← Retour

Le roman d'une honnête femme

16px
100%

IV

Eh bien ! monsieur l’abbé, qu’en pensez-vous ? Que va-t-il advenir de tout cela ? Croyez-vous au marquis ? Sera-t-il jeune ou vieux ? Mais votre esprit s’est rouillé chez les Indiens ; vous n’aimez plus à deviner, et jetez du premier coup votre langue aux chiens.

Le fait est que pendant une semaine je dormis mal. Je faisais des rêves extravagants : une nuit, je crus me voir poursuivie par un loup, la baronne accourait à mon secours et ramassait une pierre pour me défendre ; mais en la soulevant elle mettait à découvert un scorpion, lequel se transformait subitement en un beau jeune homme qui m’appelait en souriant. Comme je m’approchais de mon sauveur, je découvris qu’il portait au front un dard acéré, reste de son premier état, et qu’il cherchait à m’en percer le cœur. Cela m’inspira de la tendresse pour les loups. Une autre fois je rêvai d’une étoile rougeâtre qui dominait fatalement ma vie ; en vain je m’enfuyais par monts et par vaux, elle rayonnait toujours sur ma tête, et je me sentais en proie à sa maligne influence. Apparemment c’était l’étoile de Mme de Ferjeux. — Que tout cela est absurde ! pensais-je en me réveillant ; mais il est des heures où le cœur croit à l’absurde.

Souvent je m’écriais : « Je n’ai pas le sens commun. Il n’y a point de marquis ; notre voisine nous mystifie ; elle rit sous cape de notre émoi et de nos transes. » Et dans ces moments-là, direz-vous, vous étiez rassurée et contente ? Et si Mme de Ferjeux elle-même était venue vous dire : « Pure plaisanterie que tout cela ! n’attendez personne, car personne ne viendra, ni aujourd’hui, ni demain, ni après-demain ! » oh ! pour le coup, vous l’auriez embrassée avec effusion. — N’en doutez pas, monsieur l’abbé. Et cependant, vous le dirai-je ? au fond du cœur… Mais ne vous fâchez pas, je n’ai rien dit.

En revanche, quand il m’arrivait de croire résolûment au vrai marquis, beau comme Apollon, brave comme Artaban, à ce prince Charmant, qui n’avait point trouvé de cruelles, ah ! croyez-moi, je me promettais de lui faire un accueil qui déconcerterait sa fatuité ; car j’avais décidé qu’il était fat, dédaigneux, blasé sur tout, et je me le figurais m’observant d’un œil à la fois indiscret et superbe. Et même, n’eût-il pas été fat, je lui en voulais d’être le neveu de sa tante, de répondre avec tant d’empressement à son appel, d’accourir à son ordre pour examiner la bête curieuse qu’elle lui promettait. Je croyais l’entendre raisonnant avec elle, lui disant : « Épouserai-je ? n’épouserai-je pas ? L’affaire ne se présente pas aussi bien que je le pensais… » Et puis il me déplaisait qu’on prétendît régler mon sort, disposer de moi sans mon aveu. La délicatesse de mes sentiments en était froissée, ma dignité s’en indignait, et je me rappelais ce mot de ma mère, qui assurait qu’il y a deux sortes de poésies, celles qui sont nées et celles qu’on a faites, que les premières sont bonnes, que les secondes ne valent pas le diable, et qu’il en va de même des mariages. « Arrivez, mon gentilhomme ! disais-je en moi-même. Je tiens pour vous en réserve mes plus grands airs et mes plus grandes manières. » Et vraiment je les préparais d’avance, je répétais la scène dans ma tête, mes premières phrases étaient toutes prêtes… Hélas ! ce que c’est que de nous, et comme la bizarre fortune se joue de nos précautions !

