Le roman d'une honnête femme
II
Une après-midi qu’il neigeait un peu, l’idée me vint tout à coup que M. Dolfin était en chemin pour venir me voir. Une demi-heure plus tard, Marguerite entre, me remet une carte ; c’était la sienne, et l’instant d’après il était assis en face de moi au coin du feu.
Les jours précédents, je m’étais laissée aller au plus profond découragement, et j’avais eu une rechute de cet ennui dévorant, de cet esprit de révolte contre ma destinée, qui une fois déjà m’avait donné l’envie de mourir. — Ai-je donc un boulet au pied ? m’étais-je dit. Suis-je à jamais emprisonnée dans cette odieuse maison ? La vie ne m’y est plus possible. Ai-je perdu toute force, toute volonté ? Qu’est-ce que j’attends pour m’en aller ? — Et je songeais sérieusement à partir pour Louveau. Ce jour-là même, j’avais commencé mes préparatifs, et tout à coup, à l’idée du violent chagrin que j’allais causer à mon père, le courage m’avait manqué et j’étais restée en proie à de mortelles indécisions, ne sachant quel mal préférer, accablée du sentiment que tout m’était impossible, faisant pour ainsi dire le tour de ma vie pour découvrir quelque part une issue et me heurtant partout contre des portes fermées.
Aussi j’éprouvai un tressaillement de joie en voyant entrer M. Dolfin ; j’étais heureuse que quelqu’un vînt me disputer et m’arracher pour quelques instants à moi-même ; j’étais heureuse aussi d’avoir deviné qu’il viendrait ; il me semblait que mon âme avait des communications secrètes avec une autre âme et que nous étions au moins deux dans le désert de la vie.
« Je tiens mal mes serments, madame, me dit-il avec un sourire triste ; mais Mme d’Estrel, assaillie, je pense, de nouvelles requêtes de ma mère, m’a écrit une longue lettre où elle m’expose toutes ses objections à ce qu’elle appelle ma folie. Je m’étais mis en route pour aller la voir ; chemin faisant, j’ai réfléchi que probablement elle ne comprendrait guère ce que j’allais lui dire. C’est à vous seule, madame, que je puis ouvrir mon cœur. Peut-être, après m’avoir entendu, consentirez-vous à lui expliquer mes raisons et à plaider ma cause.
— Parlez, monsieur, lui dis-je ; il n’est pas impossible que vous me persuadiez, car je suis tentée de croire que la vraie sagesse a souvent un air de folie et que le monde s’y trompe quelquefois. »
Il demeura un instant silencieux, les yeux baissés.
« Il me semblait, en venant, reprit-il enfin, qu’il m’en coûterait peu de tout vous dire, et voilà que le courage me manque. Ce qui me fait peur, c’est de penser que je vous paraîtrai peut-être ridicule ; ce serait un malheur pour moi, et je ne m’en consolerais pas. Que n’ai-je quelque crime, quelque tragédie à vous raconter, quelque sinistre aventure qui vous ferait pâlir ! « Ame perverse, diriez-vous, allez ensevelir vos remords à la Trappe. » Qui sait ? en me drapant bien dans mes noirceurs, peut-être vous semblerais-je un héros, et quand vous me refuseriez votre admiration, encore aimerais-je mieux vous effrayer que vous faire sourire. Hélas ! je ne suis rien, je n’ai rien fait ; je ne puis trouver dans tout mon passé l’ombre d’un drame ou d’un événement. Dès ma naissance, la vie me fut facile ; enfant gâté de la fortune, je n’eus jamais ni combats à livrer, ni périls à braver, ni sujet de me plaindre de personne. Et cependant, après une enfance heureuse à laquelle tout avait souri, au moment où ma vie était dans toute sa fleur, la tristesse vint à moi, prit mes deux mains dans ses mains froides, et de ce jour elle ne m’a plus quitté. Ah ! madame, le malheur n’est pas dans les choses, il est en nous-mêmes, et il suffit d’un point noir dans notre œil pour que la nuit se fasse autour de nous.
