← Retour

Le roman d'une honnête femme

16px
100%

V

Le lendemain, après le déjeuner, M. de Lestang nous proposa une promenade à cheval.

« Nous avons travaillé comme des bûcherons, dit-il à mon père. Donnons-nous un peu de relâche : au retour, le reste sera l’affaire d’une heure. »

Mon père me consulta du regard. Je cherchai une défaite, je n’en trouvai point. M. de Lestang courut à Ferjeux et reparut monté sur un des beaux alezans de la baronne. La petite cavalcade, après avoir gravi la côte, s’enfonça dans les bois. Le beau chevalier parut apprécier mes talents d’écuyère et me donna des éloges flatteurs. Je reçus son compliment de bonne grâce ; j’étais résolue à être gaie ; quel que fût l’événement, j’entendais sortir avec honneur de cette aventure. Et puis ce jour-là, je me sentais jolie ; dans ces heureux moments une femme est bien forte.

Au bout d’une heure, nous vînmes à passer près de ce tumulus que vous connaissez. Mon père ne put revoir cet ancien ami sans que son cœur tressaillît ; il voulut lui donner le bonjour ; attachant son cheval à une branche d’arbre :

« Allez toujours, nous dit-il, je suis à vous dans l’instant. »

Nous fîmes prendre le pas à nos chevaux. En cet endroit, comme vous savez, le chemin est assez large pour qu’on y puisse marcher de front.

Le marquis garda quelques instants le silence ; il semblait réfléchir, puis il me dit :

« C’est le séjour du bonheur que Louveau. En faisant mes adieux à la bibliothèque de M. de Loanne, j’aurai soin d’emporter au bout de mes doigts un peu de cette poussière sacrée qui rajeunit ; mais après tout le bonheur ne suffit pas à l’homme, encore moins aux femmes, j’imagine. Ne vous ennuyez-vous jamais ?

— Malgré ses défauts, lui répondis-je, le bonheur est de bonne compagnie. Je m’en contente.

— Quoi que vous en disiez, reprit-il, il est nécessaire, pour se sentir vivre, de se procurer de temps en temps de bons petits accès de fièvre, avec fréquence du pouls, chaleur et frisson… Ne regrettez-vous jamais le monde ? N’avez-vous point de questions à lui faire ?… Mais vous allez trouver que je suis trop curieux.

— Oh ! dis-je en riant, les amis avec qui je vis (et je lui montrais du doigt les silencieux sapins qui bordaient le chemin) sont d’un naturel si discret, si réservé, que votre curiosité m’étonne sans me fâcher ; c’est dans ma vie une nouveauté agréable : aussi bien une fois n’est pas coutume… Vous me demandez, je crois, quels sont mes plaisirs ?

. . . . . Quelquefois à l’autel
Je présente au grand prêtre ou l’encens ou le sel.

— Fort bien ; mais après ?

— Après ? Ne vous ai-je pas présenté mes amis ? J’adore les bois.

— Il suffit de les aimer. Assurément les hommes sont moins innocents que vos discrets amis ; mais, puisqu’il s’agit des plaisirs du spectacle, j’estime qu’un vice est plus intéressant qu’un sapin.

— Cela dépend des goûts, lui dis-je. Les choses sont plus complaisantes que les hommes ; elles se prêtent à toutes nos fantaisies, nous en pouvons disposer à notre guise. J’aime ces marionnettes dociles qui répètent sans se tromper tous les rôles qu’il nous plaît de leur souffler. Et ce qui est charmant, c’est que nous prenons la représentation au sérieux et croyons naïvement aux fureurs des vents déchaînés, aux soupirs des ruisseaux et aux regards de la lune.

— Ah ! pour la lune, dit-il, je ne me suis jamais flatté d’en être regardé… Non, je tiens à mon dire, comme spectacle, les bois ne valent pas le monde, et je préfère au tumulte des vents dans une sapinière le bruit que font les passions dans des cœurs de chair et de sang.

— Les passions ! dis-je. Il faudrait y croire.

— Peste ! voilà un doute bien injurieux pour notre pauvre espèce !… Les passions ? il n’est que de les chercher pour les trouver.

