← Retour

Le roman d'une honnête femme

16px
100%

IV

Je ne pus dormir de la nuit. Dès que je commençais à m’assoupir, je croyais entendre des pas dans la galerie, et je me tenais sur mon séant, le cou tendu et prêtant l’oreille. Le jour parut, j’étais brisée ; l’envie me vint de sortir, de humer la fraîcheur du matin. Avant de revoir Max, je voulais recouvrer des forces et un peu de tranquillité d’esprit. Je m’habillai en hâte, je descendis sans bruit, fis seller Soliman et partis.

Tout annonçait une belle journée d’automne. Le ciel, un peu couvert au nord, était pur et doux au midi. Il était tombé une ondée pendant la nuit ; la terre était légèrement humectée ; une brise au souffle court caressait mon front par intervalles, et les branches que je froissais en passant me secouaient leur rosée au visage. Je me sentais renaître, je respirais à pleins poumons.

Je cheminai quelque temps dans les bois. Par les échappées qui s’ouvraient à ma gauche, j’aperçus au loin la cime nuageuse du Ventour ; une vapeur argentée était répandue au pied des montagnes comme une gaze légère et transparente ; le rocher et le château de Grignan se découpaient en noir sur ce fond d’argent.

Je quittai les bois, et, prenant sur la droite, je suivis parmi des champs et des landes le chemin pierreux qui conduit à Réauville, village situé sur une crête. La fraîcheur de l’air, la beauté du jour, avaient insensiblement dissipé mon trouble. Je mis mon cheval au pas et m’abandonnai à mes réflexions.

« Quelle âme dure ! me disais-je ; quel cœur de bronze ! quel orgueil de titan ! Pourquoi m’a-t-il fait lire cette lettre ? Tout d’abord j’ai tressailli de joie. Quelle déraison ! Hélas ! si mon erreur était cruelle, la vérité l’est plus encore. Il a donc pu voir mes larmes, mon désespoir, sans s’écrier : « Pardonnez-moi, je suis moins coupable que vous ne pensez ! » Pendant des mois, il m’a laissée aux prises avec ma douleur sans essayer de me consoler, de se justifier ; pas une explication, pas une promesse ; son orgueil lui fermait la bouche. Aussi bien je lui étais un spectacle, il faisait une expérience. Comment allais-je me conduire ? Saurais-je me tirer de mon rôle ? Ma volonté me soutiendrait-elle jusqu’au bout ? Ne me prendrait-il pas une défaillance ? Quel serait le dénoûment ? Mes angoisses, qu’il devinait, servaient de pâture à sa curiosité. Qu’il est maître de lui et que je suis faible ! Hier ses regards, sa voix, me troublaient ; je respirais avec embarras, je sentais mes forces s’en aller. Ah ! grand Dieu ! si j’avais faibli, si je m’étais rendue, quel changement soudain se serait fait en sa personne ! Je crois voir d’ici le haussement de son superbe sourcil, sa joie méprisante et la glace de son sourire…

« Et maintenant, poursuivais-je en moi-même, que va-t-il faire ? Apparemment son orgueil offensé se piquera au jeu ; je dois m’attendre à de nouveaux assauts ; il n’est pas homme à lever le siége ; peut-être médite-t-il en ce moment quelque ruse de guerre ; il se dit : « Tel jour, j’aurai ville gagnée… » Ce n’est pas de mon courage que je me défie, mais de mon bon sens ! Ces pauvres femmes ! qui peut dire jusqu’où vont leurs crédulités ? Si j’allais me figurer l’impossible, si j’allais croire follement que son orgueil n’est pas tout, qu’il a encore un cœur, et que dans ce cœur… Ah ! je ne saurais trop veiller sur moi-même ; on n’a jamais touché le fond du malheur, et je sens maintenant qu’il me reste encore quelque chose à perdre. »

A peine a-t-on gravi la côte et traversé le village de Réauville, le chemin redescend par une pente rapide, et on voit s’ouvrir devant soi une gorge étroite, arrondie en forme d’entonnoir, et qu’enveloppent de toutes parts les replis d’une immense forêt. Au fond de ce vallon solitaire et sauvage se cache un couvent de trappistes, le célèbre monastère d’Aiguebelle. Perdue au sein des bois, enfermée par des hauteurs qui la dérobent aux yeux du monde, dominée par des rochers à pic, sans vue, sans horizon, ignorant le reste de la terre, on peut dire de cette sainte demeure qu’elle ne respire que du côté du ciel.

