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Le roman d'une honnête femme

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CINQUIÈME PARTIE

I

Il est des situations auxquelles il vaut mieux n’avoir pas eu le temps de se préparer. Notre imagination est un artiste ; quand elle prévoit, elle met de l’ordre et de l’unité dans ses tableaux, et elle se trompe toujours, parce qu’elle simplifie tout et que rien n’est moins simple que la vie.

Si l’on m’eût annoncé vingt-quatre heures d’avance l’arrivée de Max, j’aurais commencé par être très-émue ; puis j’aurais fait d’absurdes suppositions et cherché dans ma tête de femme de quelle façon je pourrais lui témoigner le plus d’indifférence et de mépris, — et après tout ce beau travail d’esprit l’événement m’aurait prise au dépourvu. Le Max qui reparut inopinément devant moi après trois mois d’absence n’était pas tout à fait celui que je connaissais. Sa politesse provocante, ses froides ironies, ses sourires glacés où se marquait une personnalité hautaine qui s’arroge tous les droits et se met au-dessus de tous les devoirs, il avait laissé tout cela à Paris, et il en rapportait une sorte de gravité mélancolique à laquelle j’étais loin de m’attendre. Un Max mélancolique ! un Max presque doux ! Je n’en croyais pas mes yeux.

Dès le soir de son arrivée, je lui fournis l’occasion de déployer sa nouvelle vertu tout fraîchement acquise. En le voyant entrer, je demeurai d’abord comme pétrifiée de surprise ; mais je fus bientôt réveillée de ma stupeur par un sentiment d’irritation qui tenait presque de la douleur physique. Je venais d’avoir l’oreille et l’âme caressées par des mélodies dont la nouveauté doublait pour moi le charme ; cette musique m’avait monté la tête, m’avait grisée. J’entends rouler une voiture ; le concert cesse. Par une porte, les songes s’envolent à tire d’ailes ; par l’autre, la réalité entre en disant : Me voici ! Et quelle réalité qu’un mari ! Comme le disait un jour Mme de Ferjeux, il n’en est pas d’aussi certaine ni qui saute ainsi aux yeux.

Que l’esprit va vite dans certains moments ! Entre l’instant où la porte s’ouvrit et celui où Max s’approcha de moi pour me saluer, j’eus le temps de passer de la stupeur à la colère et de revenir, par un effort de ma volonté, de la colère à une souveraine insouciance, — et ce fut du ton le plus calme que je lui dis : Mais vraiment je crois que c’est vous ! — Après quoi je me mis à jouer avec les grains de mon collier.

« Oui, c’est bien moi, me répondit-il d’une voix de basse que je ne lui connaissais pas. Je vous attendais à Paris, vous n’êtes pas venue, je suis parti, et je vous assure qu’en vous revoyant je ne me pardonne pas la longueur de mon absence.

— Voilà un sentiment qui est fort galant ou fort délicat, lui dis-je. Mettez votre conscience en repos. Je suis ravie de vous voir, mais j’ai supporté votre absence avec une résignation exemplaire.

— Je n’en doute pas, reprit-il. C’est moi seul que je plains. Mon Dieu ! que les hommes sont fous, et comme ils gaspillent leur cœur et leur vie ! »

Je me mis à rire. « Je crois rêver, repartis-je ; mais sur quelle herbe avez-vous donc marché ? Voyez un peu ! On m’avait écrit de Paris que vous vous étiez fait ermite, que vous habitiez dans une solitude, sur la pointe d’un rocher, que vous viviez là d’herbes et de racines sans vous mêler de rien que de dire votre rosaire tout le jour. J’avais traité cette histoire de conte bleu. Je rabats de mon incrédulité. A vous entendre, on ne peut douter que vous ne sortiez frais émoulu d’une thébaïde. »

Il ne répondit rien, fit un tour dans la chambre, et en revenant vers moi ferma au verrou la porte vitrée par laquelle M. Dolfin était entré et sorti. Je ne pus m’empêcher de sourire intérieurement de cette précaution un peu tardive. Puis, s’étant assis : « Je crois qu’il est bon, madame, me dit-il, que nous ayons ensemble une explication.