« Je crois que j’ai été pétri dans cette argile dont sont également faits les héros et les niais. Ces deux espèces d’hommes se ressemblent un peu, les uns et les autres prennent leur pensée pour la mesure des choses ; mais tandis que les premiers n’ont qu’à frapper la terre du pied pour voir leurs rêves marcher au soleil devant eux, les autres, hommes de néant, se débattent tristement jusqu’à la fin contre la vanité de leurs informes chimères : ils ont beau essayer de tout, tout manque, tout échoue entre leurs mains, la vie se refuse à tout ce qu’ils entreprennent, et ils comptent leurs jours par des desseins avortés et des espérances condamnées. Je suis, hélas ! je le sens bien, de cette race de niais et d’inutiles qui n’ont pas le secret de Dieu et qui meurent sans avoir jeté en terre un seul germe qui ait pris vie. Et pourtant que j’étais intrépide, vaillant et naïf en mon jeune âge ! comme je croyais ingénument en moi-même ! J’avais juré à la face du ciel que j’étais né pour faire de grandes choses ; mais le petit homme eut beau se trémousser, il n’ajouta pas un pouce à sa taille.
« Pourquoi es-tu triste ? me disait-on. Que manque-t-il donc à ton bonheur ? — Mais que m’importait le bonheur ? Mon âme aimante sentait l’ardent besoin de se donner à quelqu’un ou à quelque chose ; elle était avide des sacrifices et des souffrances du dévouement, — et à ce besoin se joignait celui d’une parfaite conséquence dans ma vie. La logique est plus qu’une loi de mon esprit, elle est une passion de mon cœur ; je me promettais d’être toujours d’accord avec moi-même et de ne jamais transiger sur rien ; toute réserve me semblait une infidélité, tout compromis un mensonge, et partant une souillure. Et j’allais ainsi cherchant un maître qui voulût de moi, ou, pour mieux dire, une maîtresse ; mais cette maîtresse, je la cherchais par-delà les nues, dans le pur éther, et je regardais le ciel, attendant qu’il s’ouvrît pour lui donner passage, croyant déjà la voir apparaître dans sa gloire, impatient de lui engager ma foi, l’adorant sans la connaître, résolu à souffrir, et, s’il le fallait, à mourir pour elle.
« Je vivais dans cet état d’attente fiévreuse et d’enthousiasme sans objet quand, effrayée de mes bizarreries, ma mère chargea un digne ecclésiastique du soin de me réduire à la raison. Esprit solide, mais triste, et à qui le goût de raisonner tient lieu de tout, l’abbé Néraud m’imposa par son ton d’autorité et acquit promptement de l’empire sur moi. Il m’étudia avec soin, me tâta le pouls, rassura ma mère, lui répondit de ma guérison. Il commença par me mettre au régime, par faire le vide dans mon esprit ; avant de me nourrir de la vérité, qui est le pain des forts, il s’efforça de me dégoûter par ses froides ironies de toutes les erreurs qui m’étaient chères. Dans le fait, ma tristesse songeuse était un état heureux ; elle était traversée de grands éclairs de joie ; je me croyais sans cesse à la veille de contempler cette céleste amie après laquelle soupirait mon cœur ; j’étais tourmenté de rêves et d’espérances, et ce tourment me plaisait. L’abbé fit une guerre acharnée à mes illusions. De ses deux mains sèches il secoua fortement le jeune arbre confié à ses soins ; il en fit tomber les fleurs, il en fit envoler les oiseaux. Je me débattis quelque temps contre les mains impitoyables qui dépouillaient ma vie ; elles ne lâchèrent pas prise, rien n’échappa à leurs ravages, et je demeurai dans un absolu dénuement, contemplant d’un œil atterré le sol jonché de mes chimères mortes.