L’aspect de cette solitude me saisit. Le silence, qui en est comme l’âme, n’est interrompu que par le sourd murmure d’un ruisseau qui s’écoule tristement entre deux rangées de peupliers ; par intervalles j’entendais un court tintement de cloche ; l’air frémissait, les rochers répondaient faiblement, et tout rentrait dans le repos. Je m’arrêtai quelques instants sur la hauteur à contempler cette thébaïde et les noires forêts qui semblent faire la garde autour d’elle, comme pour en écarter les bruits du monde et y attirer ceux du ciel. J’étais venue jadis à Aiguebelle ; mais, arrivée à la lisière du bois, une sorte d’inquiétude m’avait fait rebrousser chemin. Cette fois je descendis dans le fond du vallon, et je passai le ruisseau, dont je remontai le cours.

En approchant du couvent, l’âpreté du paysage s’adoucit, les bâtiments sont environnés de cultures, des champs plantés d’amandiers et de mûriers s’étalent au soleil ; à gauche, le chemin est bordé par un grand mur en pierres sèches qui soutient un talus et que tapissent des ronces et des liserons ; des courtines de lierre en décorent la crête. Par-dessus ce mur s’avancent des figuiers au tronc blanchâtre qui tordent en tous sens leurs bras noueux ; une vigne folle entremêlait au luisant de leurs troncs le reste de ses pampres rougis par l’automne. Je fus frappée de ces grâces de la nature au pied des murailles de la trappe, et je m’étonnai de ce sourire du désert.

Avant de retourner sur mes pas, je fis une courte station à l’ombre d’un chêne. Je regrettais que l’accès du couvent fût interdit aux femmes. J’aurais voulu pénétrer dans le mystère du cloître, voir de près ces déserteurs du monde et ces apprentis de la mort qui s’essayent avant l’heure au silence éternel. Je les admirais et je les enviais. De l’endroit où je m’étais arrêtée, j’en aperçus un qui creusait une fosse le long d’une haie ; c’était un grand vieillard maigre et cassé ; chaque fois qu’il se redressait, il semblait ramener en l’air avec sa pioche le fardeau de ses ennuis et de ses années. « Trouve-t-on l’oubli à la trappe ? pensais-je. En recevant la tonsure, ces moines ont-ils appris le secret d’anéantir le passé ? Leurs souvenirs sont-ils tombés de leur tête avec leurs cheveux ? Et après que toute vie a cessé autour d’eux, ne sentent-ils pas encore dans leur cœur la fièvre du passé, comme un amputé souffre du membre qu’il a perdu ? Se débattre entre la vie et la mort, ce doit être un cruel supplice, et si je mourais, je voudrais mourir tout entière… »

Je pris un sentier de traverse, et après avoir repassé le ruisseau je gravis une pente escarpée et rocheuse où mon cheval butta plus d’une fois. Parvenue sur une plate-forme, je me retournai pour jeter un dernier regard sur le couvent, et au même instant j’avisai à peu de distance de moi le personnage mystérieux que j’avais rencontré un jour dans le parc de Lestang, et qui depuis, au dire de Mme de C…, était venu se promener la nuit sous mes fenêtres. Assis sur une pierre, ses coudes sur ses genoux et sa tête dans ses mains, immobile comme une statue, sourd aux croassements d’un corbeau qui tournoyait au-dessus de lui, il était plongé dans une rêverie qui paraissait tenir de l’extase. Je fus convaincue plus que jamais qu’il avait l’esprit dérangé, et je m’empressai de m’éloigner avant qu’il s’éveillât et me reconnût, car il me faisait peur.