Un matin j’étais descendue dans la cour pour porter du grain à mes pigeons. D’où vous êtes, vous les voyez accourant à ma voix, voletant autour de moi, se posant à l’envi sur mes bras, sur mes épaules et sur ma tête. Lionne, cette chienne qui vous aimait, survint en bondissant et aboyant, et les oiseaux épouvantés s’enfuirent sur les toits. Je grondai Lionne, la fis coucher à mes pieds en lui enjoignant un religieux silence ; puis je rappelai mes pensionnaires ailés, qui se décidèrent à revenir et reprirent l’un après l’autre leur poste accoutumé ; mais tout à coup ils s’envolèrent de nouveau à grand bruit d’ailes. Il fallait que je fusse bien préoccupée, car je n’avais entendu venir personne. Et cependant quelqu’un était là ; sur le pavé de la cour éclairé du soleil, je voyais se dessiner une grande ombre immobile, accompagnée d’une autre ombre plus petite qui remuait… J’eus un frémissement. « Il est ici, me dis-je ; c’est lui ! » Et dans mon émoi je n’osais tourner la tête. Dans cet instant, approchant à pas de loup, Mme de Ferjeux me prit le menton d’une main, de l’autre releva le bord pendant de mon chapeau de campagne, et s’adressant à lui (car c’était bien lui) :

« Eh bien ! mon beau chevalier, fit-elle, que vous en semble ? »

La brusquerie de cette attaque inopinée qui rompait toutes mes mesures, qui déroutait toutes mes prévisions, me jeta dans un tel désordre d’esprit que je ne pus trouver une parole. Moitié confusion, moitié dépit, je me sentis rougir jusqu’aux oreilles, et les larmes me vinrent aux yeux ; tout tournait autour de moi ; j’aurais voulu être à cent pieds sous terre.

Alors le beau chevalier vint à moi, me fit un profond salut, et me dit d’un ton doux et respectueux :

« J’aime à croire, mademoiselle, que vous connaissez assez Mme de Ferjeux pour ne plus vous effaroucher de ses plaisanteries, mais il en est, je l’avoue, que j’ai peine à lui pardonner.

Quelle fut ma réponse ? Impossible de vous le dire, ni de quelle langue je me servis pour la faire, car la mienne était hors de service ; mais M. de Lestang eut la délicatesse de ne pas me regarder. Penché vers Lionne, qui était demeurée couchée à mes pieds, il la flattait de la main, lui tirait tout doucement les oreilles, me faisait compliment sur sa beauté. En ce moment, mon père parut ; on entra dans la maison, je réussis à me dérober, et je me sauvai dans ma chambre. Là, cachant mon visage dans mes mains, je maudis mon mauvais sort, et je songeai à cette fatale étoile, à cette étoile rouge de mes rêves, qui malgré moi gouvernait ma vie. Toutefois, comme je suis une fille raisonnable, je ne tardai pas à secouer mon chagrin ; ma bonne humeur reprit le dessus, et, tout en faisant ma toilette, je ne pus m’empêcher de rire un peu au souvenir de mes beaux plans de campagne et de ces airs majestueux dont je m’étais promis de foudroyer l’ennemi. « Je suis punie, me dis-je, par où j’ai péché. Ne prenons point d’airs, gardons celui qui nous est naturel. Il en sera ce qui pourra. »

Quand je redescendis au salon, Mme de Ferjeux venait de partir, et mon père faisait au marquis les honneurs de son cabinet d’antiques. On a dit que rien n’empêche tant d’être naturel que l’envie de le paraître. Cependant je crois que je me présentai devant M. de Lestang de l’air le plus aisé du monde ; car dans son premier regard je vis percer un peu d’étonnement, comme s’il avait eu quelque peine à me reconnaître ; je lui sus gré de sa surprise, elle me fit plaisir. Du reste, il eut pour ma personne le degré d’attention qu’exigeait la politesse, mais rien de plus. Il était fort occupé d’examiner les trésors d’art étalés sous ses yeux. Il en parlait non en savant, mais en homme du monde qui a beaucoup vu. La Némésis surtout l’enchantait, il ne se lassait pas de la regarder.

— Ma chère enfant, me dit mon père, M. de Lestang est fou de ma statue ; il estime que c’est un morceau achevé et du premier mérite.

