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Le roman d'une honnête femme

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DEUXIÈME PARTIE

I

Je crois avoir souvenance, monsieur l’abbé, qu’au lendemain de mon mariage je partis pour l’Angleterre, où je séjournai deux mois ; mais ne me demandez pas comment le pays est fait, ne me questionnez ni sur les parcs ni sur les châteaux. Je suis à peu près certaine qu’on y trouve des Anglais ; mes informations ne vont guère plus loin. Il est des moments où le cœur est si occupé que sentir est toute la vie ; tout autre exercice de l’âme est suspendu, notre passion seule a des yeux et des oreilles, les choses de ce monde défilent confusément devant nous comme les visions d’un songe, et nous n’apercevons nettement que ces fantômes qui sont en nous.

Je ne veux pas dire que mon esprit demeurât inactif, mais il ne travaillait qu’au service de mon cœur. Que m’importait l’Angleterre ? J’étudiais Max. Étrange situation que d’ignorer ce qu’on aime ! Cette obscurité plaît d’abord ; le cœur s’y promène comme à tâtons, se promettant mille surprises, agité de l’attente de perpétuelles nouveautés ; l’inconnu, n’est-ce pas l’infini ? Mais, si l’amour est un enfant de la nuit, la nature l’a condamné à chercher tôt ou tard la lumière, dût la lumière le tuer. L’heure a sonné, et le charme du mystère se change en tourment ; on s’effraye de son bonheur, il faut à tout prix s’assurer de ce qu’il vaut, et savoir ce qu’on possède, et compter pièce à pièce son trésor, quitte à gémir de son indigence et à contempler tristement ses mains vides. Qu’elle est vraie l’histoire de la Psyché ! Elle s’est levée, elle allume sa lampe d’une main timide, le cœur lui bat. A qui s’est-elle donnée ? Devra-t-elle rougir de ses joies ? N’ont-elles point laissé sur son front quelque souillure secrète !… Elle s’avance en tremblant, elle frissonne, elle se penche… Oh ! que le Dieu s’évanouisse, pourvu qu’il reste un homme !

Et voilà comme il se fit qu’après huit jours de paisible, de délicieux sommeil, mon âme s’éveilla, et dans son inquiétude scruta jusqu’au fond le mystère de son bonheur. Je fus bientôt rassurée ; je pouvais admirer ce que j’aimais. J’eus beau chercher, je ne découvris dans mon seigneur et maître rien qui démentît la noblesse de son visage. Il était, comme dit le sage, « de cette race dont les regards sont altiers et les paupières élevées. » Il avait de l’orgueil et point de sottes vanités, il était généreux dans ses dégoûts comme dans ses goûts ; en toutes choses, il aimait le grand et n’appréciait dans l’art comme dans la vie que ce qui lui donnait l’idée d’une force qui se déploie. Peut-être regardait-il avec trop d’indulgence les grands vices qui s’avouent, les passions de haut vol et qui ont des serres pour s’attacher à leur proie ; mais autant il admirait les audacieux, les combats à outrance, les grand coups d’épée, fussent-ils frappés dans l’eau, autant il méprisait les petits hommes, les petits calculs et les petits moyens. Le plus souvent il s’en exprimait sur le ton d’une ironie dédaigneuse ; mais parfois je sentais percer dans son accent comme un frémissement de colère qui rendait son regard un peu farouche ; dans ces moments, je l’adorais. N’affectant rien, il condamnait le mensonge comme une bassesse. J’aurais pu lui faire toutes les questions du monde, il m’eût répondu sans déguisement et sans détour ; mais je n’avais garde, j’avais juré dans ma sagesse que jamais je ne serais jalouse du passé.