Quand j’eus regagné Réauville et le sommet de la crête, j’eus presque un éblouissement. Quel contraste entre le mélancolique vallon que je venais de quitter et la vaste et riante étendue qui se déroulait avec mollesse sous mes yeux ! A l’horizon, quelques nuages roulés en flocons promenaient sur le flanc des montagnes leurs ombres portées, tandis qu’inondée de soleil la plaine immense semblait sentir sa beauté, et, s’enivrant de lumière, s’abandonner avec délices aux embrassements du ciel. Une brise fraîche me soufflait en plein visage. Je ne sais ce qui se passa en moi ; mais je ressentis quelque chose qui ressemblait à l’espérance. Qu’osais-je donc espérer ? Je ne sais. Il est un drame, si je ne me trompe, qui a pour titre : Aimer sans savoir qui. On peut aussi espérer sans savoir quoi. Le fait est qu’un instant je me surpris à croire vaguement à la vie, à l’imprévu, et ce sentiment confus que je n’aurais su définir me causa une vive émotion. A mesure que j’approchais de Lestang, cette émotion s’accrut. J’allais revoir Max ; de quel air m’aborderait-il ? Que lirais-je dans ses yeux ! Quel serait son premier mot ? Qu’y faudrait-il répondre ?…

J’arrive. Un domestique vient me recevoir au bas du perron et me remet un billet que j’ouvre en tremblant.

« Vous avez les sentiments d’une âme vraiment romaine, m’écrivait Max, et votre fermeté est à l’épreuve du temps et de mon éloquence. Je m’empresse de quitter la partie. Loin de moi de condamner vos défiances ! Peut-être sont-elles fondées. Vous avez raison, le plus sage sera de nous en tenir exactement aux termes de notre traité. Je pars pour Nîmes avec le regret de n’avoir pu vous faire mes adieux ; je réglerai, selon vos instructions, l’ennuyeuse affaire que vous savez, après quoi je ferai usage de ma liberté en me rendant directement de Nîmes à Paris, où j’espère que j’aurai le plaisir de vous revoir. »

Le cœur me faillit, et je dus me tenir à la balustrade pour gravir les marches du perron. Cette fois mon sort était fixé ; je n’avais plus rien à apprendre. Plus de doute, plus d’hésitation ; Max avait mis tout son cœur dans cette lettre : j’avais vu, j’avais touché, je pouvais m’endormir en paix dans une bienheureuse certitude.

En entrant dans ma chambre, je vis dans la glace du fond mon image qui s’avançait au-devant de moi, et je fus épouvantée de ma pâleur. Je jetai à terre avec violence ma cravache et mon chapeau, et, froissant mes gants, mes vêtements, mes cheveux, je m’écriai d’une voix étouffée :

« Bénie soit cette nouvelle insulte ! je l’aimais encore. »

Vous souvenez-vous, mon père, que nous eûmes un jour un entretien sur des matières graves ? Au retour d’une promenade, nous nous étions assis sur le revers d’un fossé. J’avais osé disputer contre vous, vous vous échauffiez ; je m’obstinais, et je me rappelle que dans la vivacité de notre querelle votre bâton de houx s’échappa de vos mains et roula dans le fossé.

« Non, vous disais-je, n’espérez pas que la résignation soit jamais une vertu à mon usage. Sans me flatter, je me crois très-capable de me dévouer, de me sacrifier à ce que j’aime ; mais la résignation, c’est la vertu des gens qui sont nés tout consolés, et je défie le malheur et l’injustice de me toucher sans me faire crier. »

Votre patience était à bout.