— Combien souvent on s’y trompe ! repris-je. Les hommes sont si entendus dans l’air de faire la papillote ! L’enveloppe est brillante, argentée, dorée ; on y lit l’un de ces mots pompeux qui font battre le cœur : dévouement, enthousiasme, noble ambition… Ouvrez : la dragée est un pauvre petit calcul bien plat, bien vulgaire, et l’on est fort heureux quand l’amande n’est pas amère.

— Voilà, dit-il, ce qui se raconte au fond des bois. Vos amis sont bien médisants, pour ne rien dire de plus. Croyez-moi, ce pauvre monde est fort sot, mais il n’est pas si faux que vous le pensez. Aujourd’hui l’hypocrisie est très-rare, et tous les masques sont si usés, si transparents, qu’il n’y a plus que les niais qui s’en couvrent le visage ; les gens d’esprit les portent à la main. Ce n’est plus un expédient, c’est une contenance.

— Ah ! permettez, répondis-je, la sagesse des bois n’accuse pas le monde d’imposture, elle prétend que le monde est habile à se tromper lui-même. Si les hommes nous donnent avec assurance leurs combinaisons pour des sentiments et leurs courses au clocher pour des romans, c’est qu’à défaut d’autres passions il en est une du moins, la fureur du jeu, qui se mêle à tous leurs calculs et se charge de leur procurer quelques bons accès de fièvre, tels que vous les aimez, avec fréquence du pouls, chaleur et frisson. Cette sorte de fièvre ne me plaît guère, je vous l’avoue, et pourtant je suis tentée de croire que c’est la plus commune. J’ai ouï parler d’hommes d’esprit et même de cœur qui ne voient dans la vie qu’une suite de tailles à perdre ou à gagner, et qui se mourraient d’ennui s’ils n’avaient un paroli à tenir. La partie engagée, les voilà tout yeux, tout oreilles ; s’il survient quelque accroc, leur orgueil se pique, s’acharne ; l’enjeu est leur bonheur, quelquefois celui des autres ; le gain le plus souvent ne vaut pas la peine qu’on en parle : une courte ivresse de l’amour-propre, le vain plaisir de se dire : J’ai contenté mon caprice, la fortune a trouvé son maître… Non, je n’aime pas les joueurs. Étant petite fille, je fis rencontre, dans une ville de bains, d’un beau vieillard frais et enjoué qui aimait les enfants et s’en faisait adorer. Un soir, je le vis ponter au pharaon. Grand Dieu ! quelle métamorphose ! Ses yeux brillaient d’un éclat vitreux qui me fit horreur. Depuis, j’appris à connaître dans le salon de ma mère des hommes du monde aimables, gracieux, qui semblaient ne se soucier que des élégances de la vie, — et tout à coup je croyais surprendre dans leurs yeux un de ces tristes regards de ponte qui m’avaient tant effrayée. — Oh ! oh ! me disais-je, qui tient la banque ici ? — Enfin à chacun ses goûts ; mais rien ne me semble plus déplaisant que la mélancolie d’un joueur qui perd, si ce n’est le sourire d’un joueur qui gagne, et voilà pourquoi j’aime les bois. »

J’avais mis dans le blanc, presque sans viser. M. de Lestang assena un grand coup de cravache sur une branche de sapin qui lui barrait le passage, après quoi, fronçant le sourcil, il m’observa du coin de l’œil. Je le voyais fort bien sans le regarder. Car de quoi nous servirait-il d’être femmes, si nous avions besoin de regarder pour voir ?

« Il y a du vrai dans ce que vous dites, me répondit-il enfin ; mais vous chargez le portrait. Vous oubliez que nos inconséquences font métier de corriger nos vices. Quelqu’un a fort bien dit que le temps est le plus puissant des êtres abstraits ; il n’est pas de parti pris dont il ne vienne à bout. On se croit un homme fort, on a fait ses preuves et conquis par ses prouesses la sotte admiration des badauds, on se jure à soi-même de ne jamais fléchir, de demeurer intraitable, d’être à l’abri de toute faiblesse et de toute surprise, — et tout à coup, dans un moment de fatigue, la fibre s’amollit, on éprouve un trouble inconnu. On s’était flatté d’avoir tué son cœur, on le sent remuer et tressaillir, et voilà notre rodomont qui en un instant dément tout son passé, et rend son épée sans combat… Ceci n’est pas un conte de fées, et quand vous reverrez le monde, vous me donnerez raison.