— Je ne pense pas, dit le marquis, qu’il puisse y avoir deux avis à ce sujet. — Et il justifia son dire par des raisons où l’on sentait le connaisseur qui a du coup d’œil et du goût. Mon père semblait ravi au septième ciel, et à chaque mot clignait des yeux en signe d’approbation.

« Peste ! vous vous y entendez, disait-il, et vous seriez digne de savoir le grec.

— Je ne suis qu’un ignorant, répondit le marquis ; mais je crois avoir de l’instinct, et je n’ai garde d’apprendre ; ce serait me priver du plaisir de deviner… De deviner et de me tromper, ajouta-t-il en souriant ; mais enfin deviner bien ou mal et vouloir, il n’y a que cela qui compte, ce sont les deux épices de la vie. »

Vous conviendrez, monsieur l’abbé, que je pouvais me rassurer. Cette théorie sur les épices n’était pas propre à me tourner la tête.

Là-dessus M. de Lestang tira de sa poche un portefeuille en maroquin et un crayon, et se mit en devoir de prendre un léger croquis de la statue. Mon père lui arrêta la main.

« Ne faites pas cet affront à la déesse, dit-il. Elle croirait que vous lui faites vos adieux. Vous nous demeurerez quelques jours, j’espère, et vous reviendrez la voir. »

En vain je lui jetai un coup d’œil suppliant qui signifiait : de grâce, pas trop de zèle ! Le père avait disparu, il ne restait que l’antiquaire, lequel était sous le charme. Ce fut cet antiquaire obstiné et tout entier à son idée qui retint le marquis à déjeuner. A vrai dire, M. de Lestang ne se fit pas prier ; il paraissait se trouver à l’aise sous notre toit. A table, il fut gai, nous conta ses voyages, et je trouvai qu’il contait bien. Il avait la parole nette et facile et de la douceur dans la voix. Par intervalles seulement, il s’animait tout à coup, élevait le ton, accentuait fortement certains mots ; dans ces moments-là, ses sourcils se fronçaient légèrement, et ses yeux, d’un bleu sombre, s’enflammaient. C’était comme un éclair de passion, on eût dit que son âme allait prendre feu ; mais cela passait vite, et il revenait avec un sourire à son ton dégagé et uni.

En sortant de table, mon père lui dit :

« Après les vases, les bouquins. Allons faire un tour dans ma bibliothèque.

— Ah ! pour le coup, repartit M. de Lestang, vous tenez à me dépayser et à m’humilier. Épargnez-moi, ne me demandez mon avis que sur les reliures. »

Il suivit mon père, se laissa tout montrer, écouta avec la plus accorte complaisance toutes ses explications.

« Que de richesses ! dit-il. Vous en avez fait sans doute le catalogue ?

— Il est incomplet, répondit mon père, et je remets d’année en année à le terminer. Je me fais vieux, je suis devenu très-paresseux pour tout ce qui n’est pas ma besogne d’affection. Voyez comme ces rayons là-haut sont poudreux ! Il faudrait que le plumeau passât partout ; mais je ne saurais souffrir que la main d’un domestique touchât à mes chers volumes, et quant à moi, le temps me manque. La vie est si courte !

— Il y a cette différence entre nous, dit M. de Lestang, que vous êtes trop occupé pour achever l’inventaire de vos biens et que je suis trop inoccupé pour ne pas faire le mien ; car, moi aussi, je possède une bibliothèque, vieux patrimoine de famille un peu endommagé par les rats, mais les restes en sont bons. Cette année, pour la première fois, j’ai passé l’hiver à Lestang, et soit faute de savoir comment remplir mes journées, soit amour de l’impossible et des tours de force, j’entrepris de disputer mes livres aux rats et d’en faire à moi seul un beau catalogue par ordre de matières. Jugez si les bévues y fourmillent. J’ai fait peut-être comme celui qui rangeait le Traité des fluxions de Newton parmi les ouvrages de médecine.

— Je n’en crois rien, repartit mon père ; vous nous avez dit, et prouvé que vous avez le don de deviner.