— Mais savez-vous, repris-je, que vous me faites passer d’étonnement en étonnement ? Vous avez toujours professé une sainte horreur pour les explications, et m’est avis qu’aujourd’hui je les hais encore plus que vous. Et sur quoi voulez-vous que nous en ayons une ? Je ne me plains pas de vous ; vous plaindriez-vous de moi, par hasard ? Non, monsieur, ne nous expliquons sur rien. Il faut vivre au jour le jour, prendre le temps comme il vient et garder soigneusement pour soi ses petites pensées, ses petits souvenirs, comme une ressource pour les heures de solitude. Aussi bien, quand vous me ferez l’honneur de me tenir compagnie, les sujets de conversation ne nous manqueront pas. Vous me parlerez de Paris, que vous venez, je crois, de traverser, et surtout vous me raconterez votre thébaïde, vos pénitences ; nous moraliserons un peu, vous me gagnerez tout doucement à l’austérité de vos maximes ; je suis sûre que vous prêchez de la manière la plus édifiante. En attendant, je crains que vous n’ayez faim ; je m’en vais donner des ordres pour qu’on vous serve à souper. Mangerez-vous maigre aujourd’hui ? Je ne connais pas encore vos jours.

— Vous êtes trop bonne, me dit-il avec un demi-sourire ; je n’ai besoin que de repos. Bonsoir, à demain… Et comme il allait sortir : — Ne vous moquez pas trop de moi ; reposez-vous sur moi de ce soin, car je vous jure que je me trouve fort ridicule. »

Et sur ce mot il me laissa seule avec mon étonnement. — Quelle est cette nouvelle chanson ? me disais-je. Moi qui me flattais de connaître tout son répertoire !

Je veillai assez tard, tantôt agitant cette question, tantôt rêvant à autre chose.

Le lendemain et les jours suivants, l’inouïe mansuétude de Max ne se démentit pas un instant : un air soumis, résigné, une physionomie intéressante, une douce langueur, des regards abattus ; — que se passait-il en lui ? Ne se laissant ni rebuter par mes froideurs ni piquer par mes sécheresses, prenant tout en patience, on eût dit un coupable vraiment contrit et mortifié qui espère mériter sa grâce par ses expiations. Rien ne semblait rester du Max d’autrefois, hormis toutefois cette distinction parfaite de manières qu’il ne pouvait perdre. Quoi qu’il en dît, et si bizarre que fût son nouveau personnage, il y avait en lui je ne sais quoi qui le sauvait toujours du ridicule. Il n’avait garde de s’attacher à mes pas, de m’importuner à toute heure de sa présence ; il choisissait ses moments, il guettait les occasions. Il se tenait toujours à honnête distance de mon appartement et respectait la liberté de mes promenades ; mais après les repas, sous prétexte d’affaires dont il désirait avoir mon avis, il me suivait au salon, m’interrogeait d’un ton de déférence, trouvait moyen de tirer la consultation en longueur, de fil en aiguille entamait un autre sujet, égayait l’entretien de quelque anecdote, se donnait la peine d’avoir de l’esprit et me forçait quelquefois à l’écouter.