— J’aime mieux vous en croire tout de suite, lui dis-je, car le reverrai-je jamais ?

— Qui peut savoir s’il ne viendra pas vous enlever à vos amis ?

— Un enlèvement ! m’écriai-je. Que fait-on en pareil cas ? Je crois qu’on crie. »

Il tordit sa moustache et me sonda du regard.

« Non, non, poursuivis-je, la bonne providence m’a fait une vie facile, je ne la veux pas changer. Je suis craintive et défiante. J’aimerais à voir la mer, mais je ne me soucie pas de naviguer.

— Les naufrages par imprudence sont les plus communs, me répondit-il d’un ton bref. Le point est de bien choisir son pilote.

— En est-il de bons ? repartis-je. Les meilleurs s’endorment ou s’oublient à regarder les étoiles ; d’autres ont le goût des émotions et appellent tout bas les tempêtes et les écueils. Le plus sûr est de ne pas s’embarquer. »

Nous avions atteint le bord de cette côte nue et ravinée qui termine la sapinière. « Regardez la belle fleur ! » dis-je à M. de Lestang pour rompre l’entretien. Et je lui montrai du doigt un grand lis martagon qui croissait sur la pointe d’un rocher.

Je n’avais pas achevé, qu’enfonçant brusquement l’éperon dans le flanc de son cheval, il le lança à bride abattue dans le ravin. Je me sentis pâlir. Vous savez comme la pente est rapide ; en un clin d’œil, il arriva près du rocher, se pencha, étendit la main, arracha le lis. Un ressaut du terrain le déroba à ma vue ; je ne pus retenir un cri : cheval et cavalier jouaient un jeu à se rompre vingt fois le cou ; mais l’instant d’après je les vis reparaître l’un sur l’autre et franchir d’un saut le ruisseau qui serpente au pied du ravin. A peine eut-il touché l’autre rive, l’alezan furieux se dressa, se cabra, rua ; M. de Lestang le réduisit à grands coups de cravache et le fit galoper jusqu’au bout du pacage. Quand il eut amorti sa fougue, il regagna le sentier au petit trot, contourna le ravin, et me retrouva immobile et tremblante à l’endroit même où il m’avait laissée.

Alors, attachant sur moi des yeux étincelants qui respiraient à la fois l’audace, la domination et l’amour, il me présenta le lis en me disant : « Avec cette fleur, je vous offre ma vie ; la voulez-vous ? »

Je penchai la tête ; je me sentais fascinée comme le pigeon sous le regard de l’épervier. Je restai un instant muette, profondément troublée, ne voyant plus rien, ni autour de moi, ni en moi-même. Les bois, mon cœur, ma vie, tout se perdait dans la nuit. Enfin, non sans peine, je surmontai mon trouble, et, relevant les yeux, je le regardai fixement et lui dis :

« Est-ce plus qu’un accès de fièvre ? Je ne m’en contenterais pas. »

Il ne me répondit rien ; mais ses yeux, dont l’expression s’était adoucie, parlaient pour lui. Je pris la fleur, en respirai le parfum, et tendis la main droite à mon maître, qui la serra dans la sienne et la pressa sur ses lèvres.

En ce moment, mon père parut au bout du chemin.

« Arrivez donc, monsieur, lui cria gaiement le marquis. Vous n’avez pas l’air de vous douter que nous avons d’importantes affaires à terminer aujourd’hui.

— Je n’en connais qu’une, dit mon père, et qui ne nous tiendra pas longtemps.