Vous m’avez souvent dit, mon père, que s’il est quelque chose de divin dans l’Évangile, c’est cette foi dans la vie nouvelle que la terre avait ignorée pendant des siècles et qui a rajeuni comme par miracle son vieux cœur desséché : « Pierre, Pierre, dit à l’apôtre une voix céleste, ne regarde pas comme souillé ce que Dieu lui-même a purifié ! » Heureux assurément qui s’élance de plein vol à la vérité ! Heureux aussi et plus cher peut-être à l’éternelle bonté celui qui n’atteint les sommets sacrés qu’après avoir gravi en trébuchant cet escalier sombre, étroit, taillé dans l’âpre rocher de la vie et dont chaque degré est une erreur ! Moi, jalouse du passé ! Non ! j’étais résolue à mourir sans avoir connu cette sotte maladie, ce tourment des âmes vaines qui se font une idole de leurs chimériques ennuis. Que pouvais-je craindre ? Max était d’un caractère trop bien trempé pour que les désordres et les déceptions de sa jeunesse eussent abaissé ou flétri son âme. Son sourire en faisait foi, son sourire fier et doux, et ses grands yeux dont le regard était demeuré limpide, yeux de faucon qui ont lié amitié avec le soleil et qui semblent boire la lumière. Par instants, j’y voyais passer un nuage de mélancolie, et, l’entendant soupirer, je lui disais à part moi : « Je te comprends, tu te plains tout bas de tes années perdues et des chimères qui t’ont séduit ; ce qu’il t’en a coûté d’efforts pour contenter tes caprices d’un jour eût suffi à l’accomplissement d’un grand dessein, peut-être d’une grande destinée, et tu pouvais employer à vivre le temps que tu dépensas à rêver la vie. Rassure-toi, regarde, me voici ; je ne suis rien, mais je t’aime et je t’apporte l’espérance d’une seconde jeunesse. »

O mon père, quelle confiance j’avais dans l’avenir ! Je croyais à un pacte scellé dans le ciel et je ne doutais pas que l’ordre éternel des choses ne fût d’intelligence avec nous. Nos deux âmes, me semblait-il, avaient été créées l’une pour l’autre ; depuis longtemps elles se cherchaient, elles s’appelaient à travers l’espace ; une main divine l’avait amené dans mon désert, où je l’attendais sans le connaître. Et maintenant il allait goûter auprès de moi les délices pures d’un sentiment tout nouveau pour lui, je veux dire cette sorte de passion tranquille ou de calme passionné qui est la perfection du bonheur, car je n’exigeais de lui ni transports ni adorations, et je me gardais d’envier aux idoles qu’il avait encensées leurs triomphants autels et ces hommages dont se repaît l’orgueil des déesses. Non, non, je ne me souciais pas d’être adorée, et l’amour que je réclamais de son cœur est celui que ressent le voyageur poudreux et altéré pour l’humble source de montagne qu’il découvre à l’un des tournants du chemin ; il y trempe son front et ses lèvres, et, se sentant renaître, il bénit en silence cette onde fraîche que le creux d’un rocher réservait à sa soif.

Je me souviens qu’un soir (c’est mon plus cher souvenir de Londres) Max se préparait à sortir ; nous étions attendus je ne sais où, mais, me trouvant lasse, je le priai d’aller seul. Il fit quelques pas, puis se ravisant, ordonna qu’on dételât, et revint s’asseoir près de moi. La neige tombait à gros flocons ; nous avions clos volets et rideaux ; un bon feu flambait dans l’âtre. « On est bien ici », dit-il en me regardant ; et, le bien-être déliant sa langue, il devint expansif et parla plus en un soir qu’il n’avait fait en huit jours. Il me conta les aventures de son enfance. Sa franche gaieté me dilatait le cœur. Quels bons rires ! Bientôt plus sérieux, mais toujours serein, il se prit à rêver tout haut, discourut de la vie, de ses illusions, de ses orages, de la sagesse qu’il avait apprise à cette rude école, et qu’il faisait consister dans l’art d’oublier et le courage d’espérer. Je l’écoutais avec ravissement, et tout en écoutant je pensais à ces grands sapins de mon Jura que l’effort des tempêtes n’a pu courber, ou, remontant plus haut dans mes souvenirs, à ces falaises escarpées des bords de l’Océan qui, insouciantes de la vague qui les ronge, contemplent fixement l’immense horizon et semblent respirer des douceurs inconnues dans le souffle amer et agité des flots. Notre entretien se prolongea bien avant dans la nuit ; nos genoux se touchaient, nos yeux se cherchaient sans cesse, nos deux cœurs avaient pris l’accord et le tenaient ; par intervalles, enivrée de ma joie, je croyais entendre au-dessus de nos têtes le battement d’ailes et le chant d’une hirondelle, douce messagère qui nous annonçait les grâces d’un éternel printemps.