Le plus souvent néanmoins tout échouait contre ma superbe indifférence ; j’avais l’air distrait, las, impatient, je bayais aux corneilles, je comptais les solives du plafond, je ne répondais qu’à moitié, d’un ton bref, comme une personne qui a hâte d’expédier un importun et de se dérober à son ennui. Il lui arriva plus d’une fois de glisser dans ses histoires des allusions détournées qu’il ne tenait qu’à moi de comprendre ; j’étais tentée de lui dire : All’ applicazione, signore ! Je m’en gardais bien pourtant. Attentif à mes moindres désirs, je l’aurais rempli de joie en lui témoignant une fantaisie, et je suis persuadée que, si je l’eusse prié de sauter par la fenêtre, il n’eût pas marchandé ; mais je lui marquais de mille manières que désormais tout m’était égal. Il ne laissait pas de se prodiguer en attentions. Connaissant mon goût pour les fleurs des champs, il s’en allait cueillir aux bois voisins les premières pervenches fleuries : Némorin n’eût pas mieux fait pour son Estelle. Pauvres pervenches ! Je les effeuillais entre mes doigts distraits ou colères, ou bien je les laissais traîner et sécher sur le parquet. Un matin ma levrette s’échappa ; tout le jour il battit en personne le pays pour la retrouver. Chaque soir il s’offrait à me faire la lecture. Je lui répondais par un comme il vous plaira bien sec. Il lit à ravir, je n’avais pas trop l’air de m’en apercevoir. Un jour il imagina de tirer de sa bibliothèque un volume poudreux de Massillon et commença de me lire le fameux sermon sur l’enfant prodigue. Cette fois je trouvai l’allusion trop directe et je pris soin de m’endormir avant la fin de l’exorde.

Je m’ingéniais à découvrir le secret de cette métamorphose. — Il s’agit toujours de la même gageure, me disais-je ; il a juré ses grands dieux de me faire venir à composition ; il serait furieux d’en avoir le démenti. Ses premiers essais ayant échoué, il change de méthode, il espère me prendre par l’attendrissement. Qu’il gagne son procès, et demain il ira s’en faire un autre avec les lions de l’Atlas, car sans procès il périrait d’ennui.

Mais en d’autres moments : — Non, pensais-je, il est plus sincère que je ne crois ; une alternative de folies et de lassitudes, voilà sa vie. Après les fatigues d’une campagne, il vient reposer son cœur auprès de moi. Quelle noble, quelle touchante confiance il me témoigne ! Il espère qu’au lieu de me plaindre, je le plaindrai, et que par mes complaisances je répandrai quelque douceur dans son ennui. Comme il entend bien son bonheur ! A ses maîtresses de l’amuser, et dès qu’il n’est plus amusable, à sa femme de le reposer de ses maîtresses ! C’est ainsi que ce superbe sultan distribue le travail entre nous, et assure à la fois ses plaisirs et ses consolations. Qu’ai-je à redire à mon sort ? Après chacune de ses infidélités, il me reviendra en disant : — Consolez-moi, je n’ai pas trouvé ce que je cherchais !

Par instants, j’étais presque heureuse, car je sentais qu’il souffrait de me trouver intraitable, et c’était un commencement de vengeance ; mais le plus souvent sa douceur m’irritait : j’aurais voulu la forcer à se démentir ! je désirais qu’une injustice nouvelle, un mot dur, une provocation fixât mes secrètes incertitudes. La semence n’attendait qu’un ferment pour lever ; je comptais sur la colère pour enflammer mon cœur, pour le contraindre à décider ce qu’il n’osait juger et le précipiter dans sa destinée.

Toute tragédie a son côté plaisant. Max avait emmené et ramené avec lui Baptiste, son vieux valet de chambre, son factotum, son âme damnée, qui entrait dans tous ses sentiments, se figurait être de moitié dans toutes ses aventures, chargeait naïvement sa conscience des péchés de son maître, et, en parlant de lui, eût volontiers dit : « Nous », comme ce sonneur de cloches qui s’écriait au sortir du prône : « Vive Dieu ! que nous avons bien prêché ! » Quelques mois auparavant, Baptiste affectait en ma présence les allures dégagées d’un homme sûr de son fait ; je croyais l’entendre marmotter entre ses dents : « Madame nous boude, mais nous aurons le dernier mot. » Depuis son retour, c’était autre chose : il avait l’air empêché, dolent, il boitait bas, il sentait ses torts, il se reprochait ses trahisons, et quelquefois ses yeux m’adressaient de muettes et respectueuses remontrances qui signifiaient : Madame a l’humeur trop vindicative ; combien de temps encore nous tiendra-t-elle rigueur ? »

