, couleur de plomb ou d’ardoise ; mais que le soleil paraisse, il revêt soudain une légèreté aérienne et semble s’imprégner, selon les heures, d’une poussière d’or ou d’argent. Ce jour-là, les oliviers de Valaurie étaient gais comme moi, et je les vis répondre à mon sourire.
Au delà de Valaurie, le pays devient plus aride ; à droite, sur le bord de la rivière, on aperçoit des plantations de ces grands roseaux dont on fabrique les claies pour les vers à soie, à gauche des friches couvertes de bruyères que dominent d’étranges collines formées de marnes blanches et rayées de bandes vertes et rouges du plus vif éclat, étincelante corniche qui se détachait sur le ciel bleu. Après avoir franchi la Berre, nous gravîmes une côte ; enfin Grignan se montra avec la singulière beauté de son rocher circulaire et taillé au ciseau, dont la vaste plate-forme est occupée par le magnifique débris du château seigneurial, et dont les flancs abrupts sont embrassés de tous côtés par la ville, qui les ceint comme d’une écharpe de rues grimpantes et de toits en désordre ; mais Grignan ne nous arrêta pas : tournant bride vers le nord, nous nous hâtâmes de repasser la Berre pour nous engager dans les collines marneuses. Un chemin montant, encaissé, raboteux, nous conduisit à Bayonne, silencieux village dont les maisons blanches semblaient dormir au soleil comme des lézards, et, après avoir cheminé entre des champs d’un brun rougeâtre et un coteau boisé, je vis se dresser devant moi, sur la crête méridionale des collines, une butte arrondie couronnée de vieux murs d’enceinte et ombragée d’yeuses qui mariaient leur velours émeraude à la verdure luisante du buis et au sombre vert des genêts. Par endroits, le sol, pétri de chaux, paraissait à nu, et ces grandes écorchures formaient au milieu des buissons des plaques du plus pur argent. — « Voilà Lestang ! » me dit Max.
Nous arrivons. Comme nous passions près d’un abreuvoir, dont l’eau claire repose sur un lit de mousses aquatiques, d’une petite tour que masquaient les arbres se fit entendre un bruit argentin de cloches dont le gai carillon annonçait ma venue à ces beaux lieux. L’émotion me gagna ; je me laissai glisser de mon cheval, et, m’appuyant contre un arbre, demeurai quelques instants immobile. Quel tableau s’offrait à mes regards !
Au premier plan, entre deux promontoires de collines boisées, de grands champs en pente douce plantés de beaux amandiers, les uns fleuris, les autres tendant de toutes parts vers moi leurs bouquets de boutons roses impatients de s’ouvrir ; plus bas, un bois de chênes-verts que des massifs de chênes-blancs, couverts encore de toutes leurs feuilles sèches, marquaient de larges taches d’un rouge cuivré ; plus loin la Berre verdâtre, au lit sinueux, dont les falaises ravinées ressemblaient à une grande fraise plissée ; au delà de la Berre, le vaste plateau de Grignan, terminé à l’ouest par le Rhône dont une vapeur argentée faisait deviner le cours à l’horizon, et commandé au levant par les monts de la Lance, avec leurs chênaies rougeâtres, leurs croupes tachetées de neige et leurs enfoncements où s’amassaient des ombres d’un bleu suave et profond. Sur ce plateau, que rayent de longues rangées de cyprès, se dressent sur la même ligne le rocher de Grignan, et à droite le monticule que surmonte la tour carrée de Chamaret, antique tour de signaux que virent bâtir des temps de trouble, sentinelle perdue qu’on a oublié de relever, et qui continue d’observer la plaine en comptant les heures et les siècles. Sur un plan plus reculé coule le Lez entre ses berges escarpées et ses peupliers ; une ligne allongée de collines l’accompagne dans sa fuite, et plus loin ondulent d’autres collines encore, auxquelles succèdent les monts mamelonnés de Valréas ; toutes ces hauteurs courent en demi-cercle du levant au couchant, et s’étagent comme les gradins d’un prodigieux amphithéâtre. Enfin, dominant tout de sa tête altière, le Ventour, à la cime chenue et neigeuse, le Ventour, pareil, selon le mot du poëte de la Provence, à un grand et vieux pâtre assis parmi les hêtres et les pins sauvages, contemple à ses pieds son troupeau de montagnes. Derrière tous ces sommets, au-dessus de la mer invisible, flottaient de gros nuages blancs et roux semblables à des outres gonflées de lumière, tandis qu’au sud-est, dans l’échancrure où se dessinaient les coteaux du Rhône, je voyais la tour de Chamaret se profiler en noir sur un ciel de nacre nuancé de rose et d’orange.
