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Le roman d'une honnête femme

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V

En rentrant dans ma chambre, j’eus à subir les soins de Marguerite et à éluder ses questions, car le bandage que je portais à la main droite l’inquiétait. A peine fut-elle sortie que je fondis en larmes. Il était à la Trappe !… Et je comprenais tout, et je m’étonnais de n’avoir pas compris plus tôt ; le feu d’un éclair était tombé sur mon cœur, je m’étais soudain apparue à moi-même.

« Non, m’écriai-je, je ne l’aimais pas assez pour me donner à lui, et désormais rien ne m’est plus possible dans ce monde ! »

Le mystère de mes sentiments venait d’être comme percé à jour. Je pouvais m’en raconter toute l’histoire. Il me souvenait comment, dans mes heures de solitude, je m’étais créé un fantôme qui me faisait battre le cœur, et comment plus d’une fois, en la présence de l’homme dont ce fantôme avait le visage, mon imagination s’était sentie froissée et secrètement mortifiée. Elle avait tremblé de ne pas trouver en lui tout ce qu’elle rêvait ; elle lui avait reproché pour ainsi dire d’exister, d’être plus réel que sa chimère, de n’être pas tissu de cette vapeur légère et diaphane dont sont faits les songes, et qui flotte dans l’espace sans contours arrêtés, sans qu’on puisse jamais dire : J’ai tout vu, c’est tout.

« Non, pensai-je, ce n’est pas l’homme, c’est le rêve que j’aimais, et le rêve s’est à jamais évanoui. » Et je me disais qu’apparemment, avant de naître ici-bas, notre âme a entendu les concerts célestes, qu’elle apporte dans la vie le souvenir de ces bruits harmonieux, et que dans son tourment elle cherche à les redire.

« On m’a fait taire, je me suis obstinée, le souvenir du chant divin m’obsédait ; j’ai cherché un cœur qui m’en répétât quelques notes, mais l’instrument que m’offrait le hasard s’est brisé entre mes mains. Peut-être ce chant divin, la mort le sait-elle ; la vie m’a surprise par ses duretés, peut-être m’étonnerai-je des complaisances de la mort. »

La cloche du déjeuner sonna. Je me regardai dans la glace : j’étais bien pâle.

« Il en pensera ce qu’il voudra, me disais-je ; je n’ai plus de rôle à jouer, et la vérité ne peut plus me nuire. »

Je descendis dans la salle à manger ; on n’avait mis qu’un couvert. Je m’assis, et, dès que je pus surmonter mon émotion, je dis à Baptiste :

« M. de Lestang ne viendra pas déjeuner ?

« Non, madame, me répondit-il d’une voix creuse.

« Où est-il donc ?

« Il est parti ce matin pour un long voyage ; je suis resté pour faire ses malles, et ce soir j’irai le rejoindre.

— Ah ! » dis-je, et bien que les questions se pressassent sur mes lèvres, il m’eût été impossible d’ajouter un mot ; je me sentais comme pétrifiée. Après avoir essayé en vain de manger, je me levai de table.

« M. le marquis a écrit à madame, me dit Baptiste. Elle trouvera sa lettre sur la cheminée du salon. »

Et il ajouta en joignant les mains :

« J’aimerais à parler à madame ; sera-t-elle assez bonne pour m’entendre ?

« Plus tard, lui dis-je. »

Voici ce que contenait la lettre de Max :


« Je pars, nous ne nous reverrons plus. Il le faut bien, je ne puis répondre de moi. Aujourd’hui je frémis au souvenir de ce qui s’est passé hier soir ; mais demain ? Je ne sais ce que je penserai demain. Je suis capable de tout, et j’ignore même si je me repentirais de rien. Je pars ; entre vous et moi, je mettrai l’océan. Rassurez-vous, je sais vouloir. Cela devait finir ainsi. Peut-être nous ressemblons-nous trop : tous deux fiers, entiers, ne sachant pas mentir. Que de malheurs a prévenus le mensonge ! Mais ne ment pas qui veut.

