← Retour

Le roman d'une honnête femme

16px
100%

II

Quelqu’un a dit que personne n’était jamais « resté au milieu d’une semaine ». Ce qui diminue le prix de cette consolation, c’est que la semaine finie, personne n’est dispensé d’en recommencer une autre. C’est l’expérience que je fis après votre départ. Les premières journées qui le suivirent me parurent infinies. A la vérité, vos visites n’avaient jamais été très fréquentes, mais elles revenaient à des époques réglées. Je les espérais, je les attendais ; c’était le seul événement de ma vie. Et puis (ne vous fâchez pas !), vous aviez beau venir seul, un hôte invisible vous accompagnait ; c’était le monde, le monde en soutane, je le veux, mais le monde enfin. Vous saviez des nouvelles, vous vous plaisiez à les conter. Jamais piété ne fut plus enjouée ni plus aimable que la vôtre, et je doute que dans votre ordre même, qui de tout temps s’est piqué de rendre la religion agréable, vous ayez votre pareil. Au risque de vous pousser à bout, j’ajouterai que jamais saint ne fut plus instruit que vous des choses de la terre. Vous l’aimez, cette pauvre terre, sans que le ciel ait le droit d’être jaloux. De quoi ne causions-nous pas ! Minuties, bagatelles, chiffons même, tout nous était bon, car, ne vous en défendez pas, vous avez l’esprit de détail, et par ce côté, monsieur l’abbé, vous êtes un peu femme. Les hommes, je parle des plus subtils, résument tout ; c’est le gros de l’affaire qui les intéresse. Les femmes seules savent le prix d’un détail.

« Désormais, me dis-je, tous mes jours se ressembleront. Une porte vient de se fermer, il n’entrera plus personne. » Et je songeais à ce bûcheron qui avait charbonné cette inscription sur le devant de sa cabane : « Ici il ne se passe rien. » Pendant longtemps, je ne pus regarder sans une sorte de frémissement le fauteuil où vous aviez coutume de vous asseoir : lui aussi semblait appeler tout bas l’infidèle ; mais honteuse de ma faiblesse, « je n’y penserai plus », me dis-je, et j’eus presque la force de n’y plus penser.

Quant à mon bon et excellent père, il n’eut guère le loisir de vous regretter. Vous vous rappelez que, s’il avait acheté Louveau, c’est qu’il avait cru reconnaître dans le petit plateau qui termine la combe l’emplacement d’une villa gallo-romaine. Bâtiments et terrain, il eut le tout à bon compte. Le voilà grattant le sol. Les fouilles, longtemps infructueuses, récompensèrent enfin ses peines. Infatigable, ne se rebutant jamais, à force de questionner la terre, il l’obligea de répondre. Une hache, des poteries, des débris d’amphores,… enfin la villa parut. Habitant du Canada, avez-vous oublié les transports d’un antiquaire du Jura le jour qu’il vous fit toucher du doigt d’antiques murailles liées par du ciment romain, et qu’au fond d’un caveau il vous montra des fresques dont les couleurs n’avaient point pâli ? Dès lors sa fortune ne se démentit pas, jusqu’à ce qu’une semaine après votre départ il fit une trouvaille qui dépassait toutes ses espérances. Je m’entends appeler, j’accours. Il était pâle comme un linge.

« Mon père, vous trouvez-vous mal ? »

Mais il me fit signe de me taire, et d’une main tremblante il me montrait l’extrémité d’un doigt de marbre qui sortait du sol. Dès que ses esprits se furent calmés, il fit écarter les ouvriers et acheva le déblaiement avec ses ongles. Un bras apparut, puis une tête, puis une draperie, un bout d’aile, bref une charmante statue de trois pieds de haut et d’une belle conservation. Le cou tendu, il demeura quelque temps en extase, et je ne crois pas qu’aucune mère ait jamais regardé avec plus de tendresse dans le berceau où sommeille son premier-né.