La magnificence de ce spectacle, le contraste de cette campagne découverte et riante avec les sites austères qu’avaient contemplés mes yeux pendant tant d’années, la douceur du ciel et de l’air, la beauté des teintes, la grandeur des lignes et la grâce des détails, ces lointains, ces espaces, cette immensité que mon cœur s’efforçait d’embrasser et de posséder, le bruit interrompu des clochettes d’un troupeau qui broutait dans la chênaie, les fleurs naissantes des amandiers, premier sourire du printemps, des pervenches entr’ouvertes qui me regardaient, un subtil parfum de lavande, le frémissement des cloches qui me souhaitaient la bienvenue et m’appelaient doucement par mon nom ; toute cette scène m’émut jusqu’aux larmes, et je dus m’appuyer sur le bras de Max pour traverser la cour et atteindre ce seuil après lequel j’avais soupiré.
Digne de la vue qu’il commande, le château est une villa de la Renaissance couronnée d’un attique ; la façade, percée de fenêtres cintrées que surmontent des mascarons et des guirlandes sculptés, est précédée d’un perron à double rampe, à demi masqué par un massif de cyprès et de lauriers. Max me fit faire le tour des appartements et finit par me conduire dans la galerie où m’attendait la Némésis, installée sur son socle de porphyre. Cette galerie vitrée, qui parcourt toute la largeur du château, a vue au midi sur la plaine, au nord sur les hauteurs d’un aspect plus sévère, dont Lestang occupe un poste avancé, et que recouvrent dans toute leur étendue d’épais taillis de chênes.
« Je prévois, me dit Max, que cette galerie vous sera chère. Que vous soyez triste ou gaie, vous trouverez toujours ici des paysages selon votre cœur. »
Je m’assis près de la statue ; j’étais heureuse de la revoir. La déesse ne semblait point dépaysée ; rien de ce qu’elle voyait ne pouvait l’étonner, les dieux sont partout chez eux. — « On m’a confiée à ta garde, lui dis-je ; accorde-moi souvent des journées semblables à celle-ci. »
Que vous raconterais-je des premiers jours qui suivirent mon arrivée ? On a dit que les bons règnes sont les pages blanches de l’histoire. A ce compte, l’amour heureux serait comme les bons princes ; il tient les événements à distance, il lui plaît que le temps soit vide, il a en lui-même de quoi le remplir ; tout ce qu’il demande à la vie, c’est de fournir des circonstances à son bonheur, et ce bonheur se réduit le plus souvent à la joie de se sentir et de respirer.
Le temps fut beau ; par moments le ciel se brouillait, mais notre soleil de Provence, ce grand mangeur de nuages, dévorait en un instant toutes ces brumes, ou, s’il pleuvait pendant quelques heures, je ne tardais pas à voir l’horizon s’éclaircir et une bande de lumière glisser au loin sur le penchant d’une colline dont elle détachait les contours. Nous étions souvent en course. Max me fit visiter en détail tout son domaine, qui est considérable. Dans ce pays, les fermes, qu’on appelle des granges, sont d’ordinaire bien situées, toutes bâties en pierre, couvertes en briques, et quelques-unes, avec leurs tourelles et leurs portes voûtées, ont une assez grande tournure ; pas une chaumine, pas une cabane de bois ; les carrières abondent, et les matériaux sont à pied d’œuvre. Tout dans nos excursions me plaisait ; je ne savais que préférer, les taillis et les landes qui entouraient Lestang et nos belles collines blanchâtres ombragées de chênes-kermès, de genévriers grisâtres, d’yeuses, et qui sont si bien tapissées de lavande, de thym, de mélisse, qu’on n’y peut faire un pas sans parfumer l’air autour de soi, — ou au delà de la Berre le grand plateau onduleux et accidenté avec ses mûriers, ses vignes basses sans échalas, ses champs de garance relevés en billons, ses buttes de molasse noire ou jaunâtre toute fendillée et crevassée que décorent à l’envi le buis, le narcisse, la violette et la fraîcheur des mousses, ses bouquets de chênes au sombre couvert sous lesquels on voit s’enfuir un chemin poudreux qui semble chercher aventure, ses ruisseaux au large lit caillouteux dont l’eau paresseuse se traîne en murmurant parmi les oseraies, ses granges éparses encadrées de figuiers et de lauriers, ses villages en pierre aux toits plats qui se donnent des airs de ville, tous perchés sur des rochers ou des terrasses, tous ceints de murailles délabrées, surmontés d’une vieille tour, et où tout retrace le souvenir d’anciennes franchises, d’antiques fiertés bourgeoises qui savaient se garder et se défendre.
