Le roman d'une honnête femme
LE ROMAN D’UNE HONNÊTE FEMME.
PREMIÈRE PARTIE
I
Vous êtes fâché contre moi, monsieur l’abbé. Vous me grondez sur ma paresse, que vous taxez tout uniment d’ingratitude ; vous me reprochez avec amertume d’avoir été trente mois sans vous écrire. Vos sévérités m’affligent. Gardez-vous de soupçonner mon cœur, n’accusez que les distances. Non, je ne vous ai point oublié ; Isabelle la sérieuse (vous souvient-il de ce nom que vous m’aviez donné ?) saura toujours ce qu’elle vous doit. Pendant des années, vous avez été mon conseil, presque mon oracle, le refuge de mes tristesses et ma plus chère amitié ; mais vous êtes parti, soldat de Dieu, pour les forêts du Canada. Que nous sommes loin l’un de l’autre ! Vous avez mis entre nous les mers et les tempêtes. Hélas ! j’avais beau vous interroger, rien ne me répondait que le bruit confus des vagues qui nous séparent. Prêtres et femmes, nous sommes à la merci de l’imprévu. Vraiment vous flattiez-vous de gouverner de si loin tous les accidents de ma vie ? Mon père, les trente mois dont vous me demandez compte, je les ai passés à plaider contre la destinée. Peut-on suivre du fond du Canada un procès qui s’instruit en France ?
Mais vous le voulez, vous saurez tout. Comme autrefois, Isabelle va répandre son âme devant vous. Ses combats et ses faiblesses, ses défaites et ses douteuses victoires, elle ne vous taira rien. L’aimerez-vous encore, ou seulement la reconnaîtrez-vous ? Je vous entends dire : Est-ce elle ? est-ce là cette enfant, l’objet de mes complaisances ? Soyez indulgent, mon père. Avant de partir, que ne donniez-vous vos ordres à la Providence ? Que ne disiez-vous aux orages, d’un ton de maître : Passez loin d’elle ! — et aux rochers de notre vallon : Cachez-la à tous les yeux et rendez-la-moi telle que je vous la laisse !
Notre dernier entretien,… ce jour ne s’effacera jamais de mon souvenir,… le soleil se couchait, un soleil d’automne. Vous et moi, nous arpentions en tête-à-tête la grande allée du jardin. Vous me contiez vos projets, votre prochain départ, les difficultés de votre mission, les hasards que vous alliez courir, les mœurs des Indiens, les plages inconnues où Dieu vous appelait. Vous parliez avec feu, et je voyais briller dans vos yeux l’ardeur de votre zèle et la joie des âmes fortes qui se possèdent. Je vous écoutais, je vous regardais, et je pensais qu’il est plus facile d’oser que d’attendre, plus aisé de se dévouer que de s’oublier. Je me représentais votre longue traversée ; je vous voyais, à peine débarqué, vous enfonçant dans les déserts sans autre escorte que votre Dieu, à qui vous offriez d’un œil serein vos lassitudes et vos détresses. Alors, comme enivrée de vos futures souffrances, quand je reportais les yeux sur nos tristes rochers, éternels témoins de ma vie, et sur le bouquet de hêtres jaunissants qui frissonnaient au vent du soir, un soupir mal étouffé venait expirer sur mes lèvres.
Enfin nous nous assîmes sur le banc de pierre :
« Ma chère enfant, me dîtes-vous, il m’est amer de vous quitter. Une seule chose adoucit pour moi la tristesse de cette séparation, c’est le sentiment que je ne vous suis plus nécessaire. Qu’ai-je encore à vous apprendre ? Quelles leçons, quels conseils puis-je vous donner, sans que votre cœur m’ait prévenu ? Aussi bien vous ai-je rien appris ? Jamais votre innocence ne connut les vanités du monde, ni ses maximes. L’austère devoir, la piété filiale furent vos plaisirs. Quand votre mère mourut, la vue d’un père désespéré calma subitement votre propre douleur. « Je vivrai pour lui, vous êtes-vous écriée, et je le consolerai. » L’amour de l’étude, des goûts d’anachorète que rien ne combattait plus, étaient ses seules passions. Vous lui avez persuadé que ses préférences étaient les vôtres, et vous vous êtes ensevelie avec lui dans la retraite de son choix. Il vous aime, votre bonheur lui est cher. Un seul mot, une plainte, et il eût changé sa vie pour vous complaire ; mais, maîtresse de vos désirs et de vos regards, rien ne l’avertit, et votre dévouement lui demeura caché. Qui dira vos attentions, vos tendresses, vos sourires, qui rassuraient son inquiétude, ce front toujours serein si habile à le tromper ? Que dis-je ? Non, il ne s’est point trompé. Son contentement fait le vôtre, et vous avez trouvé le bonheur dans l’amertume du devoir accompli. Aujourd’hui rêves, regrets, tout s’est évanoui, et votre âme se réjouit dans la paix. Mon enfant, pourquoi vous louerais-je ? Les cœurs purs vont au bien, comme les eaux des fleuves à la mer. Aussi vous quitté-je non sans tristesse, mais sans inquiétude, car selon toute apparence votre sort est fixé. Dans la petite ville où vous passiez les hivers, dans ce canton solitaire où vous ramènent les beaux jours, il n’est point d’homme qui soit digne de vous ni qui puisse prétendre à vous donner son nom. Vous ne connaîtrez pas les douceurs du mariage ; vous en ignorerez aussi les soucis, les tracasseries, et souvent les déceptions ; mais je ne crains pour votre âme aimante ni l’ennui ni le vide ; elle trouvera toujours à qui se donner ; Dieu, votre père, les pauvres, voilà de quoi l’occuper et la remplir… » Et levant les bras au ciel : « Que le Dieu clément bénisse cette plante qui croît au désert et qui passera sans avoir été vue du monde ! »
Ainsi parliez-vous, monsieur l’abbé. Oserai-je vous confesser ce que je vous répondais tout bas ? Vos louanges outrées me contristaient ; j’y sentais comme une pointe de cruauté cachée. « Eh quoi ! murmurais-je, me connaissez-vous bien ? Êtes-vous sûr d’avoir lu jusqu’au fond de mon cœur ? Cette paix, ce bonheur que vous peignez, est-ce là vraiment mon partage ? Quoi ! pas un soupir, pas un regret, pas un rêve ?… Mon père, en êtes-vous bien sûr ? »
Voilà ce que je vous répondais, mais vous ne m’entendiez pas. Le soleil disparut à l’horizon. Il fallut nous dire adieu. Je vous reconduisis jusqu’à la grille, — et là, immobile sur le seuil, écoutant le bruit décroissant de vos pas, je me surpris à croire au malheur.