« Mon sage gouverneur me laissa pour ainsi dire savourer mon chagrin, puis il commença de m’expliquer le grand mystère de la vie, le malheur entrant dans le monde avec le péché, Dieu précipité par la faute de l’homme dans la douleur et dans la mort, ce Dieu crucifié laissant sa croix en héritage aux siens avec l’exemple de son ignominie et de ses souffrances volontaires. Je n’avais eu jusqu’alors qu’une dévotion vague et tiède ; on m’avait enseigné une religion accommodante, vain tissu de petites pratiques qui effacent les infidélités du cœur, — et à mon insu je nourrissais un secret dédain pour ce Dieu complaisant qui souffrait des partages dans les âmes et se contentait modestement des restes que lui abandonne le monde. L’abbé Néraud m’apprit à connaître le vrai Christ, celui dont la parole est dure et dont la sagesse est folle, celui qui renie pour son disciple quiconque ne hait pas sa propre vie, celui qui enseigne que tout dans l’homme est corruption, et qu’il nous faut mourir à nous-mêmes. J’embrassai avec transport ce Dieu triste qui a souffert et qui nous commande de souffrir, et je répandis mon âme à ses pieds comme la pécheresse ses parfums.
« Toutefois, en changeant d’affections et d’idées on ne change pas de nature : j’aimai la vérité comme j’avais aimé l’erreur, avec l’impétuosité d’un esprit extrême ou peut-être d’un esprit juste, car il n’est pas prouvé que la modération ait toujours raison. Je sentis bien vite que si la souffrance volontaire est le seul chemin par où nous allions à Dieu, le moine est le seul chrétien conséquent ; je me nourris de la vie des saints, des aventures de ces illustres pénitents qui, secouant la poussière du monde et s’enfuyant au désert, « reposaient sur les collines comme des colombes, se tenaient comme des aigles sur la cime des rochers. » Parmi cette légion sacrée, l’homme de mon cœur était saint François d’Assise, le plus fidèle imitateur du Christ : je brûlais de marcher sur ses traces, d’épouser comme lui la sainte pauvreté et de convertir tout l’univers à la beauté de ma dame ; mais comme la foi n’avait point détruit en moi toute idée de gloriole, je me pris à rêver d’être le fondateur de quelque ordre nouveau. J’aspirais ingénuement à la gloire des Bernard et des Dominique, il me semblait qu’il y avait dans ce siècle une grande œuvre à faire ; n’étais-je pas l’ouvrier prédestiné ? Me voilà entiché de cette nouvelle folie ; je m’attendais à toute heure que Dieu allait me parler, me révéler le secret de ma mission ; j’interrogeais le ciel et la terre, tout m’était auspice et présage. Après de longs jeûnes qui ruinaient ma santé, courbé sous ma croix, je montais sur la montagne, j’entrais dans la nuée ; mais Dieu n’y était pas, et, attribuant mon mécompte à mon indignité, pour le contraindre à parler, je redoublais mes austérités et mes macérations.
« J’admire comme vous l’avez guéri » dit un jour ma mère à l’abbé Néraud.
« Il s’excusa sur ma mauvaise tête, qui, disait-il, versait tantôt à droite, tantôt à gauche : j’avais besoin de distractions, il fallait m’envoyer courir le monde ; en frayant avec les hommes, j’apprendrais le proverbe : Vertu gît au milieu. Nous partîmes ; je vis le monde, mais je ne lui cédai rien. L’abbé, consterné de son succès, s’efforçait de tempérer mon zèle ; il me représentait que le bon sens a son prix, qu’à l’impossible nul n’est tenu, à quoi je répliquais que l’impossible est un mot vide de sens pour le chrétien et qu’un grain de foi transporte les montagnes.