« Vous m’avez souvent reproché mon orgueil, vous en avez souffert. C’est la faute de ma vie : tout m’a été trop facile ; mais je vous jure qu’à cette heure il n’y a plus de vivant en moi que le cœur ; longtemps il m’a servi de jouet, je suis tombé en sa puissance, il est aujourd’hui mon maître et mon supplice. En vain j’ai cherché à vous oublier, à vous arracher de ma pensée et de ma vie… Vous dirai-je ce que vous êtes pour moi ? Tous les mots de la langue de l’amour ont été mille et mille fois profanés ; il n’en est pas un seul qui ne me fît horreur. Je ne me tuerai pas ; quelque chose se révolte en moi contre le suicide. Les occasions de bien mourir ne manquent pas. Il me plaît de courir une dernière aventure et de faire de ma mort une action.

« Oserai-je vous avouer qu’en partant je me flatte d’une espérance ? Daignez m’entendre ! Je persiste à croire que ce que vous avez pris pour de l’amour n’était que l’ivresse du malheur. Quand vous ne me reverrez plus et que vous serez certaine de votre liberté, peut-être rentrerez-vous en possession de votre cœur et serez-vous capable de lui commander. Je ne voudrais rien vous dire de blessant ; mais un homme qui s’est piqué de sainteté et qui cède au torrent d’une passion fera toujours triste figure dans les situations équivoques où elle l’engage : la religion avilit ceux qu’elle ne sanctifie pas, car, dans son horreur pour le mal, elle n’enseigne pas les vertus qui l’ennoblissent. D’ailleurs, quel que fût l’événement, vous ne trouveriez pas longtemps le bonheur dans une liaison libre ; une femme qui se donne par amour renonce à tous les droits, accepte toutes les dépendances ; tôt ou tard votre fierté révoltée vous ferait payer cher un instant de faiblesse et quelques jours heureux. Je ne vous parle pas de votre conscience ; elle est cependant plus à craindre que vous ne pensez. Il y a en vous un goût naturel de l’ordre que vous ne pouvez méconnaître impunément ; un jour ou l’autre, il vous rendrait insupportable un état précaire, sans règle certaine, abandonné au hasard des désirs et des caprices. Croyez-moi, votre raison peut beaucoup sur vous, un jour elle rentrerait dans ses droits, elle déciderait en maîtresse, et votre cœur lui rendrait ses comptes en tremblant.

« Vous voyez que je suis calme. Je raisonne, j’ai pris mon parti ; il y a du repos dans le désespoir. Vous ne serez pas sourde à ma prière ; je demande une grâce, c’est une nouveauté dans ma vie. Délivrée de ma présence, de mes reproches, de mes menaces, vous reviendrez à vous, votre colère tombera, vous verrez les choses telles qu’elles sont. Que vous coûte-t-il d’attendre ? Le terme, il est vrai, est incertain ; mais fiez-vous à mon impatience. Je ne vous tiendrai pas longtemps en suspens. Passer quelques mois dans l’attente, quand l’événement est sûr… Non, je ne vous demande pas trop. A chacun sa tâche, vous compterez les jours, je me charge du reste.

« Je vous supplie de m’écrire un mot, un simple oui. Je sais qui vous êtes, je vous en croirai. Mes résolutions, je vous le jure, n’en seront pas changées ; mais ma douleur ne sera plus envenimée par une haine atroce contre l’homme que j’ai laissé vivre.

« Adieu. Le jour que je vous présentai un lis de montagne en vous offrant de vous consacrer ma vie, ce jour-là je vous aimais comme aujourd’hui. Vous vous êtes trop vite rendue ; j’ai méprisé le bonheur parce qu’il ne m’avait pas résisté. Comme il se venge ! Adieu. Quel mystère que la vie ! Soyez heureuse. Un jour peut-être… Adieu ! »


Je lus et relus cette lettre ; j’en épelai chaque mot. Tout tournait autour de moi ; à plusieurs reprises je pressai le papier entre mes doigts comme pour me convaincre que cette lettre existait, que je n’étais pas le jouet d’un rêve.

Tout à coup je m’écriai : « C’est un homme, et un homme qui m’aime ! » Je dus prononcer ces mots d’un ton bien étrange, car je tressaillis au son de ma propre voix, et je cherchai des yeux qui avait parlé. Je lisais et je pleurais. Nager dans la joie est une expression bien forte, monsieur l’abbé. Prenez-la au pied de la lettre, si vous voulez vous représenter ce que je ressentais. Une immense délivrance, une guérison inouïe, une résurrection miraculeuse, voilà ce que me faisait éprouver cette lettre. « L’abîme m’avait enveloppée de toutes parts, l’abîme avait rendu sa proie, et ma vie venait de remonter hors de la fosse. » Mes ressentiments, mes angoisses, mes détresses, un rayon de soleil avait tout fondu, et mon cœur nageait dans la joie.