Une semaine après l’arrivée de Max, je reçus par la poste une lettre de M. Dolfin. Je courus m’enfermer pour la lire ; la main me tremblait en la décachetant ; je craignais d’y trouver quelque chose qui me blessât ou me refroidît. Il est des plantes exotiques délicates et frileuses dont la culture demande les plus grands soins ; il n’est pas besoin d’une gelée pour les tuer. Je fus bientôt rassurée. M. Dolfin s’était appliqué à ne pas écrire un mot qui pût me déplaire ; la note dominante était le dévouement ; l’amour se voilait sous le respect. Le retour de M. de Lestang, qu’il avait appris, lui avait été un grand sujet de trouble : une imagination blessée accueille l’absurde et s’en nourrit. Bien qu’il tâchât de s’en cacher, il laissait percer des alarmes jalouses qui me firent sourire. Les dernières lignes étaient ainsi conçues : « Les heures se traînent, je me dévore ; mais je saurai obéir et me commander. Quelque chose me dit que le moment viendra où je pourrai vous servir. La vie me semble belle ; j’espère, je crois et j’attends. »

Cette lettre me rendit rêveuse ; on y sentait la candeur d’une âme vraie, plus droite qu’une ligne. J’étais agitée, ma tête fermentait. De ma chambre, je passai sur la galerie et m’approchai de la statue. Pour la première fois depuis longtemps, j’eus quelque plaisir à la regarder. Je l’avais méconnue : ses sévérités n’étaient pas pour moi : c’était bien l’image de la justice céleste ; je devinais en elle une amie qui conspirait en secret ma vengeance. « Il a abusé, lui disais-je en moi-même, quand donc frapperas-tu ? »

Je m’assis ; je me croyais en lieu de sûreté. Max n’avait pas remis les pieds dans la galerie ; il devait peu se soucier de m’y rencontrer : c’était un endroit trop parlant. A demi couchée dans une causeuse, je fis de longues réflexions ; je croyais sentir qu’il se préparait quelque chose dans ma vie, qu’elle fermentait comme mon esprit, que je m’acheminais vers un événement. Je me disais que le hasard avait amené dans le voisinage de Lestang le seul homme qui pût faire impression sur mon cœur. Un homme du monde, un élégant, un héros de roman n’eût jamais triomphé de mon indifférence, car j’estimais que parmi ses pareils Max n’avait point d’égaux : mais M. Dolfin ne ressemblait à rien : il y avait en lui quelque chose de rare et même d’étrange. Son air souffrant, ses grands yeux pleins de feu et de tristesse, cet esprit battu de l’orage et la limpidité de ce cœur transparent comme un cristal, tout faisait de lui un homme à part. Je ne sais si j’avais la fièvre, mais par intervalles je jetais un regard sur la statue comme pour chercher dans ses yeux vides un assentiment à mes pensées secrètes.

Tout à coup une porte s’ouvrit, et j’entendis la voix de Max qui donnait un ordre à son valet de chambre. Bientôt, à travers les lauriers et les myrtes qui environnaient la statue, je le vis s’avancer le long de la galerie et se diriger de mon côté. Dans la disposition rêveuse où j’étais, je redoutais la fatigue d’un entretien, et cependant je ne voulais pas avoir l’air de fuir. A tout hasard, je feignis d’être assoupie ; peut-être étais-je curieuse de savoir ce qu’il ferait. Je n’avais pas fermé les yeux depuis cinq secondes qu’un malaise étrange me força de les rouvrir ; il me semblait qu’un danger me menaçait. Je relevai la tête et rencontrai les yeux de Max. Debout derrière le piédestal, il avançait vers moi son visage, où se peignait un tel désordre, une sorte de fureur si farouche et si terrible que je ne pus retenir un cri d’effroi. Il se remit aussitôt, reprit sa figure habituelle, et s’inclina en s’excusant d’avoir troublé mon repos ; mais au lieu de s’éloigner il vint se placer devant moi, et, croisant les bras, me regarda d’un air d’assurance ; il paraissait vouloir profiter de l’avantage que lui avait donné ma frayeur… Que j’aurais voulu reprendre mon cri ! Je maudissais ma ridicule faiblesse, et je m’efforçai de la réparer par un redoublement de hauteur.