« Partout où nous passions, il tâchait de me mettre en rapport avec des hommes d’une piété sage et discrète qu’il me proposait en exemple ; mais leur sagesse me révoltait, elle n’était à mes yeux que le talent d’accommoder la dévotion avec l’humaine faiblesse. Je voyais avec aversion cette multitude d’inconséquences dont se compose la vie du monde et que par la force de l’habitude il n’aperçoit plus. Le confort dans la piété, cet art de faire agréablement son salut, qui de nos jours a été poussé si loin, m’outrait d’indignation ; j’admirais, non sans les mépriser un peu, ces dévots mondains qui admettent sans difficulté les mystères les plus redoutables de la foi et qui n’en perdent pas un coup de dent, ces consciences béates qui, en attendant la possession des demeures éternelles, cherchent leurs aises ici-bas, ces saintetés bien disantes et bien dormantes qui ont le teint fleuri et l’humeur enjouée, et qui font hommage de leur sourire à un Dieu crucifié. Si le divin vagabond, pensais-je, apparaissait tout à coup à ces gens-là avec son cortége de publicains et de pêcheurs, lequel d’entre eux oserait l’avouer pour son maître ? Dix-huit cents ans de date sont une étrange affaire ; c’est comme un brouillard à travers lequel on voit ce qu’on veut.
« Je donnais bien du fil à retordre à mon pauvre abbé, je disputais contre lui en ergoteur hibernois, je retournais contre ses maximes de sagesse tous les arguments dont il m’avait autrefois accablé ; je triomphais de le voir se prendre dans ses propres filets. A vrai dire, dans nos incessantes discussions, je n’étais ni modeste ni aimable, je ne me souciais que d’avoir raison. Cependant il pouvait se flatter d’avoir gagné quelque chose sur moi, car, si je demeurais intraitable sur les principes, j’avais bien rabattu de mes espérances. Tout ce que je voyais m’avertissait que le temps des saint Bernard est à jamais passé, et mes ambitieux projets se dissipaient en fumée. Plus j’allais en effet, plus je me persuadais qu’un esprit nouveau s’est emparé de la société et qu’elle n’est plus chrétienne que de nom. En vain je cherchais des yeux les tentes de Jacob, les pavillons d’Israël qui s’élevaient jadis comme des cèdres au bord de l’eau…
« Le Dieu fort et jaloux, me disais-je, s’est endormi comme un vieux lion ; qui le réveillera ? »
« Je comprenais que l’humanité a changé de règle et de maître. Toute son étude est de lire dans le grand livre de la nature ; voilà l’évangile éternel. Courbée sur ces feuillets suspects comme un nécromant sur son livre noir, ses institutions, ses lois, ses mœurs, ses doctrines, ses arts, elle a tout puisé à cette source impure. Et soit insouciance de se contredire, soit par une sorte de respect dérisoire, cette prêtresse du dieu de la nature affecte encore de s’incliner devant la croix !
« A mesure que je voyais plus clair, mon courage tombait. Qu’étais-je pour lutter contre ce torrent qui entraîne le monde vers de nouvelles destinées et vers de nouveaux autels ? Ce siècle hautain méprise les jalousies d’un Dieu auquel il donne des rivaux ; perdu dans ses idées, dans ses affaires, dans ses plaisirs, il n’entend ni les anathèmes qui sortent des antiques thébaïdes, ni les plaintes de la colombe divine qui gémit de son délaissement. Quelle langue parler à ce sourd ? Par où attaquer sa superbe ? Misérable songe-creux confondu dans la foule, le sentiment de mon néant m’écrasait, je me prenais en pitié. Mon apostolat, mes miracles, les tempêtes désirées, — adieu tous mes rêves ! Une invincible timidité glaçait mon cœur et ma langue. Quelle âme entendrait la mienne ? Et quand j’aurais usé mes poumons à crier dans le vent, était-il sûr qu’un seul passant retournât la tête ?