A la vérité, cette soirée fut unique en son espèce ; on ne peut toujours entendre chanter l’hirondelle, mais je savais qu’elle n’était pas loin. Et puisqu’il faut que le bonheur ait toujours une ombre, je n’avais qu’un souci, encore n’était-il pas cuisant. Si j’étudiais Max avec une infatigable attention, j’aurais voulu que de son côté il fût plus curieux. Je lui reprochais un excès de confiance ; il était trop sûr de son fait : on eût dit qu’il me connaissait de longue date, que j’étais déjà pour lui une aimable habitude, qu’il n’avait plus de découvertes à faire, plus de secrets à deviner, plus de surprises à espérer ou à redouter, et j’étais tentée de lui dire :

« Seigneur, Isabelle est une femme, et c’est une chose assez compliquée qu’un cœur de femme. Souciez-vous un peu plus de l’inconnu ! »

Que vous dirai-je ? Je lui reprochais aussi de respecter trop ma liberté. Il ne me contraignait sur rien ; son consentement, son approbation m’étaient acquis d’avance. Tout ce que je faisais était bien fait, je ne pouvais lui déplaire. Ni questions, ni exigences, c’était pousser trop loin la discrétion, et ma liberté me gênait. Je désirais moins de complaisance et qu’il trouvât parfois à redire à mes caprices, à mes manières ou même à la couleur de mes robes. Le véritable amour est avide de servitude : la dépendance est si douce quand on se sait aimé !

Un soir que je le consultais sur ma coiffure, il me répondit :

— Faites ce qu’il vous plaira ; vous êtes une femme accomplie.

— N’est-ce pas un fait accompli que vous voulez dire ? lui repartis-je en souriant.

Il me prit la main, la baisa et me dit :

— Gardez votre esprit pour le monde ; je ne veux avoir affaire qu’à votre cœur. »

Nous retournâmes à Paris dans les premiers jours de janvier. A peine arrivée, je me sentis enlever par un tourbillon dont je fus étourdie, et je regrettai les longues heures de désœuvrement dont j’avais joui en voyage. Le monde ne convient pas aux cœurs sérieusement occupés, car il est lui-même une occupation et une affaire, et c’est ainsi qu’il faut le prendre quand on veut véritablement s’y plaire. Ceux qui ne lui demandent que d’amuser leur ennui et de les distraire d’eux-mêmes ne tardent pas à s’en lasser ; ses plaisirs sont monotones, ses fêtes se ressemblent toutes : elles tournent toujours dans le même cercle que leur tracent les conventions et la tyrannie de la mode. Une imagination vive trouve plus de ressources dans les circonstances les plus ordinaires de la vie domestique : libre de toute gêne, elle s’en empare pour les varier à l’infini, et se livre au bonheur de faire de rien quelque chose. J’avais huit ans quand on me fit présent d’une belle poupée de ma taille qui représentait une princesse chinoise. Superbement attifée, elle m’enchanta pendant quelques jours ; mais ce beau zèle se refroidit, le sourire chinois était toujours le même, et je reportai toutes mes tendresses sur un méchant bâton que j’enveloppais dans un vieux châle et que je berçais en chantant, complaisante poupée avec laquelle je ne connus jamais l’ennui, car elle avait à toute heure l’âge et la figure que je voulais. La princesse ne savait que le chinois, le manche à balai parlait toutes les langues, me donnait des nouvelles de tous les pays, et dans sa société je faisais tout le tour du monde et de la vie. Ce que nous aimons dans les choses, mon père, c’est ce que nous y mettons.

De ceci je conclus qu’il ne faut pas demander au monde de nous amuser ; ce n’est pas son métier, et il a raison de prétendre qu’on le prenne au sérieux. Pour l’aimer, il faut regarder ses fêtes comme des joutes à fer émoulu, il faut porter dans ces mêlées toutes ses passions avec soi, il faut y courir des hasards, il faut que l’ambition, la vanité, le désir de plaire se chargent d’intéresser la partie, il faut en toute rencontre avoir quelque chose à perdre ou à gagner. Je conviens que pour l’observateur désintéressé le monde est encore un spectacle fort captivant ; mais c’est à la condition que ce curieux qui ne veut pas jouer connaisse toutes les règles du jeu, qu’il puisse suivre toutes les parties, qu’il devine d’un coup d’œil les enjeux engagés, que sa clairvoyance ne soit dupe d’aucune grimace, qu’elle déchiffre les visages à livre ouvert, démêle à travers l’indifférence affectée les inquiétudes et les prétentions, et sache découvrir sous les grâces du sourire les amertumes d’un désir condamné ou le désespoir d’une vanité aux abois. Une telle science demande au moins un léger apprentissage, et l’état d’apprenti n’a rien qui flatte l’amour-propre. Dans la première jeunesse, la naïveté d’une novice est un charme de plus ; à vingt-quatre ans, elle touche au ridicule. Tant de petits propos et de petites ruses de guerre, tant de secrets à deviner, tant de riens qui pour les adeptes étaient des événements, tant de demi-mots qu’un sourire achevait, tant d’allusions détournées, de sous-entendus et de sous-ententes me faisaient tourner la tête ; je déplorais mon ignorance et gémissais profondément sur mon néant. A vrai dire, je sentais bien que mon noviciat ne serait pas long et que j’aurais bientôt appris une langue qu’on m’avait parlée dans mon enfance. J’avais de la facilité, du talent naturel ; mais que peut l’aptitude sans le zèle ? S’il était dans mon caractère d’aimer quelque jour le monde, qui sait ? peut-être de l’aimer trop, car je suis curieuse et j’ai le goût des spectacles, le moment n’était pas encore venu ; mes pensées m’entraînaient ailleurs : je rêvais d’hirondelles ; les va-t-on chercher dans les salons ?