« C’est une Némésis ! s’écria-t-il en se redressant. Voyez plutôt ses ailes, son front noble et calme, sa fière chevelure qu’ombrage une couronne de narcisses ! Isabelle, incline-toi devant l’image de la justice antique et embrasse ton père, il est le plus fortuné des hommes. »

Dans l’ivresse de son triomphe, il envoya querir tous nos gens pour leur faire part de sa découverte. Le valet de chambre, le cuisinier, les fermiers, le ban et l’arrière-ban furent convoqués, jusqu’à Janicot, le petit porcher.

« Némésis ! Némésis ! » criait mon père à pleine tête.

Némésis ! répétait après lui Janicot, qui, à le voir si content, pleurait de joie sans savoir pourquoi. La statue fut emportée comme en procession, et quelques jours plus tard, dressée sur un socle, elle occupait la place d’honneur dans ce sanctuaire où le plus digne et le plus innocent des hommes a rassemblé ses vases antiques, ses poteries, ses figulines, délices de son cœur, fruit précieux des recherches, des voyages et des dépenses de toute sa vie. Après cela, monsieur l’abbé, vous étonnerez-vous qu’on se soit consolé de votre départ ?

Cette trouvaille, l’espoir d’en faire d’autres, inspirèrent à mon père un goût si vif pour Louveau, qu’il me proposa d’y passer l’hiver.

« Que perdrons-nous, me dit-il, à ne pas retourner à *** ? Dix méchants platanes alignés en quinconce sur une petite place, quelques dîners d’ennuyeuse mémoire, quelques parties de whist, des commérages, des caquets de petite ville, des fâcheux à éconduire, force bâillements à étouffer. Restons ici, ma reine, dans cette divine petite combe où l’on déterre des chefs-d’œuvre. Nous y coulerons des jours tranquilles. Foin des importuns et des sots ! Que notre solitude sera douce ! Loin du tumulte du monde, j’aurai l’esprit plus libre, et je prétends, sous tes auspices, achever en trois mois un mémoire dont il sera parlé dans les deux hémisphères. »

Je lui fis quelques objections, je lui représentai que la divine petite combe serait bientôt ensevelie sous la neige, que les caquets des petites villes valent bien les hurlements des loups, et qu’à *** le tumulte du monde n’avait rien d’effrayant ; mais je le vis si épris de sa fantaisie que je n’insistai pas. Cependant j’eus regret au quinconce ; croiriez-vous qu’à force de voir des sapins on finit par trouver de l’esprit aux platanes ?

L’hiver se passa comme il put. Les premiers mois, il tomba beaucoup de neige ; pendant quatre semaines, nous ne pûmes mettre le nez à l’air ; pendant dix jours au moins, le sucre et le café nous manquèrent ; nous étions au bout de nos provisions. Je ne parle pas des fureurs du vent ni de nos cheminées qui fumaient ; elles nous donnèrent bien du mal. Il fallut s’ingénier, se débattre ; mais rien ne prit sur la belle humeur de mon père. Némésis lui tenait lieu de tout ; je ne l’avais jamais vu si épanoui : le moyen que je ne le fusse pas ?

Le matin, il travaillait à son mémoire sur la villa gallo-romaine, et, passant mes manches de serge grise, je remplissais mon office de secrétaire. Vous savez qu’il dicte toujours, que ses idées, trop abondantes, arrivent toutes à la fois, se pressent en bouillonnant, se confondent, s’enchevêtrent, et qu’Isabelle la sérieuse s’entend quelquefois à débrouiller ce chaos. Le soir, après dîner, nous passions au salon, et le plus souvent mon père s’en allait chercher et plaçait devant lui sur un guéridon ces deux vases grecs qu’il idolâtre, et qui sont le plus précieux joyau de son musée. Vous-même, vous avez souvent admiré cette amphore à support et à quatre anses, décorée de figures noires sur un fond jaunâtre. Les proportions en sont belles, le profil en est pur et fier. Quelle grâce fuyante dans les lignes ! et qu’ils sont nobles et ingénus ces deux enfants si bien drapés qu’une prêtresse initie aux saints mystères ! Mais vos préférences étaient, je crois, pour cette petite urne de bronze à côtes saillantes que porte un trépied à griffes de lion, et dont le couvercle est orné sur ses bords de quatre gentils cavaliers galopant autour d’une ourse qui les regarde faire. En conscience, moi, je tiens pour l’amphore. Quant à mon père, il ne se prononce pas ; il contemple, il adore et se tait.