— Enfin, reprit-il, je suis venu à bout de cette aventure, et, qui mieux est, j’ai pris goût au métier… Voyons, ajouta-t-il, mettez mes talents à l’épreuve. Nommez-moi votre épousseteur en chef. Nous allons commencer par ouvrir toutes les fenêtres, après quoi je grimperai sur cette grande échelle que voici, et je descendrai un à un tous vos poudreux in-quarto. Fiez-vous à moi du soin de faire leur toilette. Oh ! n’ayez crainte, je vous jure de n’y toucher qu’avec des doigts respectueux. De votre côté, monsieur le bibliothécaire, vous profiterez de l’occasion pour redresser votre registre et en remplir les blancs. Courage, à l’œuvre ! En quelques jours, tout sera fait, et vraiment je ne serais pas fâché de laisser à Louveau une trace de mon passage. »

Mon père s’en défendit bien fort, il n’avait garde d’infliger à son hôte l’ennui d’une si ingrate besogne, il résista le plus longtemps qu’il put ; mais le marquis ne s’entendait pas moins à vouloir qu’à deviner. Il avisa sur une chaise une méchante souquenille de toile dont il s’affubla, l’échelle fut dressée, et le voilà à l’ouvrage.

J’étais restée au salon, je brodais au tambour près de la petite table ronde ; la porte de la bibliothèque étant demeurée ouverte, de ma place, sans même remuer la tête, je voyais et j’entendais tout. Franchement, monsieur l’abbé, vous l’auriez trouvé adorable, ce beau gentilhomme au fier profil, aux petites mains blanches, dont toute la personne portait un cachet d’exquise élégance, et qui, vêtu d’un sarrau, docile comme un enfant, gai comme un écolier, leste comme un écureuil, allait et venait aux ordres de mon bon père ébahi, grimpait aux échelles, époussetait des livres, charmant la longueur du travail par des lazzis et de francs rires, et conservant, le plumeau à la main, toute la distinction de sa noble et fine nature.

Pendant ce temps, comme vous pensez bien, la fille de mon père causait un peu avec elle-même.

« Comme l’événement, me disais-je, trompe toujours notre attente !… Qu’il soit beau, bien fait, qu’il ait de grands yeux d’un bleu sombre, à la rigueur je pouvais le prévoir ; mais où est ce fat que j’attendais, impertinent, rongé d’ennui, revenu de tout ? Son cœur et son esprit sont restés jeunes. N’ayons pas l’air de le regarder ; mais se doute-t-il qu’il est à peindre, là-haut, sur son échelle ?… Ce qui est unique, c’est ce charme de simplicité ; ce serait par là qu’il pourrait être dangereux… Autre chose encore : il paraît à la fois doux et passionné comme ces fameux habitants de mes champs Élysées… Il est charmant quand il fronce le sourcil. Nous autres femmes, nous adorons la force ou ce qui lui ressemble ; mais ce qui nous subjugue tout à fait, c’est la douceur des violents. N’est-il pas de cette race ?… En vérité, ma pauvre Isabelle, il est heureux que nous n’ayons plus dix-huit ans ! Notre imagination risquerait bien de se monter ; mais aujourd’hui adieu les chimères ! Quand ce bel épousseteur partira, nous lui dirons adieu sans le moindre frémissement dans la voix, et il s’en ira ayant rangé une bibliothèque sans avoir rien dérangé dans notre cœur. »

Lorsque M. Max de Lestang se fut retiré en promettant de revenir le lendemain de bonne heure, mon père s’avança vers moi sur la pointe des pieds, et, me regardant dans les yeux :

« Eh bien ! me dit-il d’un ton de mystère, qu’en pensons-nous ?

— Oh ! c’est à vous de parler, repartis-je. Je l’ai à peine vu et encore moins regardé.

— C’est un homme délicieux, reprit-il vivement. Figure-toi que, grâce à lui, j’ai retrouvé un Alde superbe que je croyais perdu. Ce malheureux volume avait disparu dans une crevasse de la boiserie. Notre jeune homme s’avise de tout, il a des yeux au bout des doigts. Avant peu, ma bibliothèque sera nette comme une perle. Il ne sait pas le grec, c’est dommage ; mais il serait capable de l’inventer à ses moments perdus. Il est charmant ! te dis-je, et sa bonne grâce m’a tant jeté de poudre aux yeux que je n’ai plus vu le larron qui s’apprête à me dérober mon bien.