Ajoutez qu’à bonne intention Mme de Ferjeux n’avait rien négligé pour accroître l’embarras de mes débuts. En me quittant, elle m’avait promis de donner du cor ; elle avait tenu parole et annoncé mon existence à son de trompe ; l’univers n’en pouvait ignorer, et Dieu sait comme elle avait surfait sa découverte ! Jugez si la prétendue merveille fut dès l’abord analysée, discutée, et passa par l’étamine ! Quelle était donc cette étonnante personne qui avait su se faire épouser du plus beau et du plus désiré des marquis ? Par quels attraits vainqueurs avait-elle dompté ce cœur rebelle ? A quel mérite transcendant avait-il sacrifié ses répugnances bien connues pour le mariage…? « Ah ! la voilà ! C’est donc elle ! Sans contredit, elle n’est ni difforme ni contrefaite : accordons-lui de beaux yeux, de belles mains, une taille ; mais après tout… »

Je vous épargne, monsieur l’abbé, le détail de tous ces mais ; la liste, je pense, en était longue. Songez d’ailleurs que, dans le cercle de personnes que je fréquentais d’ordinaire, mon bonheur excitait plus d’une secrète jalousie. Par sa naissance, sa fortune, la supériorité de son esprit, l’éclat même de ses aventures, qui l’avaient mis en vue, M. de Lestang était un trop grand et trop brillant parti pour n’avoir pas été le point de mire de bien des ambitions, et, parmi les femmes influentes de qui dépendaient mes premiers succès dans le monde, il était deux ou trois mères en quête de gendre qui avaient tout mis en œuvre pour faire tomber ce beau coq de bruyère dans leurs filets. Quelle bienveillance pouvais-je attendre de ces convoitises déçues ? N’étaient-elles pas intéressées à prendre ma plus juste mesure, sans me faire grâce sur rien ? Les vraies Parisiennes ont des rapidités de coup d’œil que rien n’égale ; je m’en apercevais à mes dépens, plus d’une fois je me sentis comme enveloppée tout entière dans un regard qui, dans une seconde, me parcourait des pieds à la tête et me réduisait en cendre et en fumée.

Je sais bien qu’il est toujours permis d’en appeler de ces prompts jugements, mais je n’ai jamais aimé à plaider ma propre cause ; les malveillants me resserrent en moi-même, et mon premier mouvement est de me retrancher dans une froide réserve et dans mon insouciance naturelle à l’égard de l’opinion. « Il en sera ce qui vous plaira. » Cette réponse est bientôt faite, un regard suffit. Toutefois la marquise de Lestang avait plus sujet qu’Isabelle de Loanne de se soucier des impressions de la galerie ; il pouvait lui importer que le monde la jugeât digne du choix auquel elle devait son bonheur. Chez les hommes, l’amour est toujours lié à l’orgueil de la possession, et il ne m’eût pas fâché que Max se sentît flatté dans sa vanité de propriétaire. Qu’en pensait-il ? Bien habile qui l’eût deviné, bien audacieux qui eût osé le lui demander. Au spectacle, dans les bals, partout, il portait sur son front le mystère d’un cœur impénétrable, et tenait toutes les curiosités à distance par les grâces de son ironie ou par les hauteurs presque orientales de son indifférence. Dans le tête-à-tête je le retrouvais aimable, affectueux, gai par éclairs, le plus souvent un peu grave, mais toujours attentif à mes désirs et empressé à les satisfaire.

