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Le roman d'une honnête femme

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III

C’est quelques heures, je crois, après cet entretien que je reçus la lettre suivante :

« Ma chère belle, j’avais juré mes grands dieux de vous oublier. C’est plus difficile que je ne pensais. Pendant un an, je vous ai cordialement détestée ; depuis trois jours, mon cœur chante sur une autre note ; je me radoucis, je vous plains ; c’est une faiblesse. Qui n’en a pas ? Peut-être avez-vous celle de m’en vouloir. Seule dans votre grand château, vous m’accusez de vos malheurs. Quelle folie ! Je vous ai mariée, il est vrai ; mais est-ce ma faute si vous n’avez pas voulu apprendre de moi les secrets du métier ? Que ne vous ai-je pas dit à ce sujet ! et quel cas avez-vous fait de mes conseils ? Vous êtes punie, ma chère, par où vous avez péché. Que vous semble à cette heure de ce divin château où vous rêviez de filer le parfait amour ? Moi, je crains que vous n’y preniez des vapeurs. Je vous jure que si je passais un hiver à Ferjeux, on m’en ramènerait folle à lier. Ferjeux est un affreux trou, c’est une découverte que j’ai faite, et bien m’en a pris, car j’aurais été capable d’y retourner, tandis que j’ai passé l’été dernier dans un amour de chalet au bord de l’océan. Mon chalet a cela de bon qu’il se démonte. L’été prochain, je le chargerai sur une brouette et je l’emmènerai autre part, à moins que je ne le vende ou que je ne le brûle. Le plus sûr dans ce monde est de jeter la plume au vent.

« Ma belle, démontez vos chagrins et amenez-les bien vite à Paris. Ce n’est qu’à Paris que les chagrins sont heureux ; s’ils ne se consolent, ils s’habillent et ils babillent, deux charmants passe-temps qui ne leur laissent pas un instant pour se reconnaître ; ils vont, ils vont, et on attrape ainsi le lendemain. Dieu sait, ma pauvre belle, comme vous êtes mise ! Je vous vois coiffée à la mode du temps où la reine Berthe filait. Savez-vous seulement comment sont faits les chapeaux aujourd’hui ? Ni passe, ni bavolet ; ce n’est rien, et à force de fanfioles ça a presque l’air d’être quelque chose.

« A propos, vous doutez-vous de ce qu’on dit ? On assure que vous avez abusé des grands sentiments, que Max s’est lassé, que vous vous êtes piquée, et voilà comme on se perd. Vous êtes romanesque comme une Allemande, vous croyez au clair de lune. La lune, ma chère, n’est plus de ce temps-ci.

« Pourquoi la duchesse de C… passe-t-elle l’hiver à Cannes ? Elle vous a vue l’automne dernier ; je comptais la questionner. Faute de mieux, j’ai tenté de confesser Max. Ce beau sournois s’est contenté de me dire avec un sourire sardonique que vous êtes la femme la plus raisonnable du monde, que vous savez la vie sur le bout du doigt, et que vous lui avez fait signer un contrat de tolérance réciproque, sans réserve et sans limites. Je suis demeurée sous le coup. Ah ! que vous êtes bien de votre village et qu’une Franc-Comtoise hors de son assiette fait d’étranges sottises !

« Ma toute belle, je veux vous sermonner. Le père Félix nous a expliqué l’autre jour qu’une honnête femme doit être contente de son mari quand il ne la bat pas, ne la gronde pas et ne la laisse manquer de rien… Non, ce n’est pas le père Félix qui a dit cela, c’est un roman vieux comme les rues, long comme un jour sans pain, que je lis le soir pour m’endormir. Après cela, si la femme qui ne manque de rien n’est pas contente, eh ! mon Dieu ! elle reprend tout doucement sa liberté en se glissant par l’escalier dérobé, mais elle ne fait pas le geste des trois Suisses sur leur montagne, elle ne passe pas de contrat par-devant notaire, et surtout elle n’a garde de jeter son bonnet par-dessus les moulins, sans s’être bien assurée que quelqu’un le ramassera. En vérité, il me prend envie de vous battre. Oh ! qu’on voit bien que vous avez été élevée dans les bois par un antiquaire ! Vous êtes, ma mignonne, la plus charmante sauvagesse et la plus jolie pédante du monde. Ni les loups ni les vases grecs ne vous ont appris que tout l’art de vivre se réduit à certaines apparences qu’on garde et à d’autres qu’on a l’air d’accepter. — Et voilà tout ? — Voilà tout. — Et le fond des choses, le fond du sac ?… J’ai découvert, moi qui vous parle, que le sac n’a pas de fond ; on cherche, on cherche, on ne trouvera rien, car il n’y a rien. Voilà mon secret, faites-en votre profit.