— Ah ! quant à cela, lui répondis-je en riant, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles ; votre bien est fort en sûreté, il ne songe pas à le convoiter… Mais vraiment vous vous échauffez. Épousez-le donc, ce beau marquis, je ne m’y oppose pas. »

Le lendemain, M. de Lestang reparut à l’heure dite et retourna bien vite à ses échelles, à son plumeau. Il en fut de même les jours suivants. Je ne le voyais guère qu’au déjeuner, pendant lequel il avait pour moi, comme je vous l’ai dit, la mesure d’attentions que la courtoisie exige. Il était aimable, toutefois sans empressement : notre maison lui plaisait, il promenait autour de lui des regards satisfaits ; mais il ne me fit pas un doigt de cour, ni le plus petit compliment. Un jour cependant, comme mon père, en sortant de table, m’avait obligée de lui jouer un andante de Mozart, le marquis m’écouta avec une attitude rêveuse, et quand j’eus fini, il me dit d’un ton pénétré :

« J’avais souvent entendu cet air, mais je ne le connaissais pas. »

Le même jour, il s’écria du haut de son échelle :

« Décidément la poussière de cette bibliothèque a des vertus magiques. Depuis que je m’en barbouille les doigts, je me sens rajeunir. Hier je n’avais plus que vingt ans, aujourd’hui je me plairais à des jeux d’enfant. Je crois entendre des bruits de crécelles, des ronflements de toupie. Vous auriez dû me prévenir, monsieur, car cela devient effrayant. Demain un tonton me semblera plein de charmes, et après-demain il faudra me tailler un béguin. »

Oh ! pour le coup, il n’y avait pas à s’y tromper, le compliment n’était pas à mon adresse : c’est de tontons qu’il rêvait.

Le jour d’après (c’était un vendredi), M. de Lestang avertit mon père que son départ était fixé au surlendemain.

« Travaillons bien, lui dit-il ; je serais désolé de vous quitter avant que notre monument soit achevé. »

Ce jour-là, je fis seller ma jument grise, et, laissant ces messieurs déjeuner en tête-à-tête, je me rendis chez la vieille Thérèse, cette pauvre infirme que nous avons souvent visitée ensemble. J’y restai fort longtemps. En rentrant, je trouvai mon père seul, le menton dans la main, arpentant le salon d’un air grave. Il vint à moi et, sans me donner le temps d’ôter mes gants et mon chapeau, il me fit asseoir sur le sofa et me dit à brûle-pourpoint :

« Isabelle, l’aimes-tu ? »

Je le regardai avec surprise et ne répondis rien.

« Oh ! je t’en conjure, reprit-il, ne l’aime pas encore. Attends quelques jours, il faut que nous sachions d’abord… Il m’est venu certains doutes… Comment te dire ?… Mais figure-toi que je suis incertain si c’est à toi qu’il en veut ou à la statue.

— La chose est plaisante, lui répondis-je, avec une gaieté forcée. Vous a-t-il demandé Némésis en mariage ?

— Non, il n’a pas osé… Mais qu’est-ce que je dis ? tes plaisanteries me brouillent l’esprit. Ce qui est certain, c’est qu’il en raffole. Dieu le lui pardonne ! elle est si belle ! Seulement il l’aime trop… Cette après-midi, il m’a dit tout à coup :

« Reprenons un instant haleine et allons nous reposer auprès d’elle. »

— J’ai cru qu’il voulait parler de toi, et j’allais lui rappeler que tu étais sortie ; mais, avant que j’eusse le temps d’ouvrir la bouche, il a traversé en courant le salon, s’est élancé dans la galerie et s’est placé en contemplation devant la déesse ; puis il a pris un crayon et l’a dessinée. Un charmant croquis, je t’assure. Il est sorcier… Mais à sa pose, à ses longs regards pensifs, on eût dit un amant faisant le portrait de sa maîtresse. Pendant qu’il crayonnait, je me suis souvenu que l’autre jour il m’avait parlé d’une sorte de grande niche qui coupe par le milieu la galerie vitrée de son château ; il y a des bustes antiques aux quatre coins avec un grand socle de porphyre au milieu.