« J’ai surpris la prêtresse, me dit-il en souriant, endormie au pied de son idole.

— Que voulez-vous dire ? lui demandai-je d’un ton brusque.

— Oui, c’est bien là votre divinité, poursuivit-il. Je voudrais vous voir adopter un culte moins farouche. Vraiment, je suis bien tenté de renvoyer à Louveau cette statue de la Vengeance antique ; j’ai eu tort de l’enlever à M. de Loanne. Me permettez-vous de la remplacer par une image de Notre-Dame-des-Miséricordes ?

— Il est certain que j’ai le cœur dur, lui dis-je ; trois mois d’austère pénitence n’ont pu me toucher.

— Veuillez remarquer, me dit-il, que tout mon crime avait été dans l’intention ; il n’est pas encore prouvé que l’intention vaille le fait.

— Mon Dieu ! vous voulez absolument que nous ayons une explication, soit ! mais il est bien entendu que ce sera la dernière. Ainsi nous disions qu’une nuit vous étiez allé faire une innocente promenade au clair de la lune ; sur la foi de certains papiers qu’apparemment je ne sus pas lire, j’imaginai autre chose ; j’avais dans ce temps le ridicule de vous aimer ou de croire vous aimer ; me voilà folle de douleur. Cependant vous revenez le cœur léger et sans penser à mal. Je vous vois encore arriver ; c’est au bout de cette galerie que se passa cette petite scène. Je m’élançai vers vous comme une furie ; pardonnez à mon inexpérience. Je vous fis pitié, et, s’il m’en souvient, je vous vis tomber à mes genoux en vous écriant : Je vous jure que vous vous trompez !

— Non, je ne l’ai pas fait, et j’ai eu tort ; je ne me donne pas pour un homme parfait.

— Mais le lendemain du moins…

— Non, le lendemain non plus. Je me suis tu par un entêtement d’orgueil que je ne comprends plus, et aussi par une sorte de curiosité que je comprends encore moins. Pendant deux mois, je me suis tenu sur l’expectative ; je vous étudiais.

— Ah ! prenez garde ! lui dis-je. Ma mère, qui lisait Quinault, répétait quelquefois :

Le ciel fait un présent bien cher, bien dangereux,
Quand il donne un cœur trop sensible.

— Cependant, reprit-il tranquillement, il me semble qu’un soir je me suis mis très-positivement à genoux devant vous et que je vous dis…

— Des choses admirables auxquelles je répondis : Trop tard, mon cher monsieur !… Sur quoi vous êtes allé vous enterrer dans une solitude. Ces cœurs sensibles, à quoi les entraîne la passion ! »

Il recula de deux pas, et s’appuyant sur un balustre : « Ah çà ! que savez-vous donc de mon dernier séjour à Paris ?

— Faites-moi la grâce de croire que je n’ai questionné personne ; mais on parle de succès étonnants, de conquêtes étourdissantes…

— Des conquêtes ! interrompit-il en haussant les épaules. Sur mon honneur, on vous a trompée, madame. Ce qui est vrai, c’est que j’étais parti fort en colère contre vous et contre moi : pour me venger à la fois de nous deux, je me suis jeté dans un certain genre de monde et de plaisirs dont je n’ai jamais eu le goût. Soyez persuadée, madame, que pour certains caractères il est peu d’aussi dures expiations. Pendant quelque temps, la rage me soutint, mais le dégoût et la lassitude finirent par l’emporter. J’ai bu le calice jusqu’à la lie ; ne vous semble-t-il pas que j’en ai encore le déboire aux lèvres ?… Je vous supplie de bien vouloir me comprendre.