Je sonnai ; je fis venir Baptiste. Il se jeta tout ému à mes pieds. Je vous ai dit combien ce pauvre homme aimait son maître, et comme il épousait ses intérêts et se mettait de part dans ses peines et dans ses fautes.

« Nous avons été bien coupables envers madame, me dit-il ; mais ne sommes-nous pas assez punis ? A tout péché miséricorde ! Ah ! si madame avait vu la figure de M. le marquis cette nuit ! Il ne m’a pas dit ses projets, si ce n’est qu’il partait pour l’Amérique ; mais je crains bien qu’il n’en revienne pas, car à quatre heures il m’a envoyé chercher le notaire de Grignan… Non, madame ne nous laissera pas partir pour l’autre monde.

— Où est M. de Lestang ? lui demandai-je.

— Il avait décidé, madame, d’aller tout d’une traite jusqu’au Havre ; mais au dernier moment il m’a dit qu’il s’arrêterait aujourd’hui à Viviers, que j’eusse à l’y rejoindre ce soir, que nous en repartirons dans la nuit. J’ai deviné ses raisons ; il voulait avoir plus tôt la réponse de madame. »

Viviers ! ce choix me frappa.

« Je vous accompagnerai, Baptiste, repris-je. Allez fermer vos malles, mais nous ne les emporterons pas. Si après m’avoir vue M. de Lestang persiste dans son projet de voyage, je me chargerai de les lui faire parvenir. »

Le bon Baptiste s’empara de mes deux mains et les baisa.

« Il ne tient qu’à madame, dit-il, de nous rendre tous heureux. » Et il ajouta en provençal : « Ce sera vraiment une aumône fleurie, aumorno flourido » (ce qui se dit de l’aumône que fait un pauvre à plus pauvre que lui).

Avec quelle impatience j’attendis le moment du départ ! J’allais, je venais, je regardais le ciel, les montagnes, les chênes verts, les amandiers en fleur, leur disant en moi-même : Vous doutiez-vous que cela finirait ainsi ? Je regardais surtout la pendule, je m’irritais de ses lenteurs. Pour tuer le temps, je pris la plume et barbouillai force papier.

J’écrivis à Mme d’Estrel : « Vous aviez raison, il m’aimait !… Mais vous avez eu tort de vouloir presser le dénoûment. Aucun des incidents de ce long procès ne pouvait m’être épargné ; ils étaient tous nécessaires pour que je pusse écrire au bas de cette lettre : Votre heureuse amie. »

J’écrivis à la baronne de Ferjeux : « Grand merci pour vos offres de sauvetage. Les filles d’antiquaire ne savent pas vivre, mais elles savent nager. Ne me plaignez pas, vous perdriez vos larmes ; je suis la plus heureuse des femmes. »

J’écrivis à mon père : « Quand donc arriverez-vous, méchant père ! Faut-il qu’on vous aille chercher ? Nous avons célébré hier l’anniversaire de notre installation à Lestang. Aujourd’hui je suis un peu lasse, comme au lendemain d’une fête ; mais ce sont là des fatigues qui plaisent. Némésis se porte bien ; je suis tentée de croire qu’elle se mêle des affaires de votre heureuse fille, oh ! très-heureuse ! »

Les joies du cœur sont féroces. La nuit tombait, j’avais cessé d’écrire et attendais au salon que Baptiste vînt m’appeler. Je n’étais plus à Lestang, mais à Viviers, et j’avais oublié qu’il y eût une Trappe au monde. Tout à coup, comme l’autre jour et presque à la même heure, la porte qui donne sur la terrasse s’ouvrit, et M. Dolfin parut, les cheveux en désordre, l’air égaré. L’homme avec qui le matin j’avais voulu m’enfuir était en ce moment si loin de ma pensée, que je dus faire un effort pour le reconnaître. De quelles profondeurs du passé sortait-il ?

S’arrêtant à deux pas du seuil, il me faisait signe de venir. Comme je demeurais immobile il s’avança d’un pas incertain.