« Je renonce à sauver le monde, dis-je un jour à l’abbé Néraud ; c’est une entreprise qui souffre quelque difficulté ; je me contenterai de me sauver moi-même. »
« Et je partis pour Aiguebelle. »
M. Dolfin avait parlé avec une exaltation croissante, en promenant ses regards autour de lui ; enfin il les arrêta sur moi et se tut ; il m’observait avec inquiétude, il avait grand’peur de me sembler ridicule.
« Vous n’attendez pas, lui dis-je, qu’une femme ait une opinion sur de pareilles matières. Je rapporterai fidèlement notre entretien à Mme d’Estrel. Je crains seulement qu’elle ne se rende pas. Elle répondra peut-être que rien ne vous oblige à vous jeter dans un cloître, que restant dans le monde vous y pouvez mener une vie conforme à vos principes, que la Trappe est un asile ouvert aux dégoûts et aux remords, qu’il n’est rien dans votre passé dont vous ayez à rougir. Que sais-je encore ? Ne peut-on vivre dans le monde sans être du monde ? Pourquoi fuir la lumière du jour et le commerce des hommes ? De quoi avez-vous peur ? »
Il changea de visage et me dit d’une voix émue :
« C’est de moi que j’ai peur, madame, et puisqu’il faut vous faire des aveux que je ne fis jamais à personne, ce que je vais chercher à la Trappe, c’est un lieu de sûreté pour ma foi. Oui, je tremble pour elle, car il y a en moi deux hommes, deux âmes, deux esprits… Hélas ! il se livre dans ma conscience des combats à outrance qui m’épouvantent. Pourquoi faut-il donc que j’unisse à mes aspirations héroïques une imagination trop tendre que le beau ravit et qui caresse des folies ? Raisonneur intraitable que le chant d’un oiseau fait pâmer, portant dans mon sein le germe de toutes les fortes vertus et de toutes les faiblesses, avide de souffrir, avide de jouir, et mêlant, je ne sais comment, à la rigidité d’un Brutus chrétien les larmes faciles d’une femmelette… Oh ! le bizarre assemblage que je suis !… »
J’imagine, mon père, que M. Dolfin appartient à une famille d’esprits qui vous est connue. Peut-être avez-vous rencontré plus d’une fois ses pareils. Est-ce un cas rare que cette maladie d’une âme tourmentée qui tour à tour croit et ne croit pas, et qui recourt aux austérités pour étouffer ses doutes ? Vous pensez bien qu’en écoutant les confessions du jeune Corfiote je me sentais fort dépaysée ; mais mon étonnement était mêlé d’admiration. Il me semblait noble et d’une race à part, ce pauvre rêveur qui avait passé sa jeunesse dans l’ignorance de tous les plaisirs ; ses pensées avaient été ses seules aventures et la vérité sa seule amie dans ce monde, amie sévère jusqu’à la dureté, qui lui demandait beaucoup et lui donnait peu. Avec quelle simplicité d’enfant il me raconta ses peines ! Je me disais qu’une telle âme était une plante exotique, qu’il avait fallu le soleil de Grèce et d’Italie pour la faire croître et mûrir.
Dans la suite de notre entretien, il me rapporta un trait de son enfance qui le peint. Il avait douze ans quand vint à Corfou une jeune dame étrangère d’une surprenante beauté. Il la rencontrait quelquefois à la promenade, et ses grâces le ravissaient à ce point qu’il demeurait comme interdit devant elle ; laissait-elle tomber un regard sur lui, il rougissait et perdait contenance. Indigné d’être ainsi à la merci d’un regard, il jura de surmonter cette faiblesse. A quelques jours de là, il revit la belle étrangère, et du plus loin qu’elle lui apparut, il sentit, en dépit de ses serments, l’inévitable rougeur lui monter au front. Il s’enfuit, pleurant de rage, s’enferma dans sa chambre, alluma une bougie, et pour se punir de ses pâmoisons, nouveau Scévola, il tint sa main étendue au-dessus de la flamme jusqu’à ce que l’excès de la douleur le forçât de la retirer.