Un matin Mme de Ferjeux vint me surprendre presque au saut du lit. Elle était dans une agitation si extraordinaire que je crus à un malheur. — Avait-on attenté à ses jours ? Son banquier était-il en fuite ?

« Ma pauvre enfant, s’écria-t-elle d’un ton tragique, le péril est en la demeure, avisez au plus tôt, ou tout est perdu. Vous avez manqué votre entrée. Dieu sait pourtant si j’avais plaint mes peines pour vous ménager un triomphe ! Avec votre beauté de l’autre monde, avec vos airs de Galatée, vous pouviez faire fureur, et il ne tenait qu’à vous d’être l’une des reines de la saison ; mais qu’est-ce que la beauté sans la manière de s’en servir ? J’en conviens, tout ce qui a des yeux d’artiste racle la guitare en votre honneur, et vous avez un petit groupe d’admirateurs très-fervents. En revanche, les puissances et les dominations sont contre vous ; on vous discute, on vous accommode de toutes pièces. Bref, il s’est formé une cabale à laquelle par malheur vous vous plaisez à donner prise. De grâce, ma chère, secouez un peu votre indolence. Je vous observais l’autre soir : pas un geste, pas un regard qui marquât l’envie de plaire… Mais de quoi vous servent mes conseils ? Je vous avais prévenue que c’est par les vieilles femmes qu’on réussit le plus sûrement dans le monde ; il faut à tout prix en avoir une dans sa manche ; c’est une règle infaillible, retenez-la pour votre gouverne. Voyons, répondez-moi, n’avais-je pas recommandé à vos empressements Mme de C…? Cette bonne vieille duchesse a l’esprit d’intrigue, et elle a passé sa vie dans les sapes ; mais elle exige avant tout qu’on ait l’air de croire à ses sentiments. Quelques chatteries auraient suffi pour la gagner ; d’un petit air contrit, avec quelques larmes dans la voix, vous lui auriez peint vos embarras de débutante, vos mortelles inquiétudes, le besoin pressant que vous aviez de ses bons avis, de ses bons offices… Je l’entends vous répondre de son ton mielleux : Ma belle enfant, je suis toute à vous. Et une fois sous son aile vous pouviez tout braver. C’est une clef de meute ; elle s’entend à faire valoir ses protégées et les défend comme son bien ; malheur à qui y touche ? Cette bonne femme a des épigrammes qui, comme les remords de lady Macbeth, tuent le sommeil.

— J’en suis désolée, madame, interrompis-je ; mais la duchesse ne me plaît pas.

— Qu’elle vous plaise ou qu’elle ne vous plaise pas, est-ce là la question ? repartit-elle en bondissant sur sa chaise. Voyez un peu le beau raisonnement ! Ne dirait-on pas qu’on est dans ce monde pour y chercher son plaisir ? Voilà de ces enfantillages qui me feraient douter de votre bon sens. Sachez, ma chère, qu’il n’y a que les sots qui voient le bonheur dans l’absence des peines. »

Il me fallut subir une rude mercuriale dont Max, qui survint, entendit les derniers mots. Il dit à la baronne d’un ton narquois :

« Je vous prie, madame, ne grondez pas Isabelle. Est-ce sa faute si elle ne saisit pas comme vous la vie par ses côtés héroïques ?

— A mon tour, je vous prierai de ne pas gronder Mme de Ferjeux, lui dis-je en riant. On excuse le dépit d’un auteur dramatique qui vient de faire un four.

— Moquez-vous l’un et l’autre tant qu’il vous plaira, répondit-elle. J’aime votre femme, mon beau monsieur ; je veux son bonheur, et je sais que si elle ne plaisait qu’à vous seul, elle ne vous plairait pas longtemps. »

Pour me débarrasser de ses conseils et de ses remontrances, je passai humblement condamnation, et je lui promis de faire tout ce qui lui plairait, et que ce jour même j’irais voir la duchesse de C…

Dès qu’elle fut partie :

« Eh bien ! qu’en pensez-vous ? demandai-je à Max. A-t-elle tort ? a-t-elle raison ?

— Tout dépend du point de vue, et j’estime que, selon les cas, tous les points de vue sont bons.