« Partons, me dit-il. Dans une heure, tout sera prêt. Est-il vrai que vous êtes venue ce matin à Réauville ? Grand Dieu ! je n’y étais pas ! Quelle nuit ! quel délire ! L’abbé m’a arraché mon secret, je lui ai tout confessé. Pendant quelques heures, il est redevenu mon maître, mon juge ; j’ai tremblé devant lui ; il a évoqué les vieux fantômes, il les a tous ameutés contre moi… Pardonnez-moi cette rechute, madame : pendant toute une nuit, j’ai pu croire que vous aimer était un crime, et j’ai blasphémé contre vous ; mais l’ennemi s’est pris dans son propre piége ; il m’a conduit à la Trappe ; là je vous ai retrouvée, et les fantômes se sont évanouis. Tout conspire pour nous, l’abbé s’est endormi ; les fatigues du voyage ont triomphé de ses inquiétudes. Partons ; dans une heure d’ici, deux chevaux nous attendront sur la route de Montélimart ; je crois les entendre ; allez, tout se passera comme dans mon rêve… »

Je lui répondis : « Depuis vingt-quatre heures, vous ne vous êtes occupé que de vous ! » Et j’ajoutai : « Vous étiez maître de votre secret ; mais aviez-vous le droit de disposer du mien ? »

Il allait se jeter à mes pieds, mais je lui présentai la lettre de Max. Il la prit, s’approcha de la fenêtre ; ses doigts tremblaient, il avait les lèvres frémissantes, et plus d’une fois il passa sa main sur ses yeux comme pour en écarter un nuage qui l’empêchait de lire. Quand il eut fini, il froissa le papier et le jeta à terre ; puis il vint se placer devant moi, le regard fixe, me dévorant des yeux, jusqu’à ce qu’étendant le bras et renversant la tête, il s’écria :

« Vous l’aimez !

— Je vous jure, lui répondis-je, que je ne le savais pas. »

Il était pâle comme un mort, et je crus qu’il allait tomber. Je courus à lui, je lui pris la main, il se dégagea, s’éloigna à reculons en disant : « Qui donc m’avait envoyé ce rêve ? » Et il dit encore : « Si ce matin… Mais j’étais à la Trappe ! Ne faites pas semblant de me plaindre ; il y a de la joie dans vos yeux. Demain, ce soir peut-être… Remerciez-moi ; j’ai bien joué mon rôle ; vous ne me reprocherez pas de vous avoir été inutile. » — Et il partit d’un effrayant éclat de rire, puis se sauva en courant comme un fou. Oui, les joies du cœur sont féroces ; je le regardai s’enfuir le long de la terrasse, j’essayai de le rappeler, je prononçai deux fois son nom, mais deux minutes après je ne pensais plus à lui.

Dix heures sonnaient à la cathédrale de Viviers quand je me présentai à la porte de l’auberge où était descendu Max. Il était debout, appuyé contre un des battants. A ma vue, il se retira brusquement, traversa le vestibule, gravit devant moi un escalier, et m’ayant introduite dans une chambre dont il referma vivement la porte :

« Vous ici ! s’écria-t-il avec violence. Qu’êtes-vous venue faire ici ?

— Je vous apporte ma réponse, lui dis-je.

— Vous avez eu tort, reprit-il en s’agitant, vous avez eu tort, c’est une imprudence.

— Suis-je en danger ? lui demandai-je.

— Vous pensez trop à vous, me répliqua-t-il d’un ton amer. Et il ajouta : Mais croyez-vous donc que je sois un homme de bronze ? J’ai fait un effort dont moi seul peut-être étais capable. En ferai-je deux ? Que diriez-vous si, après vous avoir revue, je me décidais à rester ? »

Je ne répondis pas à sa question.

« Et vous-même, lui dis-je, que feriez-vous si je me décidais à vous refuser cette grâce que vous m’avez demandée ? »

Il tordit sa moustache.

« Je ne sais, répondit-il. De grâce, ne me jetez pas de défi.

— Tout à l’heure, repris-je, j’ai fait mes adieux à M. Dolfin, je ne le reverrai plus. »

Il se tut un instant.

« Merci, dit-il enfin ; mais cela prouve que vous ne l’aimiez pas.

— C’est possible. Cependant j’éprouve le besoin de me distraire. Voulez-vous que nous partions pour l’Italie ?