Les vases placés devant lui, quand il leur avait payé son tribut de muette admiration, il tirait un volume de ses grandes poches, et renversé dans son fauteuil, me traduisait à livre ouvert quelques centaines de vers d’un poëte grec ; puis, pour mettre le comble à sa béatitude, il m’envoyait au piano et se faisait jouer un thème de Mozart, le seul grand musicien, disait-il, qui fût un Athénien. Alors en vain vous vous déchaîniez, vents du Jura ; en vain vous faisiez trembler nos vitres et craquer nos solives ! Mon père n’avait cure de vos fureurs. Cri funèbre des girouettes rouillées, aboiements désespérés des chiens de garde, grondements lugubres et houleux des sapinières, tous ces bruits funestes n’arrivaient pas jusqu’à lui. Entendre du Mozart en contemplant deux vases grecs ! Son âme nageait dans les délices, et par intervalles il se frottait les mains avec frénésie jusqu’à s’enlever la peau. C’étaient de véritables rages de joie qui ne sont connues, je crois, que des hellénistes.

Si vous le voulez savoir, monsieur l’abbé, je crois que j’aimais autant que lui les deux vases grecs, mais je les aimais autrement. Je n’ai jamais osé vous dire tout ce que je ressentais en les regardant. Quelquefois la vénération qu’ils m’inspiraient se mêlait de pitié. « Pauvres exilés ! pensais-je, vous rêvez en grelottant à votre ciel bleu ! Qu’y a-t-il entre vous et nos brouillards, nos sapins en deuil, notre air sans couleur et sans parfum ? » Mais le plus souvent ils me répondaient : Partons ! — Et nous partions. Mon père, qui avait visité la Grèce dans sa jeunesse, la revoyait, je pense, à volonté. Moi, qui ne l’avais pas vue, je l’imaginais à ma façon, ou, pour mieux dire, les deux vases me racontaient je ne sais quels champs élyséens où je me perdais avec eux. Je voyais une mer d’un bleu foncé, tachetée par endroits de violet et de pourpre, et que des rivages onduleux embrassaient étroitement, et sur ces rives fleuries je me représentais des statues d’ivoire, des colonnes, des frontons étincelants d’or et d’azur, des marbres qui semblaient respirer, des bois d’oliviers, des brises délicieuses, des chants, des danses, des plis flottants, une vie libre et pourtant réglée, des âmes à la fois douces et passionnées, des vertus couronnées de beauté, des sages aux lèvres d’or, d’aimables fous, des dieux indulgents et familiers… Ah ! j’en dis trop. Quand je m’abandonnais à ces imaginations, il me semblait qu’autrefois, dans un passé lointain, j’avais vu tout ce qu’aujourd’hui j’étais réduite à rêver. Des souvenirs endormis se réveillaient en moi, et je comparais mon âme au château de la Belle au bois dormant. Vous en souvient-il ? à peine le prince eut passé le seuil du palais, le charme fut détruit : la princesse se dressa sur son séant, ses filles d’honneur se frottèrent les yeux, les broches recommencèrent à tourner, le canari chanta… Ainsi faisaient mes souvenirs. « Prenons garde ! me disais-je. Silence, ne réveillons pas ceux qui dorment ! »

Un soir de février, mon père me dit (ses paroles me sont demeurées dans l’esprit, car j’eus l’occasion d’y repenser depuis) : « Mon Dieu ! que nous sommes heureux, mon enfant ! Non, le sort de l’empereur de la Chine n’est pas comparable au mien ; mais au fond, à le bien prendre, c’est une chose très-simple que le bonheur, et à la portée de tous. Ce matin, en m’habillant, je faisais réflexion que le grand fléau de notre pauvre espèce, ce sont les idées confuses. Folles ambitions, sottes vanités, tout vient de là. Quiconque voit clair découvre que le bonheur est de vivre au fond d’une retraite avec son Isabelle.