— Ah ! sans doute, à tout seigneur tout honneur, reprit le marquis, et nous devons d’abord finir notre catalogue ; mais ensuite… Hélas ! vous ne savez pas encore, monsieur, quel hôte dangereux vous avez accueilli sous votre toit. J’aspire à vous dépouiller de votre bien ; mais aussi pourquoi montrer imprudemment vos trésors ? »

La figure de mon père se rembrunit. En passant près de moi, il me dit tout bas : « T’a-t-il parlé de la statue ? » Je lui fis signe que non. Au même instant, M. de Lestang lui demanda des nouvelles de son tumulus, et il ne put m’en dire davantage.

Dès que nous fûmes à Louveau, ces messieurs s’enfermèrent dans la bibliothèque, et je montai à ma chambre. Je me jetai dans un fauteuil, je repassai toute la scène dans mon esprit. Je revoyais l’endroit, le ravin, le lis sur son rocher, le bond furieux du cheval, et puis cette course dans le pacage, la côte gravie au petit trot, et enfin ce regard ardent qui réclamait sa proie et dont le charme impérieux m’avait subjuguée… Était-ce un rêve ? Non, le lis m’en faisait foi ; il était là, je le tenais, j’effleurais de mes lèvres la corolle parfumée. — Belle fleur, pensai-je, sois-moi un gage de la pureté de ses sentiments et de la vérité de son amour ! Puisse son cœur auprès de moi mourir au passé et naître à la vie nouvelle !

Je redescendis au salon. Bientôt la porte de la bibliothèque s’ouvrit, et mon père entra, l’air agité et perplexe. Quand il se fut assis près de moi, M. de Lestang, demeurant debout, le regarda en souriant.

« Jacob, dit-il, servit sept ans pour mériter Rachel. Je n’ai servi que sept jours. Jacob, il est vrai, gardait les troupeaux, ce qui est un métier de paresseux ; aussi bien dans ce temps-là la vie des hommes était longue ; moi qui ne vivrai pas cent cinquante ans, pendant une semaine j’ai grimpé aux échelles, j’ai avalé beaucoup de poussière, et, j’en atteste le ciel, j’ai déchiffré du grec. Puis-je espérer que mes jours de travail me seront comptés pour des années ? »

Mon père, qui ne pouvait démordre de son idée, lui répondit d’une voix émue :

« Je vous suis reconnaissant de vos peines, monsieur ; mais Rachel m’est chère.

— Je sais combien vous l’aimez, repartit le marquis, et que ce serait un crime de vous séparer d’elle. Vous viendrez la voir ; je désire même que ma maison soit la vôtre.

— Ce ne sera pas la même chose. L’amour de la propriété…

— Mais ne peut-elle être à moi sans cesser d’être à vous ?

— Que vous dirai-je ? Songez, monsieur, que c’est moi qui l’ai trouvée.

— Trouvée ? répéta le marquis avec étonnement. Trouvée ? »

Ici mon père, qui se défiait de sa faiblesse, s’avisa d’un expédient.

« Êtes-vous bien sûr, dit-il, qu’elle ferait bel effet sur votre socle ? Mais quand cela serait, je ne puis en disposer, je l’ai donnée à ma fille. »


M. de Lestang se mit à rire.

« Ah çà ! de quoi parlons-nous ? Ce n’est pas votre statue, monsieur, que je vous demande en mariage, c’est votre fille, et Dieu m’est témoin que je n’ai pas l’intention de l’exposer sur un socle. »

Mon père fit un geste de surprise, se leva, et, mettant ma main dans celle du marquis, il lui récita ce vers de l’un de ses poëtes :

« Jamais une fille ne fut égale en beauté à celle-ci, ô mon gendre ! »

Sur ces entrefaites, la baronne parut ; elle avait tout entendu à travers la porte.

« Quand je vous disais que c’étaient deux sournois », cria-t-elle à mon père.

Et se tournant vers son neveu :

« Eh bien ! marquis, y avez-vous pensé ? Êtes-vous certain de votre choix ? Cette belle enfant est-elle bien votre fait, et n’enlèverez-vous point Némésis ?

— Je la leur ai donnée, dit mon père ; c’est le métier des enfants de dépouiller les pères.