« Mais, je vous le demande, où vous a conduite votre incartade ? Vous voilà bien avancée, car, si vous vous figurez que Max a la mine longue, l’âme contrite, et qu’il passe ses journées à se battre la poitrine, oh ! que vous êtes loin de compte ! Détrompez-vous ; Max a rajeuni de dix ans. Max est retourné à ses iniquités ; Max a, dit-on, des succès étonnants, étourdissants. On parle d’une princesse de théâtre, il n’est bruit que de certaine aventure… Une pièce classique, unité de lieu, unité de temps… Mais vous ne saurez le reste qu’au coin de mon feu.

« Je vous dis un peu crûment les choses, je ne serais pas fâchée de vous émouvoir. Puissiez-vous seulement secouer votre indolence ! Ma belle, la bouderie n’a jamais guéri de rien. Allons, séchez bien vite vos larmes ; partez comme l’éclair. Vous arrivez en catimini, vous descendez chez moi ; vous y verrez, pour le dire en passant, un petit meuble jaune qui vous enchantera. Je vous cache dans une armoire, je vous endoctrine, je vous console, je vous engraisse, je vous attife, je vous coiffe, et un beau jour que vous serez fraîche, jolie, pimpante, nous faisons venir le monstre : il rougit de ses forfaits et tombe à vos pieds.

« Mon cœur, vous êtes en train de vous noyer ; j’ai le génie du sauvetage, je vous tends une perche, vous la prenez, vous voilà séchée, et rira bien qui rira le dernier. Sinon, comme M. Purgon, je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l’âcreté de votre bile, et je veux qu’avant qu’il soit quatre jours, vous soyez ensevelie dans le gouffre de mes oublis.

« Adieu, mignonne ; je vous attends par le retour du courrier. »


Cette lettre me fit un mal affreux. Que renfermait-elle pourtant que je n’eusse pu deviner ou qui dût m’émouvoir ?

Je la relus cent fois, et je répétais machinalement : « Partez comme un éclair ! Mme de Ferjeux parle sérieusement, elle compte que je partirai. » Cela me semblait incroyable. Et cependant dès le lendemain je partis. Pourquoi ? Impossible de vous le dire. Demandez à la paille séchée que le vent emporte où elle court et ce qu’elle veut. A l’heure qu’il est, ce voyage, qui dura quatre jours, me fait l’effet d’un rêve, et je serais tentée de n’y pas croire, si je ne retrouvais parmi mes papiers quelques pages que j’écrivis au retour. Voici ce fragment de journal :


« Je reviens de Paris ! cela est certain. En vain ma fierté me criait : Tu ne partiras pas ! Elle parla d’abord en maîtresse, puis elle gémit, supplia. Je répondais : Il faut que je le voie, que je lui parle. Qu’avais-je à lui dire ? Je ne songeai pas à me le demander. Je n’avais plus ni raison ni volonté ; j’obéissais à un aveugle, mais irrésistible entraînement. Je ne saurai jamais ce qui se passa en moi ; un tourbillon me prit, m’enleva… J’eus cependant l’esprit de dire à Marguerite que j’allais passer un jour auprès de mon père. Elle me regarda d’un air d’étonnement ; j’étais plus étonnée qu’elle.

« Pour aller de Lestang à Paris, on traverse de grands champs de neige ; cela faisait de larges taches blanches dans la nuit. Je n’étais pas seule dans le wagon ; il y avait là des gens heureux, ils causaient. On m’adressa la parole, je crois que je répondis. La nuit me parut courte ; par moments je ne savais plus où j’étais, et je me frappais le front pour me réveiller.

« J’arrivai à Paris au point du jour. J’avais froid, je frissonnais. Je me fis conduire… à quel hôtel ? Le nom ne me revient pas. A peine y fus-je descendue, les forces me manquèrent. Je ne me comprenais plus. Qu’étais-je venue faire ? Pendant de longues heures, je me sentis incapable de tout mouvement. Tourner la tête, lever le bras… l’effort était trop grand pour ma faiblesse.