« Ce socle, me disait-il, est encore vide, il attend sa statue. »

— Et vous pensez qu’il aura l’indiscrétion de vous dire : Votre statue me plaît : elle ferait bel effet sur mon socle, vendez-la-moi ?

— Les amateurs d’objets d’art, Isabelle, sont une race sans scrupule. Les plus honnêtes ne volent pas à main armée ; voilà tout. Ce qui m’épouvante, c’est que je suis faible, je ne sais pas résister. Tu te rappelles que plus d’une fois je me suis laissé prendre à des cajoleries, quitte à m’en mordre les doigts, jurant, mais un peu tard… C’est pour cela que je crains le monde. Les moutons y sont tondus de près, heureux quand le berger ne les écorche pas !… Passe encore, ajouta-t-il, si M. de Lestang aimait à la fois ma statue et ma fille, car je donnerais presque sans regret Némésis à mon gendre ; je n’aurais pas le chagrin de m’en séparer ; tu sais que mon gendre sera tenu de me loger chez lui.

— Oh ! de grâce, lui dis-je, laissons dormir toutes ces folies, elles n’ont pas même le mérite d’être gaies.

— Attends, attends, reprit-il, je ne t’ai pas tout conté. A cinq heures, je suis sorti avec M. de Lestang et l’ai reconduit jusqu’à Ferjeux. Là il m’a quitté pour aller faire un tour dans les bois, et j’ai demandé à voir la baronne.

— Bon Dieu ! m’écriai-je. Vous avez parlé à Mme de Ferjeux ?

— Ne me fais donc pas de si gros yeux. Dans ce siècle, comme les enfants sont sévères ! Voyons, Isabelle, ai-je du tact ou n’en ai-je pas ?… Mme de Ferjeux me demanda où en étaient nos affaires.

« Oh ! lui répondis-je en riant (je te jure, Isabelle, que j’avais l’air fort enjoué), oh ! chère madame, j’ai l’esprit bien tranquille ; c’est à ma Némésis que votre beau neveu fait les yeux doux. Elle se mit à rire comme une folle.

— Croiriez-vous, me dit-elle, qu’hier soir il vint à moi se frottant les mains et disant : Décidément je l’aime, et par l’étoile du berger je l’aurai, je l’aurai !

— Mais, beau neveu, vous l’a-t-on accordée ?

— Qu’à cela ne tienne ! si on me la refuse, je l’enlève.

— Oh ! oh ! y consentira-t-elle ?

— Chère madame, qui ne dit mot consent.

— Je la connais, Lovelace, soyez sûr que Clarisse criera.

— Il partit d’un éclat de rire, continua-t-elle, et il m’expliqua qu’il aimait Némésis, qu’il adorait Némésis, qu’il enlèverait Némésis, et que sûrement Némésis ne crierait pas. Se moquait-il de moi ? Cela lui arrive quelquefois ; mais d’autre part il a des lubies si étranges, notre gentilhomme, et il veut si bien tout ce qu’il veut ! Enfin cela vous regarde. Tirez-vous d’embarras comme vous pourrez. Mon neveu, qui est aussi mystérieux que votre fille, m’a fait jurer que durant son séjour ici je ne remettrais pas les pieds à Louveau. Il entend faire ses affaires lui-même. A merveille ! je ne me mêle plus de rien. Le loup rôde autour de la bergerie ; montez la garde, mon brave homme ! Qu’on vous enlève votre statue ou votre Isabelle, je m’en soucie comme de la pantoufle de la reine Berthe, et je m’en vais de ce pas retrouver mes maçons. Ce sont de braves gens qui ont le cœur sur la main. »

Là-dessus elle me mit à la porte en me donnant de petits coups d’éventail sur les doigts ; mais comme je traversais la cour d’honneur, elle avança la tête à la fenêtre et me cria :

« A propos, que pense de tout cela votre belle insensible ?