— Nous ne l’acceptons, dit le marquis en me jetant un coup d’œil, qu’à titre d’otage. Vous viendrez la chercher à Lestang, et nous ferons si bien que vous y resterez. »


Mon père me regarda d’un air de triomphe.

« Il est entendu dans ce siècle, dit-il, que les pères n’ont pas le sens commun, et que leurs filles ont mission de Dieu, pour les gouverner. Je connais un brave homme d’antiquaire qui rêva un jour qu’il avait un gendre, que ce gendre était aimable, bien fait, capable de tout, même de savoir un peu de grec, et qu’il disait à son beau-père : « Que ma maison soit la vôtre ! » Voilà ce qu’imaginait le bonhomme. » Quand vous vous réveillerez, lui dit sa fille, nous prendrons le thé. » Mais allons dîner, ajouta-t-il en offrant son bras à Mme de Ferjeux, et se penchant vers moi :

« A propos, Isabelle, et ta migraine ? »

Le surlendemain, M. de Lestang dut repartir pour le Dauphiné, où il avait des affaires pressantes à régler. Il fut décidé que le mariage se ferait à Paris, qu’après la cérémonie nous partirions pour l’Angleterre, qu’en janvier nous reviendrions en France, et qu’aux premiers jours du printemps j’irais prendre possession de mon château de Lestang.

J’étais heureuse, mais un peu troublée. Peut-on ne l’être pas dans les grandes crises de la vie ? Quand je songeais à ce changement inattendu et si rapide de ma destinée, quand je me rappelais mes réflexions d’autrefois, et que j’avais cru mon sort à jamais fixé, je ne pouvais m’empêcher de me dire que toutes nos prévoyances sont vaines, et qu’il ne faut compter sur rien. Je m’étais crue à l’abri de l’imprévu ; n’avait-il pas su me découvrir dans ma retraite et forcé une porte condamnée ? L’imprévu est un maître aux fantaisies changeantes ; on ne peut l’aimer sans le redouter un peu. Enfin, je vous le répète, j’étais heureuse ; mais il y a au fond de tous les grands bonheurs une sorte d’amertume secrète : c’est à ce signe qu’ils se font reconnaître. Ne nous en plaignons pas, mettons la souffrance de moitié dans toutes nos joies : elle se croit généreuse quand elle consent à un partage.

En revanche, la baronne était gaie comme une alouette. Elle avait tout prévu, tout imaginé, tout préparé, tout arrangé : d’heureux pressentiments l’avaient amenée à Ferjeux ; elle était ma providence, mon ange tutélaire, et se promettait de me servir de chaperon dans le monde.

« Sans moi, disait-elle, vous auriez terminé vos jours à Louveau. Quelle destinée, grand Dieu ! Dans six ans d’ici, vous étiez finie, ma chère belle. Je sais que les statues n’ont point de rides ; mais la vieillesse sans rides est plus affreuse que l’autre. J’en ai connu de ces fronts unis, polis comme une glace, sur lesquels on croit lire ce mot fatal : inutile de frapper, il n’y a plus personne !… Ma pauvre enfant, on eût dit de vous à trente ans : Oh ! que voilà une femme bien conservée ! Et dix ans plus tard on aurait écrit sur votre tombe : « Isabelle exista, mais ne vécut point. »

Cette terrible femme ne me quittait plus. Bien qu’ils eussent le cœur sur la main, ses maçons commençaient à l’ennuyer ; elle me trouvait plus intéressante, j’étais son ouvrage, sa découverte, son invention ; elle m’étourdissait de ses conseils, de ses leçons, de ses sagesses et de ses folies. Heureusement elle imagina de retourner au plus vite à Paris pour nous chercher un appartement et s’occuper de mon trousseau. Je m’empressai de lui donner des pouvoirs illimités, et un beau matin elle mit tout son monde à la porte, salua de la main ses plafonds à demi blanchis et ses planchers encombrés de plâtras, ferma son portail à double tour, fourra les clefs dans sa poche et s’élança dans son coupé.