« De cette aventure, disait-il, il me resta quelque temps une ampoule que je regardais avec complaisance, prenant le ciel à témoin que j’avais un grand caractère. »
Sa redoutable ennemie partit, mais elle n’emporta pas avec elle la douceur du beau ciel de la Grèce, ni des rivages et des vergers, qui parlaient trop vivement à son cœur.
Plus tard, au fort de sa dévotion, il se reprocha souvent les rêveries où le jetait la vue d’un beau paysage. La nature était une autre belle étrangère dont les séductions lui étaient dangereuses.
Dans ses promenades solitaires, pendant que cheminant à l’aventure au penchant d’un coteau il délibérait avec lui-même sur les moyens de devenir un grand homme et un grand saint, et qu’en réglant son sort il se flattait de régler aussi les destinées du monde, un rayon de soleil se jouant dans les feuillages, l’ombre portée d’un buisson, moins que cela suffisait pour détourner soudain le cours de ses pensées.
Saisi par la beauté de ce qui l’entourait, il entendait une voix lui dire tout bas que peut-être le monde est encore tel qu’en sortant de la main créatrice, que rien n’est déchu, que tout est demeuré dans l’harmonie primitive ; que le paradis, c’est ce que nous voyons ; que le mal est au bien ce que l’ombre est à la lumière, que l’un ne va pas sans l’autre ; que par conséquent tout est dans l’ordre, tout est nécessaire, et qu’il y a dans la nature comme un Dieu répandu.
« A peine avais-je abordé, me dit-il, ces imaginations funestes que je les repoussais avec horreur, et, prenant à deux mains un crucifix, tour à tour j’y tenais mes yeux attachés ou j’y collais mes lèvres afin de ne plus voir, de ne plus toucher dans ce monde que le Dieu crucifié ; mais en vain j’exorcisais le fantôme, il revenait à la charge, il choisissait le lieu, l’heure, et tout à coup je le voyais se dresser entre la croix et moi. Non, elle ne venait pas de l’enfer, cette voix émouvante qui jetait le trouble dans mon esprit ; elle sortait du fond de mon cœur, qui m’est un mystère. Et c’est elle encore qui naguère, lorsque je fulminais l’anathème contre ce siècle et ses faux dieux, c’est elle qui me disait : Qui sait ?… mot redoutable ! Oui, qui sait ? Ah ! pour ne plus entendre ce mot fatal, nul sacrifice ne me coûterait, et il n’est pas de cellule ni de cachot où je ne m’enfermasse avec joie, car je suis las de moi-même, las de mes incertitudes, las de ces doutes qui s’élèvent comme une vapeur entre ce que j’adore et moi, las surtout d’ignorer qui je suis, quelle est ma véritable existence, si je dois me reconnaître dans cet homme qui adore ou dans cet autre qui doute…
« Madame, vous connaissez Aiguebelle, poursuivit-il, c’est un lieu triste ; à peine l’est-il assez pour moi. Il y a quelques mois, quand je visitai pour la première fois le couvent, et que, levant les yeux, je lus au-dessus d’une porte cette inscription : Arsène, fuyez les hommes et vous serez sauvé ! je fus saisi d’une indicible émotion, le ciel me parlait, m’appelait par mon nom : Arsène, fuyez les hommes ! Ces mots avaient été écrits pour moi ; j’étais un hôte attendu, et il me sembla que la porte s’ouvrait d’elle-même pour me recevoir. Un sentiment de paix que je n’avais jamais connu entra en moi et ne me quitta pas durant les quelques heures que je passai au couvent. Cette maison m’avait été préparée, j’avais eu peine à en apprendre le chemin ; mes amertumes, mes déceptions, mes tourments intérieurs, autant de ruses divines par lesquelles la Trappe m’avait attiré dans ses bienheureux filets. Elle se livrait enfin, cette proie désirée, et ces saintes murailles se promettaient de ne pas la lâcher. Oh ! que je songeais peu à me défendre ! Je leur disais : Me voici ; corps et âme, je vous appartiens… Je ressentais pour la première fois les joies de la certitude, et tout ce que je voyais les nourrissait en moi. Les longues galeries du cloître, qui semblent faites pour y promener des pensées, la nudité des salles que je traversais et où tout annonce une vie dépouillée, le chapitre où l’humilité bat sa coulpe, le réfectoire et la simplicité d’une table dont les mets grossiers suffisent à entretenir la vie et n’accordent rien aux sens, le dortoir avec ses étroites cellules sans clôture, avec ses lits dont la courte-pointe est rayée d’une croix et dont le chevet est protégé d’un bénitier, d’un crucifix, d’un agnus, quelques figures austères de religieux qui passaient près de moi comme des ombres, le silence surtout qui régnait dans toute cette maison dont les murs seuls parlent par leurs inscriptions, ce silence anticipé de la tombe que je sentais pour ainsi dire dévorer et engloutir mes peines, tout m’avertissait que j’étais chez moi, que je prenais port, et mon cœur délivré goûtait le charme de ces espérances qui renouvellent la vie.