— Oh ! lui dis-je, elle est d’une superbe indifférence dont rien n’approche.

— Ce sont deux sournois, reprit-elle. En dépit de mes serments, j’irai dîner demain à Louveau, et je découvrirai le pot aux roses… »

— Voyons, Isabelle, t’ai-je compromise ?

— Je suis désolée, mon père, lui dis-je avec un peu de dépit, que vous ayez fait vos confidences à Mme de Ferjeux. Je vous préviens que j’aurai la migraine demain. Je suis décidée à ne pas voir M. de Lestang en présence de sa tante. »

Pendant tout le dîner, nous nous querellâmes un peu. Je l’accusais d’être trop confiant ; il me reprochait d’être trop fière.

« Si tu avais pris la peine de questionner tout doucement son cœur, me dit-il, tu l’aurais forcé de se déclarer, et nous saurions à quoi nous en tenir, tandis qu’il pourra nous dire adieu demain sans que nous ayons un reproche à lui faire. »

Je lui répondis qu’il faisait bon marché de ma dignité, et j’ajoutai quelques mots piquants qui le chagrinèrent. Je sentais gronder en moi comme une sourde colère qui s’en prenait à tout le monde et qui menaçait à tout coup d’éclater. Je me renfermai quelque temps dans un morne silence ; mais quand nous eûmes pris le thé, je regrettai mes rudesses et je lui dis en l’embrassant :

« Pardonnez-moi, mon bon père, et quittez vos soucis ; vous garderez votre déesse et votre fille. »

Je suivis la galerie pour me retirer chez moi, et, en passant devant la Némésis, je ne pus m’empêcher de la regarder. Ma lampe éclairait le bas de son corps et ses draperies ; sa tête restait dans l’ombre. Il me sembla qu’elle s’animait, et je crus voir courir sur ses lèvres de marbre le sourire insultant d’une rivale.

Rentrée dans ma chambre, je m’assis près de mon rideau, le coude appuyé sur le rebord de la fenêtre, ma joue dans ma main. La nuit était claire et sereine, le ciel étincelait de mille feux. Le cri monotone des grillons formait avec le clapotis d’un ruisseau un doux concert auquel par intervalles une orfraie mêlait sa note triste et rauque. En face de moi, de l’autre côté de la combe, j’apercevais de vagues blancheurs de rochers qui me révélaient le précipice que domine Ferjeux. Il me semblait que mes pensées secrètes, pareilles à des oiseaux longtemps captifs à qui l’on rend la clef des champs, s’étaient envolées de mon cœur resté vide, qu’elles erraient autour de moi dans la nuit, qu’elles me parlaient par la voix du grillon, par le murmure de l’onde agitée, par la plainte entrecoupée de la chouette. Un cœur troublé intéresse l’univers entier à ses ennuis ; il se flatte de tourmenter de sa fièvre l’âme tranquille de l’indifférente nature ; sa folle passion interpelle jusqu’à cet abîme des cieux étoilés, jusqu’à ces mornes espaces qui n’ont jamais rompu leur vœu d’éternel silence. Étrange orgueil de tout ce qui souffre ! La douleur nous devrait avertir du peu que nous sommes, et cependant qui de nous ne prend à témoin de ses larmes et les hommes et les choses mêmes, ces divines aveugles à qui nous prêtons des yeux pour nous voir et de mystérieuses pitiés pour pleurer avec nous ? Ce soir-là, je me figurais que tout autour de moi agitait la question de mon bonheur. Des voix secrètes m’appelaient par mon nom. Les unes me disaient : « Crains tout ! » les autres : « Espère tout ! » Je crus entendre aussi ces mots : « Défie-toi surtout de tes espérances ! » Enfin je secouai mes songes, je me levai, je regardai une dernière fois le vallon solitaire, les étoiles, les bois, les pâles rochers…

« Hélas ! c’en est fait, je l’aime ! » dis-je à demi-voix en refermant la fenêtre.

Chargement de la publicité...