— Voilà une réponse qui ne vous compromettra pas. »

Quinze jours plus tard nous étions à un bal d’ambassade. Je ne sais si la duchesse de C… avait abaissé sur moi des regards propices ; mais depuis quelque temps j’étais plus entourée, plus fêtée, et je voyais grossir le petit nombre de mes admirateurs. Ce soir-là, vers minuit, je quittai pendant un quadrille la galerie où l’on dansait, et je me réfugiai dans un petit salon. J’y fus suivie par un artiste célèbre qui, de prime abord, avait pris rang parmi mes plus chauds partisans. L’entretien s’engagea ; peu à peu quelques personnes s’y joignirent ; un petit cercle se forma autour de nous. J’étais gaie, animée ; on paraissait me trouver de l’esprit, je crois vraiment que j’en avais ; le bruit lointain d’une musique douce excitait mon imagination et la berçait d’idées riantes et flatteuses ; sur tous les visages qui m’environnaient, je lisais une vive curiosité mêlée d’admiration ; j’eus un petit triomphe dont je savourais la douceur, quand soudain, à quelques pas derrière moi, une femme qui traversait la chambre pour sortir prononça d’une voix aigre ces mots dont je ne perdis pas une syllabe :

« Le beau marquis a l’humeur sombre ; il est occupé à faire des comparaisons. »

Quel était ce marquis ? A qui en voulait cette voix aigre ? J’eus assez d’empire sur moi-même pour ne pas me retourner, pour continuer à causer et à sourire. Le quadrille fini, je rentrai dans la galerie, et après quelques pas je découvris Max appuyé contre un pilastre. Il avait effectivement l’air sombre et les sourcils contractés ; il était absent du bal ; à quoi pensait-il ? Dès qu’il m’aperçut, il changea de visage et vint au-devant de moi en souriant.

« Je suis fatiguée, lui dis-je, partons. »

En voiture, il s’aperçut que j’avais des frissons. J’alléguai le froid qui m’avait saisie et le laissant m’envelopper dans mes fourrures. Après un silence :

« Vous êtes-vous amusé ce soir ? lui demandai-je.

— Moins que vous, je pense. Il m’a paru que vous étiez fort recherchée. Mme de Ferjeux sera contente de vous ; pour la première fois vous avez été brillante.

— Vous êtes bien bon ; mais vous me regardiez donc ?

— Vous n’en douteriez pas si vous aviez eu le loisir de vous occuper un peu de moi ; le tourbillon vous emporte, et je commence à craindre que Mme de Ferjeux ne vous ait trop bien catéchisée.

— N’en croyez rien, lui répondis-je. Il est possible que l’hiver prochain le monde me plaise, mais pour le moment je n’ai que faire de lui. Oserai-je vous dire à quoi je rêve nuit et jour ? Au château de Lestang. Je ne sais qu’y faire, mais je meurs d’envie de le voir. »

Il fit un geste de surprise.

« En février, dit-il, y pensez-vous ? Et le mistral ! »

Il y avait tant de douceur dans son accent, qu’entourant son cou de mes deux bras :

« Que m’importe le mistral ! lui dis-je, là-bas tu m’appartiendras tout entier. »

Il me regarda un instant en silence, se décida à sourire et me dit :

« Je ferai ce qu’il vous plaira. »

Je renonce à vous peindre l’étonnement profond et la violente indignation qui s’emparèrent de la baronne quand elle eut vent de nos projets. Elle refusa d’abord d’y croire. Avait-on jamais ouï pareille extravagance ? Quitter Paris au cœur de l’hiver pour aller s’enterrer en province ! Ce n’était pas une retraite, c’était une fuite, une déroute. Qu’en dirait-on ? J’allais me perdre sans retour… Lorsqu’elle eut reconnu que ma résolution était prise, elle s’emporta tout de bon ; pour la première fois je la vis vraiment en colère. Elle me déclara sur son ton de fausset que ma folle équipée aurait les suites les plus funestes, que Max ne tarderait pas à deviner mes secrets motifs, qu’il ne verrait plus en moi qu’une petite fille sauvage à qui le monde fait peur, qu’il n’en avait pas pour trois mois à m’aimer, que c’en était fait de mon bonheur, que pour sa part elle me retirait à jamais son affection, et qu’elle serait contente, très-contente de me savoir la plus malheureuse des femmes.

Là-dessus, quand elle eut bien exhalé sa bile, elle me tourna le dos sans vouloir me donner la main, et partit comme un coup de vent. On eût dit Mme Pernelle sortant de chez Orgon.

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