« Je pars en courrier, me dit-elle, et je donnerai du cor le long du chemin. »

Je bénis ce départ : j’éprouvais le besoin de me recueillir, de causer avec le passé, d’interroger l’avenir. J’avais aussi mon père à consoler. La fièvre de l’événement calmée, son excitation factice était tombée à plat ; il voyait les choses sous un autre jour, et, se perdant dans des réflexions qui n’étaient pas couleur de rose, il lui prenait par intervalles de grands accès de découragement qu’il ne réussissait pas à me cacher. Lui aussi avait cru son sort fixé, et, contre toute attente emporté par un courant, le navire avait chassé sur ses ancres. Ce pauvre père se demandait s’il lui serait possible de renoncer aux douces habitudes dans lesquelles il s’était promis de vieillir. Comment combler le vide qu’allait lui causer mon absence ? Il perdait en moi non-seulement son unique société, mais son secrétaire ; il fallait me chercher un remplaçant. Cet étranger serait-il d’un commerce sûr et agréable ? Saurait-il le comprendre, le deviner ? Je m’efforçais de le rassurer. — Vous m’avez souvent prêché, lui disais-je, que les idées confuses sont notre plus grand ennemi. Gardons-nous, vous et moi, de nous livrer à de vagues appréhensions. A la longue, tout s’arrangera. Aussi bien vous l’avez voulu, et croyez d’ailleurs que nous nous quitterons pour peu de temps. Il me répondait qu’il ne se repentait de rien, qu’il avait fait son devoir et ce que la sagesse lui commandait, mais qu’il commençait à soupçonner qu’il ne suffit pas de voir clair pour être heureux. Ce qui effarouchait aussi d’avance son imagination, c’était Paris, des visites à faire et à recevoir, des cérémonies, tous les apprêts d’un mariage. Il n’avait jamais aimé ce grand et bruyant Paris, qu’en bon légitimiste il appelait « une pétaudière d’hommes d’esprit ingouvernables. » — Heureusement, lui disais-je, vous n’êtes pas chargé de les gouverner. — Et je lui promettais que tout se passerait en douceur et avec le moins de bruit et d’éclat possible.

Cependant sa tristesse influait malgré moi sur mon humeur. Avant de partir, je voulus visiter une dernière fois tous les environs de Louveau, ces rochers, ces sapinières qui avaient si longtemps borné l’horizon de ma vie. Je ne pus revoir ces sauvages amis sans que mon cœur s’émût, et il y eut quelque mélancolie dans nos adieux.

Un dimanche, comme je passais près du ravin qui avait vu se décider mon sort, je trouvai, à la place même d’où s’était élancé le cheval, la vieille Thérèse. Ses enfants, qui la traînaient dans un petit char, l’avaient amenée là pour humer l’air et le soleil. Je descendis de cheval, m’approchai d’elle, lui expliquai que j’allais quitter Louveau, que j’épousais un homme que j’aimais. Vous vous rappelez qu’elle est dure d’oreille ; je ne sais ce qu’elle crut entendre mais elle me répondit en me pressant les mains « Dieu vous bénisse, brave demoiselle, et vous donne bon courage ! »

La veille de notre départ fut employée à l’emballement de la statue, car en vain j’engageai mon père à la garder : il ne voulait pas manquer de parole à son futur gendre, et par je ne sais quelle superstition du cœur il tenait même à placer ma nouvelle vie sous cette divine protection. Excusez-le, monsieur l’abbé ; que ne passe-t-on pas aux antiquaires ? — Aussi bien, ajoutait-il, elle ne fera que me précéder à Lestang, et mon empressement à la revoir diminuera mon regret de me séparer des ruines de ma belle villa. — La déesse fut traitée en personne délicate pour le coucher, et qu’on ne pouvait trop prémunir contre les cahots du voyage. Emmaillottée d’étoupes, de chiffons, de couvertures de laine, on fit reposer mollement son beau corps sur un matelas fraîchement cardé. Avant qu’on recouvrît son visage, je me penchai sur elle pour la regarder. Sa figure me parut grave et noble, mais bienveillante. Il était clair qu’elle ne m’en voulait pas.

Un mois plus tard, j’étais à lui.

Chargement de la publicité...