— Vous oubliez, lui dis-je, les fouilles heureuses, les Elzévirs, les vases grecs.

— Ce sont les accessoires ; Isabelle est le principal.

— C’est le cas de dire, repris-je, que l’incident emporte quelquefois le fond.

— Allons, ne me taquine pas, répondit-il. Veux-tu que je mette cette amphore en pièces ? Morbleu ! j’en sens le prix, et je tiens que la vue d’un ove bien tourné peut consoler de tous les chagrins ; mais encore faut-il qu’Isabelle soit là.

— Bien, lui dis-je ; mais ne parlons pas trop haut de notre bonheur. Némésis nous entend, et vous savez qu’elle est jalouse des heureux.

— Au nom du ciel, ne la calomnie pas ! » me répondit-il avec feu.

Et, me conduisant devant la statue : « Regarde-la bien : a-t-elle l’air méchant ?

— Je ne sais, lui dis-je ; mais ses coins de bouche, ses sourcils…

— Ne sont sévères, ma fille, qu’aux parjures, aux orgueilleux, aux grands coupables, et franchement nous ne sommes pas de ces gens-là. L’abbé lui-même en conviendrait. Je sais bien que le bonhomme Hérodote nous a conté certaines historiettes de la jalousie des dieux ; mais, à le bien interpréter, il savait comme moi de quoi il retourne. Qu’est-ce que Némésis ? La règle souveraine qui ramène chaque chose à sa juste mesure, car, suis-moi bien, tous les êtres ont leur destinée, leur lot, et il convient qu’ils s’y tiennent. Par malheur, la plus forte tendance de notre nature est d’abuser :

De tous les animaux l’homme a le plus de pente
A se porter dedans l’excès.

C’est alors, ma fille, que Némésis intervient : vouloir tromper le ciel, c’est folie à la terre. Dans sa juste aversion pour tout ce qui est excessif et qui entreprend sur les lois communes de la vie, elle frappe sans pitié de sa lance les fronts superbes, et, en terrassant leur insolente prospérité, elle donne du jour et de l’air aux humbles et aux petits. Adorons Némésis, mon enfant : elle représente la mesure suprême. La mesure ! nom sacré et la plus belle définition de Dieu : car beauté, sagesse, bonheur, la mesure est le secret de tout. Après cela, je te le demande, qu’avons-nous à craindre d’elle ? Nous n’abusons de rien ; notre maison n’est pas un palais, pas plus que Janicot n’est un page ; depuis tantôt dix jours, nous buvons notre thé sans sucre ; nos cheminées sont vastes, mais elles fument ; tu es la plus belle fille de l’univers, mais tu n’en sais rien ; je suis un très-savant homme et je le sais un peu, mais je ne le crie pas sur les toits. Allons, rassure-toi ; Némésis nous veut du bien, et j’en reviens à mon dire : pour être heureux, il suffit d’y voir clair. »

Alors je lui récitai ce mot d’un poëte grec qu’il m’avait lu la veille : « Prenez garde aux hasards dont la vie est pleine ; il n’est pas de pierre sous laquelle un scorpion ne puisse se glisser. »

Mais il me répondit : « Les scorpions ! les scorpions ! Je ne crois pas aux scorpions ! »

Vers la fin de février, l’hiver s’adoucit, la neige fondit. J’en profitai pour faire chaque après-midi une promenade à cheval. Un jour que, montée sur ma chère jument grise, je traversais ce bois que vous aimiez, à défaut d’un scorpion, je fis rencontre d’un loup. J’eus peur, mais je fus fâchée d’avoir eu peur. Les loups du Jura sont courtois. Celui-ci me devina et fit à ma fierté la grâce de s’enfuir.

Chargement de la publicité...