— Non, madame, dit-il d’un ton résolu. C’est un expédient absurde que j’ai eu tort de vous proposer. Mendier un cœur qui se refuse, quelle lugubre folie ! Mon Dieu ! on ne dispose pas de son cœur, je ne le sais que trop ; vous avez pris la peine de me le prouver. Vraiment vous ne vous rendez pas compte de ce que vous êtes pour moi. Je vous aime comme on aime sa maîtresse à vingt ans, avec cette différence qu’un jeune homme tient plus à la personne qu’au cœur, et qu’à mon âge on a la fureur d’être aimé ; mais pensez-vous donc que jamais l’amant pourra persuader au mari qu’il n’a pas le droit d’exiger ? Les situations sont plus fortes que tous les raisonnements. Dans trois jours, je voudrais m’imposer ; depuis hier soir, j’ai peur de moi. Non, ne tentons pas cette expérience ; ce serait m’exposer à jouer un triste ou un odieux personnage. Mourir est plus court ; c’est après tout si peu de chose que la vie !

— Ainsi quels sont vos plans ? lui dis-je.

— Je me propose de passer en Amérique. On y est à la veille de grands événements. Je tâcherai de pénétrer jusqu’à Richmond ; je suis curieux de voir un siége de près. Une belle mort, voilà ma dernière fantaisie. Peut-être réussirai-je à me satisfaire. A vrai dire, je ne suis pas bien sûr que ces pauvres gens aient raison ; mais que voulez-vous ? je me sens une immense sympathie pour tous les vaincus. »

Sa voix s’altérait ; il se dirigea vers la porte en me disant : « J’ai des ordres à donner ; où est Baptiste ? »

Je me jetai entre la porte et lui. Nous nous regardâmes un instant en silence. « C’est lui, c’est moi, pensai-je. Que nous avons été longtemps absents ! » Et je m’élançai dans ses bras en pleurant et disant :

« Tu as bien raison de croire qu’on ne dispose pas de son cœur, puisque je t’aime encore ! »

Il est en aval de Viviers, monsieur l’abbé, un étroit vallon où passe la route de Saint-Andéol. Il est couronné à droite et à gauche de roches noirâtres, caverneuses, bizarrement déchiquetées, percées par endroits d’arcades à jour. Pendant toute une matinée, nous errâmes le long de ce vallon. Dans les endroits abrités croissent de maigres oliviers. Au-dessus d’un précipice paissait un innombrable troupeau de moutons dont nous entendions les sonnailles et les bêlements ; la mousse des rochers était tapissée de violettes. Au midi, du côté de Saint-Andéol, la vallée nous laissait voir par une étroite ouverture un ciel de saphir teinté de rose d’une ineffable douceur. De longues heures s’écoulèrent qui nous parurent courtes, et nous ne nous fîmes pas une question. Le passé était anéanti ; l’avenir s’ouvrait devant nous comme le ciel doux où s’enfonçaient nos regards.

Trois mois se sont passés. J’imagine que dans le canton de Grignan il n’y a pas un mécontent. M. de Malombré, assure-t-on, a découvert que c’était bien la vigne qu’il aimait. Mme d’Estrel me dit souvent des : Eh bien ! auxquels je ne réponds pas ; avec toute sa clairvoyance, elle ne nous comprend guère.

Il y a quinze jours, un pli m’est arrivé de Sainte-Marie-du-Désert. C’est, vous le savez, le nom d’une maison de trappistes près de Toulouse. Ce pli renfermait un ruban couleur feuille-morte et les lignes que voici :

« Dieu voulait mon cœur ; je le lui ai longtemps disputé. Sa colère s’est allumée, et il a consumé ma vie. Épée du Seigneur, quand rentrerez-vous dans le fourreau ? Je pleure et je prie ; peut-être guérirai-je. Voici votre ruban ; c’est aujourd’hui seulement que Dieu m’a donné la force de m’en dessaisir. Que ce Dieu jaloux soit content ! » Je ne pus cacher mon émotion. Max m’arracha le billet et le lut.

« Bah ! dit-il, ne plaignez pas trop le pauvre enfant. Il n’y a pas de votre faute ; quel qu’eût été le nœud de la pièce, le dénoûment aurait été le même. » Pendant le reste du jour, j’eus quelques absences ; il finit par se fâcher. Il me parle souvent en maître ; c’est le même air, mais sur d’autres paroles, et désormais cet air me plaît.