— Vous comprendre ! interrompis-je avec amertume. Quel singulier devoir vous m’imposez… D’ailleurs il me semble que pour un homme du monde vous prenez bien au tragique vos mésaventures. Vous vous êtes trompé ; à l’avenir vous choisirez mieux. »

Il soupira, et regardant la statue : « Comme vous lui ressemblez ! dit-il. Et que vos ressentiments sont implacables !

— Ni ressentiment, ni rancune, lui dis-je, mais une parfaite indifférence.

— J’ose espérer que ce ne sera pas votre dernier mot », me dit-il, et, s’étant incliné, il se retira.

J’avais forcé l’ennemi à la retraite, et le champ de bataille me demeurait ; je n’étais pourtant que médiocrement satisfaite de ma victoire. Je me reprochais mon sot accès de frayeur, je regrettais certaines âpretés d’accent dont je n’avais pas été maîtresse, je m’en voulais d’avoir parlé avec trop de vivacité de mon indifférence ; je n’avais pas su trouver le ton juste ; quand donc arriverais-je au dédain froid et tranquille ? Pour le moment, j’en étais à cent lieues ; les confessions de Max m’avaient indignée ; je sentais tout mon sang bouillonner, et cependant, par une faiblesse que je n’osais m’avouer, j’étais presque tentée d’admirer sa franchise, qui me révoltait.

J’allai promener dans le parc mon agitation. Je m’efforçai de me distraire, de changer le cours de mes pensées. Je rouvris la lettre de M. Dolfin ; mais entre le papier et moi venait se placer la figure de Max debout derrière le socle de la statue et attachant sur moi des yeux égarés. Je secouais la tête pour chasser cette image, et je me représentais Arsène (je m’exerçais à prononcer ce nom) agenouillé devant moi et attendant ma réponse ; mais au même instant je me demandais : Pourquoi ce transport de fureur ou de folie ? Que signifiait ce regard farouche ? Était-ce le courroux du despote poussé à bout par mes résistances, ou le désespoir d’un homme qui a manqué sa vie, dévoré l’avenir, et qui se voit aux prises avec l’irréparable ? S’en prenait-il à moi des mécomptes de ses passions ? Me faisait-il un crime de l’impuissance où il était de se rendre heureux à mes dépens ? C’était ma faute apparemment si au milieu de ses désordres le dégoût l’avait pris à la gorge, et s’il ne rapportait pour prix de sa glorieuse campagne que des lèvres souillées, un cœur las et une pesanteur d’ennui qu’il ne pouvait plus soulever ! Mais enfin que voulait-il ? Que me préparait-il ? Fureur, haine ou folie, quel que fût son mal, à quoi devais-je m’attendre ?

Pour conjurer les pensées qui m’obsédaient, je dirigeai mes pas vers le bosquet de chênes où j’avais rencontré pour la première fois M. Dolfin. Il me semblait que dans ce lieu consacré je serais en repos comme le magicien au centre du cercle qu’a tracé sa baguette et que n’osent franchir les fantômes. J’eus la surprise, en approchant, d’apercevoir M. Dolfin assis au pied d’un arbre, et qui à ma vue se leva précipitamment et s’élança au-devant de moi. Qu’il est difficile de savoir ce que veut et ce que ne veut pas notre cœur ! J’étais venue chercher son souvenir ; je trouvais la figure au lieu de l’ombre, et j’éprouvais une vive contrariété. Était-ce la crainte qu’on ne nous surprît ? Cette partie du parc est à l’abri de tous les regards, et à cette époque de l’année surtout personne n’y venait. D’ailleurs j’étais prête à tout, et j’envisageais certaines chances sans trembler. Et cependant je ne laissais pas d’être irritée ; je voulais penser à lui et j’étais fâchée de le voir ; il me semblait que sa présence gênait mon imagination et la resserrait tout à coup en elle-même. Il est des moments où l’âme a besoin pour ainsi dire de tout l’espace pour respirer, elle n’est à l’aise que dans le vague du rêve, et il lui répugne de prendre l’exacte mesure de ce qu’elle aime.