« A la nuit tombante, je repris quelque courage. Je fis venir un fiacre. Je me mets en route. Voici la rue, voici la maison… Je crus que mon cœur allait éclater. Je descends de voiture, je m’approche de la porte. Impossible de soulever le marteau ; ma main se roidissait. Quand je pensais qu’il était là, que j’allais le voir !… Mon Dieu ! qu’aurais-je pu lui dire ? Je m’éloignai, puis je revins sur mes pas ; je m’éloignai encore. Comme je remontais en voiture, j’aperçus d’assez loin deux hommes qui s’étaient arrêtés sur le trottoir, en face de la porte dont je n’avais pu soulever le marteau. Ils causaient. Celui qui me tournait le dos… Oh ! quel frémissement parcourut tout mon corps ! Comme l’obscurité s’éclaira ! Comme je devinai sûrement qui était cet homme ! Comme toutes les blessures de mon cœur le reconnurent et crièrent : C’est lui !… La voiture se mit en mouvement ; malgré moi, je me penchai à la portière ; il ne tourna pas la tête, ne me vit pas ; il était occupé, il causait ; je crus l’entendre rire.

« Je dis en rentrant à l’hôtel que je comptais repartir ce soir même, qu’on eût soin de me faire avertir ; mais on m’oublia, et moi-même, enfermée dans ma chambre, perdue dans mes pensées, je laissai passer l’heure. J’étouffais, j’ouvris ma fenêtre. Je me demandais : Où est-il, et avec qui ? Et je croyais l’entendre rire. Et puis j’écoutais les bruits de la rue, je regardais cheminer les passants… Le roulement des voitures, de confus bourdonnements, des cris, des chants, des rumeurs lointaines, tout ce va-et-vient d’inconnus, toutes ces ombres affairées et haletantes qui piétinaient dans la boue, qui se coudoyaient dans le brouillard, qui disparaissaient dans la nuit… Qu’était-ce donc que cette ville immense ? Une effroyable machine mue par d’invisibles ressorts… Et qui servait à quoi ? A broyer des cœurs.

« Je finis par m’assoupir, mais je continuai d’entendre des roulements de voitures, puis je me réveillai en sursaut ; je venais enfin de découvrir ce que j’avais à dire à Max. J’avais parlé, j’avais prononcé en rêve quelques mots, et Max les avait entendus, et je l’avais vu se troubler, pâlir ; mais ces mots magiques, j’eus beau chercher, je ne les pus retrouver, et cependant ils avaient laissé dans l’air comme un frémissement.

« Non, je ne partirai pas, me dis-je au matin ; si je ne lui parle pas, du moins je veux tout savoir.

« Une curiosité dévorante s’était emparée de moi. Si extraordinaire que cela me semble, je résolus de voir Mme de Ferjeux, de la questionner. Je voulais apprendre de sa bouche tous les détails de l’aventure, et le nom, et le jour, et l’heure, et ce qu’on en disait, et si cette femme était belle… J’avais soif de poison ; j’en voulais boire à pleine coupe. Je sors, j’arrive. Comme à cette heure je bénis le hasard qui me servit si bien et me sauva de moi-même ! Du fond de sa loge, un vieux concierge que je ne connaissais pas me cria d’un ton d’humeur que je ne trouverais personne pour m’introduire, que Mme de Ferjeux venait de faire maison nette : la figure de ses gens l’ennuyait. Je trouve une porte ouverte, puis une autre ; j’entre au salon : dans un cabinet voisin, deux personnes causaient. Avant d’avoir rien entendu, j’eus la certitude qu’il était là. Je retins mon souffle.

«  — De grâce, écoutez-moi, disait-elle. Il est bien temps que cette bouderie finisse ; j’ai écrit à Isabelle de venir, et vous verrez qu’elle viendra.

«  — Je vous répète qu’elle ne viendra pas, répondit-il en riant. Vous connaissez peu sa superbe indifférence !… Et il ajouta d’une voix âpre et hautaine :

— Mais vous avez mieux à faire, madame, que de vous occuper de ces misères.

« Ces misères ! Oh ! que ce mot me fit de bien ! Oh ! qu’à de certaines heures le mépris est bienfaisant ! Ces misères ! Comme par l’effet d’un charme je rentrai en possession de moi-même ; ma volonté, mon courage, ma fierté, tout me fut rendu ; mon âme se redressa soudain comme un ressort ; en cet instant, elle aurait soulevé des montagnes. Qu’il ne sache jamais que je suis venue ! Ce fut le cri de mon cœur ; si l’on m’avait surprise, je serais morte de honte. Et je sortis sur la pointe du pied, je m’échappai, je m’enfuis ; il me semblait que j’avais des ailes et que les murailles s’écartaient pour me laisser passer. Trois heures plus tard, j’avais quitté Paris.

« Pourquoi donc y suis-je allée ? Je m’étais trompée : non, je n’avais rien à lui dire, pas un mot, pas un seul mot ; mais je tenais sans doute à m’assurer qu’il est en joie et en santé, que ses souvenirs ne l’importunent point et qu’il sait rire de ces misères. Deux fois je l’ai entendu rire. Ne me dites pas que j’ai rêvé… »

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