« Tout à coup le frère portier, qui m’accompagnait et semblait jouir de mes extases, me dit à l’oreille : Vous n’avez pas tout vu… Je le suis, il ouvre une porte, et mon regard plonge sur un jardin fleuri, plein de soleil, de parfums et de bourdonnements. Je reculai d’un pas ; j’avais oublié qu’il y eût un soleil, des fleurs, et la fête qui se célébrait dans ce jardin me causait une surprise mêlée d’angoisse. Cependant je fis bonne contenance, je marchai droit à l’ennemi. Au sommet d’un buisson s’épanouissait une rose vermeille.
« — Il y a donc des roses à la Trappe ? dis-je au frère portier, qui dut s’étonner de mon étonnement.
« Il me répondit par un sourire qui signifiait : Pourquoi pas ?… Je regardais tour à tour la fleur et les murs du couvent, et je sentais se renouveler en moi cette vieille et opiniâtre dispute qui pendant deux heures s’était assoupie. Vous le voyez, madame, Aiguebelle est encore un lieu trop riant pour moi ; mais je me flatte que quand j’aurai pris une âme et des yeux de trappiste, je pourrai considérer des roses sans danger… »
« A la Trappe ! à la Trappe ! s’écria-t-il après un silence, et qu’elle se termine par la mort d’un des deux combattants, l’éternelle inimitié de ces dieux qui vident leur querelle dans mon cœur comme en champ clos ! »
A ces mots il se leva.
« Aussi bien, ajouta-t-il d’une voix sourde, il y a six mois je pouvais encore balancer ; aujourd’hui je n’en ai plus le droit. Oui, madame, j’ai maintenant une raison décisive d’entrer à la Trappe, et cette raison, je ne puis vous la dire. »
Ses lèvres et ses mains tremblaient. Je ne voulus pas avoir l’air de le comprendre, et je me penchai vers le feu pour avancer un tison qui menaçait de rouler. En l’écoutant, j’avais machinalement défait le nœud de ruban que je portais au poignet, et je l’avais chiffonné entre mes doigts. Dans le mouvement que je fis, le ruban glissa sur le tapis. Il s’en saisit, et quand je me retournai, il se disposait à le cacher dans son sein.
« Qu’en ferez-vous à la Trappe ? lui dis-je en souriant. »
Il me répondit par un regard de reproche et presque de défi. Sa tête ramenée en arrière, l’œil étincelant, la lèvre frémissante, il avait un air à la fois suppliant et un peu farouche ; puis il regarda tristement le ruban et tendait déjà la main pour me le rendre quand, se ravisant, il le pressa sur ses lèvres, se frappa le front en s’écriant : Misérable fou que je suis ! et sortit précipitamment avec son butin, sans prendre le temps de me faire ses adieux.