Mon accueil fut glacial ; je reprochai à M. Dolfin avec une sévérité outrée qu’il tenait mal ses promesses et se souciait peu de mes défenses ; il s’était engagé à attendre mes ordres et s’était fait fort d’une patience à toute épreuve : pourquoi cherchait-il à s’imposer ? Je détestais tout ce qui pouvait ressembler à une entreprise, à des poursuites ; tyrannie pour tyrannie, je préférais encore les persécutions de la haine à celles de l’amour ; de qui prétendait m’aimer, j’exigeais un respect absolu de ma liberté ; ma confiance était à ce prix.

Il m’écouta en silence, dans l’humble attitude d’un pénitent ; je le vis pâlir, je sentis que j’avais été trop dure ; j’avais sacrifié à ce besoin de faire souffrir qui est naturel à tout être qui souffre. Je m’adoucis, je lui tendis la main ; il retrouva la force de se justifier.

« Mon crime est-il donc si grand ? me dit-il. Vous condamnez ma faiblesse : écoutez-moi et décidez ensuite si je sais vous obéir et me vaincre. L’autre jour, vous vous promeniez seule le long du chemin qui descend à la Barre ; j’étais caché dans le taillis, je vous vis venir ; votre cœur était bien muet, il ne vous avertit pas que j’étais là. Je fis un mouvement pour courir à vous, mais je m’arrêtai court, je détournai la tête, je retins mon souffle ; vous avez passé, et je me suis enfui. M’accuserez-vous encore de faiblesse ?

« Le lendemain, je me promenais près de Réauville ; je portais un habit de paysan ; je revêts quelquefois le sarrau pour travailler à la terre, car j’aide le bonhomme qui me loge à cultiver son jardin ; cela endort un peu mon cœur, et quand je bêche, il me semble que je travaille à creuser une fosse pour y enterrer mes pensées. Je vis passer une chienne échappée, et l’instant d’après un homme tout haletant qui la poursuivait. Il me héla, m’appela à son aide. Je le reconnus ; je l’avais vu une fois il y a six mois : c’en est assez, n’est-ce pas ? pour que ses traits soient demeurés gravés comme au burin dans mon souvenir. J’eus un transport de rage ; je courus les poings fermés, les lèvres frémissantes, vers l’homme qui m’appelait ; j’allais l’insulter, lui chercher querelle, — et cependant je l’abordai humblement, et tourmentant les bords de mon chapeau : — Monsieur le marquis, lui dis-je, qu’y a-t-il pour votre service ? — Et je m’efforçais d’éteindre mes yeux dont l’éclat l’étonnait… Nierez-vous encore, madame, que je sache me vaincre ? La levrette s’était arrêtée à quelque cent pas, elle le regardait en tirant la langue et le narguant. J’allai m’embusquer à l’endroit qu’il me marquait, il manœuvra si bien qu’elle se rabattit de mon côté ; je m’en emparai et la lui amenai. Enchanté de sa capture : — Mon brave homme, vous n’êtes pas de ce pays ? me dit-il en m’offrant une pièce d’or que je refusai avec une douceur d’agneau. Cherchez-vous de l’ouvrage ? Quel est votre état ? — Je lui contai que j’étais jardinier, que je m’entendais à manier la pioche et la serfouette. Il me repartit que justement il avait besoin d’un aide-jardinier et me proposa de me prendre à l’essai. La tête me tourna. Si j’avais dit oui, madame, auriez-vous eu le cœur de me condamner ? Aller vivre près de vous, à votre porte, entrer à votre service, travailler pour vous, soigner les plantes que vous aimez, à toute heure avoir le droit de vous voir et de vous parler, entendre autour de moi le bruit de vos pas et de votre vie !… Je crus que le paradis s’ouvrait pour me recevoir, — et cependant je dis non et je m’en allai. Madame, m’accuserez-vous encore de ne savoir pas tenir ma parole ?