Le lendemain, mon père arriva. Au débotté, il courut à sa chère Némésis, et dans une pathétique allocution la remercia de m’avoir si bien gardée ; mais son discours fini, il devint pensif, se gratta le front, fit plusieurs fois le tour de la statue, la regardant sous toutes les faces, comme s’il avait eu peine à la reconnaître.

« Qu’est-ce qui vous prend, monsieur ? lui dit Max. Aurions-nous par hasard endommagé votre déesse ? »

Mais lui :

« Pauvres antiquaires ! s’écria-t-il. Ce que c’est que de nous ! Croiriez-vous qu’il me vient des doutes ?… Examinez, monsieur mon gendre, ces deux bourrelets qui marquent la naissance des ailes et qui sont, hélas ! tout ce qu’il en reste. Pour la première fois je m’avise que ce pouvait bien être des ailes de papillon. Cela étant, il en faudrait conclure que le bras droit, dont la moitié manque, ne tenait pas une lance, mais une lampe, et partant que ma Némésis est une Psyché, et que je suis un imbécile.

— Une Psyché ! dit Max. Avec cet air féroce ?…

— Pas si féroce, dit mon père, mais grave, songeur, inquiet, comme l’exigeait la circonstance.

— En ce cas, quelle singulière patronne vous aviez donnée à Isabelle !

— Pas si singulière, répondit-il encore. Psyché a voulu connaître ce qu’elle aimait ; elle a tout perdu et par bonheur tout retrouvé : exemple périlleux, j’en conviens, et cependant on ne possède véritablement que ce qu’on a risqué de perdre.

— Va pour Psyché ! dit Max. Votre nouvelle explication me plaît et me semble juste. Je vous dirai pourquoi dans cinq ans d’ici. »

Hier nous avons conduit mon père au château de Grignan, puis à la grotte de Roche-Courbière ; nous y fîmes une halte, et comme il avait apporté dans sa poche un volume de sa chère Sévigné, il pria Max de nous faire la lecture. Max ouvrit le volume au hasard et tomba sur ce passage :

« Je ne connais plus ni la musique ni les plaisirs ; j’ai beau frapper du pied, rien ne sort qu’une vie triste et unie, tantôt à ce triste faubourg, tantôt avec les sages veuves. J’ai un coin de folie qui n’est pas encore bien mort. » A ce mot, je lui lançai un regard ; celui qu’il me rendit était rassurant. Mon père, qui avait surpris cet échange, me jeta son bonnet au visage en disant : « Quand donc finira cette lune de miel ? »

Je crois à mon bonheur, monsieur l’abbé. J’y crois parce que j’y crois, j’y crois aussi parce que depuis quelques jours j’ai une passion folle pour les fruits verts, et que lorsque je suis seule avec Max, nous sommes trois… Je fais quelquefois des retours sur le passé ; ma conscience s’inquiète après coup ; c’est sa fantaisie, et je me dis, non sans quelque confusion, que si Mme d’Estrel, que si l’abbé Néraud… Enfin il y a des si qui m’alarment ; mais je n’y pense pas longtemps, et mes scrupules s’évanouissent dans mon bonheur, comme au matin notre soleil de Provence boit d’un seul trait toutes les vapeurs de la nuit.

Qu’en pensez-vous ? J’attends votre arrêt.

FRAGMENT DE LA RÉPONSE DE L’ABBÉ DE P…

Non, je n’ai pas frémi. Il me semble assez prouvé, ma chère enfant, que vous n’êtes pas une sainte ; mais je crois qu’il ne faut pas s’exagérer les dangers que vous avez courus.

Je crois qu’on peut agir souvent contre son caractère, mais qu’il revient toujours dans les moments décisifs.

Je crois que c’est une étrange chose qu’une femme en colère, mais que les mouvements involontaires de l’âme ne sont pas un consentement.

Je crois qu’il est sage de vouloir, mais qu’aimer est plus sûr encore.

Je crois qu’il est des abîmes où l’on se perd, mais qu’il plaît souvent à Dieu de nous en approcher, parce qu’il n’est de vertu éprouvée que celle qui a vu le mal de près, et que tout ce qui nous aide à nous connaître est bon.

Je crois enfin que dans les âmes pures, et peut-être dans le monde entier, Dieu n’a pas d’autre ennemi que lui-même ; mais je crois aussi que je ne prêcherai jamais sur ce texte ni chez les Indiens ni ailleurs.

FIN.

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