Mais ce qui me plaisait plus que tout le reste, c’est la beauté de la lumière, qui est l’âme d’un paysage et donne à tout la vie et le charme. Pour mes yeux accoutumés aux grisailles du Jura, à ses fonds tour à tour trop voilés ou trop crus, cette limpide lumière du midi était une révélation pleine d’enchantements. Unissant la douceur à la force, elle accentue les formes, et du même coup les pénètre d’une grâce aérienne ; elle se dégrade par des passages insensibles, s’enrichit de mille reflets, module à l’infini sans sortir du ton et fond tous les contrastes dans une divine harmonie où chaque objet, chaque couleur fait sa partie de concert. En même temps cette magicienne multiplie les plans, les détache, les découpe, les nuance, met le regard en possession de l’immensité. Par ses prestiges, un charme indéfinissable s’attache à un rocher nu, à un maigre buisson des premiers plans dont elle accuse le relief et dont l’ombre portée ajoute une nuance de plus à la teinte générale ; par elle aussi, les lointains se détaillent, s’animent, et les contours des montagnes, comme les nuages, au lieu de s’appliquer sur l’horizon, en ressortent et laissent entre le ciel et eux de l’air, du vide et comme une profondeur où le rêve peut déployer ses ailes. Il est facile d’agir par le vague sur notre imagination ; mais trouver dans l’harmonie le secret de l’infini et nous faire rêver en nous montrant tout, c’est l’effort suprême de l’art et le triomphe des grands poëtes du midi. Leur premier maître fut leur soleil.
Quelquefois Max me raillait doucement sur mon enthousiasme.
« Ne vous croyez pas en Grèce, me dit-il un jour. Nos ruisseaux ne coulent point entre deux haies de lauriers-roses ; nos orangers sont des mûriers, et le buis nous tient lieu de myrte. Par un temps calme, nos jours d’hiver ont une douceur printanière ; mais craignez le mistral, vous savez ce qu’en pensait Mme de Sévigné. Quand de petits nuages blancs flottant sur les monts de la Lance vous annonceront l’approche de l’ennemi, croyez-moi, enveloppez-vous dans vos fourrures. Voyez plutôt nos maigres oliviers ; ils ne se hasardent à croître que dans des lieux abrités ; timides et souffreteux, ils se tapissent derrière des buttes ; remarquez aussi comme tous les arbres de ce pays s’infléchissent vers le midi, preuve sans réplique des insultes qu’ils essuient du mistral ; on dirait des écoliers dont le gouverneur a la main prompte, et qui, en l’entendant venir se cachent le visage dans leurs mains. Après cela je conviens que ce plateau est superbe, d’un admirable modelé, que ces hauteurs en gradins produisent un grand effet, et que Mme de Sévigné avait raison de vanter ce qu’elle appelait tous ces grands théâtres. J’ajoute que nos montagnes sont dans une juste proportion avec la plaine. Ce n’est pas comme vos étroites vallées du Jura et de la Suisse, où il faut se rompre le cou pour voir l’horizon. Ici l’on respire, et la bordure n’écrase pas le tableau. J’aime aussi nos forêts de chênes-verts, bien que Mme de Sévigné prétende qu’il vaut mieux reverdir que d’être toujours vert, et comme vous j’aime surtout notre lumière. Si l’Italie et la Grèce ont plus d’éclat, en revanche toutes nos teintes rompues offrent une douceur et une délicatesse de nuances qu’on ne se lasse pas d’étudier. C’est ici que commencent la Provence et le midi, et le charme de tous les commencements est unique. Enfin je déclare qu’exquis sont nos lapins sauvages, exquis nos moutons nourris de thym, de marjolaine et de lavande, exquises aussi les truffes qu’on récolte au pied de nos chênes… Oui, ajouta-t-il en souriant, les truffes et les demi-teintes, voilà les merveilles de la Drôme.
— Défiez-vous de votre goût pour l’analyse, lui dis-je. Il faut admirer trop pour admirer assez, et un peu d’illusion est nécessaire au bonheur.
— Il n’est pas besoin de s’en faire, me répondit-il galamment, pour être heureux auprès de vous. »
Ce fut ce même jour, je crois, qu’une nouvelle imprévue le força de partir pour Nîmes. Il apprit par une lettre la mort d’un ami de sa famille, M. de R…, qui lui laissait une terre de quelque valeur. Sa présence sur les lieux était nécessaire. En partant, il me pria très-sérieusement de ne pas m’envoler pendant son absence. Sa nouvelle vie, disait-il, l’étonnait encore.
« Est-il bien sûr, me dit-il, qu’à mon retour je vous retrouverai à votre place accoutumée, dans votre bergère, près de votre fenêtre favorite ? »
J’eus peine à prendre mon parti de cette absence. Ne sachant comment tromper mon ennui, j’imaginai de faire construire au bout du jardin un pavillon dont Max avait lui-même dessiné le plan. Je lui avais donné à ce sujet des conseils dont il s’était loué, conseils, disait-il, de maîtresse-femme. Je mis aussitôt les ouvriers à l’œuvre, et plusieurs fois le jour j’allais donner un coup d’œil à leur travail. Je désirais que tout fût achevé avant le retour de Max ; j’avais à cœur de lui donner cette preuve de mon savoir-faire. Mes soucis d’architecte me furent une utile distraction ; mais un incident inattendu se chargea de m’en procurer d’autres.