« Et en m’en allant je me disais : « C’est moi qui ai pris la levrette, c’est lui qui la ramènera. Peut-être, pour prix de ses peines, obtiendra-t-il un sourire. » J’avais la fièvre, je ne pus dormir de la nuit. Je passai les deux jours suivants à vous écrire des lettres insensées que je brûlais. Je vous le demande, dans celle que vous avez reçue, avez-vous lu un mot, un seul mot, qui ressemblât à une question ?… Et maintenant suis-je donc si coupable d’être venu revoir le lieu où se fit notre première rencontre ? Dieu m’est témoin que je n’osais espérer de vous y trouver ; mais ces arbres sont vos amis, ils vous connaissent, et dans l’air qu’on respire ici vous avez laissé quelque chose de vous. Ah ! c’est vrai, en arrivant j’ai fait une folie : à l’endroit où vous êtes, j’ai ramassé dans mes mains une poignée de poussière et je l’ai pressée sur mes lèvres. Je ne sais quelle flamme couvait sous cette cendre, mais une âme de feu est entrée en moi, et je me sens au cœur une telle vaillance que je défie la douleur d’en venir à bout.

— Vous me demandez de vous répondre, lui dis-je, et vous me dites des choses auxquelles on ne répond pas. Donnez-vous le mot de devenir sage. Je me défie de toutes les folies : elles ne peuvent durer.

— Il est certain que j’en ai là une provision, me dit-il en se frappant le front, de quoi suffire à plus d’une vie. »

Et il ajouta : « Dans les lectures de mon jeune âge, je mêlais les contes bleus à la légende dorée des saints. Qu’ils étaient heureux, ces chevaliers du bon vieux temps, que leur dame, pour les mettre à l’épreuve, envoyait conquérir des villes et pourfendre des géants ! C’était de la besogne toute taillée : à courir ainsi les grandes routes et à regarder l’éclair de leur épée, ils s’étourdissaient sur leurs peines… Mais avoir l’ordre de ne rien faire et de ne rien dire, attendre, se croiser les bras, demeurer immobile à la même place sans être jamais où l’on est, compter les heures, regarder passer le temps et se sentir sous son triste regard, — comme un chien dépèce un os, ronger en cachette dans un coin une maigre espérance qui sonne creux, et que demain peut-être on regrettera comme un trésor ! — oh ! quel supplice !

— Il faut tâcher de guérir, lui dis-je.

Mais il fit un geste de colère qui me ferma la bouche.

« Quand aurez-vous un service à me demander ? reprit-il.

— Je ne sais, lui répondis-je.

— Je vous comprends, dit-il : c’est un sphinx que votre cœur. Travaillez-vous du moins à deviner son secret ?

— J’attends qu’il me le dise. »

Il se tut un instant. « Mon Dieu ! je consens à souffrir, reprit-il d’une voix sombre ; mais venez-moi en aide : permettez-moi de vous écrire et d’espérer qu’une fois au moins vous me répondrez. »

Je lui représentai que je ne saurais par qui lui faire tenir une lettre. Alors il s’avisa d’un expédient renouvelé de l’Astrée, et qui remplit de joie cette tête romanesque. Me montrant du doigt le tronc creux d’un vieux chêne : « Un papier serait bien caché là ! me dit-il. Un soir, à minuit, je viendrais le prendre. »

Je fis un geste qui signifiait : Comme il vous plaira. Le feu lui monta au visage, il me regarda avec des yeux rayonnants. « J’ai de la force pour trois jours, me dit-il ; le quatrième, je viendrai chercher mon trésor… »

Et avant que je pusse l’en empêcher, il s’agenouilla devant moi en joignant les mains comme devant une madone.

Je ne me lassais pas de comparer entre eux les deux hommes de qui dépendait ma vie : — l’un qui, possédé d’une idée, avait grandi dans l’ignorance des passions… La coupe était encore pleine devant lui, à peine l’avait-il effleurée de ses lèvres : une goutte avait suffi pour l’enivrer. L’autre l’avait vidée jusqu’à la lie, et cette lie le suffoquait.

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