« Brisons-là, me dîtes-vous. Voilà ce qu’on gagne à être élevée parmi des vases grecs et par un père qui lit plus souvent Platon que l’Évangile ; vous admirez les vertus sages, vous niez ces vertus divinement folles qu’inventa le christianisme… Bah ! sans que vous vous en doutiez, la vie vous instruira, et, le moment venu, vous vous résignerez sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose. »

Vous vous trompiez, monsieur l’abbé ; le moment venu, je ne sus pas me résigner. Que n’avais-je mérité mon malheur ! Avec quelle joie je me serais sentie coupable ! Le souvenir d’une faute m’eût réconciliée avec mon sort, j’aurais pu croire encore à quelque chose ; mais que pouvais-je me reprocher ? qu’avais-je donc fait pour tant souffrir ? Je ne voyais dans ma destinée que désordre, déraison ; je me sentais le jouet d’une puissance aveugle, et le cri de ma colère montait jusqu’au ciel.

Quand je me rappelais la cérémonie de mon mariage, le poêle nuptial suspendu sur ma tête, l’éclat des autels qui avaient reçu et béni nos serments, l’église, le prêtre, le tabernacle, la sincérité de mes promesses, la candeur de mes émotions, il me semblait que la religion m’était apparue sous les traits d’un ange de lumière, et que, complice du malheur, me prenant par la main, elle m’avait entraînée vers l’abîme. Tout mon être s’indignait de cette trahison. Quel était donc le sens de cette aventure ? Que faisais-je dans le monde ? A qui profitaient mes souffrances ? A qui étais-je offerte en holocauste ? Quel Dieu de colère se repaissait de mes humiliations et s’abreuvait de mes larmes ! La nuit s’épaississait autour de moi ; le mystère de ma destinée m’effrayait ; mon cœur n’était plus qu’amertume, âpreté, sécheresse ; je ne le reconnaissais plus ; l’incendie y avait passé. Si accoutumée que je fusse à me commander, je m’aperçus que je n’étais plus maîtresse de mon visage ; qu’en présence de mes gens mon parler était rude, mon ton saccadé, mon geste impérieux et emporté. Plus d’une fois je les vis s’étonner du changement de mes manières ; plus d’une fois ma pauvre et innocente Marguerite me regarda avec stupeur et marmotta entre ses dents de timides Jésus-Marie !

Durant plusieurs semaines, je ne sortis que pour faire quelques visites de charité. Que ces visites me coûtaient ! Quel effort pour moi que de consoler des infirmes, des affligés ! Que pouvais-je leur dire ? Rien, sinon que la vie est maudite et que j’enviais leurs douleurs. Le reste du temps, je ne voyais personne ; l’idée d’une conversation à soutenir, la nécessité de dissimuler, de composer mon visage, m’épouvantait. Souvent, en proie à une agitation fébrile, je changeais sans cesse de place, ne sachant où m’arrêter dans cette grande maison silencieuse, passant du salon dans mon boudoir, de la terrasse dans le parc, cruellement blessée de tout ce que je voyais, pressée du désir de m’enfuir, mais sentant bien que je ne ferais pas trois pas sans tomber de lassitude, et que dans un malheur extrême tout est plus difficile que de souffrir.

Souvent aussi j’étais prise d’une langueur qui me rendait tout mouvement impossible, et je passais des journées entières enfermée dans ma chambre, attachant machinalement les yeux sur la copie d’un tableau de Watteau qui ornait un des panneaux, copie faite peut-être par Watteau lui-même. Dans un charmant pavillon d’été, deux jeunes femmes debout tiennent un papier de musique ; une troisième, d’une beauté ravissante, a dans les mains un luth dont elle vient de jouer ; on a entendu un bruit de pas, le concert s’est interrompu ; un jeune et gracieux cavalier se présente ; il s’incline ; qu’il soit le bienvenu ! Tout à l’heure l’entretien s’engagera, et par intervalles le luth l’accompagnera en sourdine, — tout cela peint d’une touche libre, fine, élégante, exquise, dont Watteau seul eut le secret. Au bas du cadre on lit ces mots : le Charme de la vie.

Je ne me lassais pas de regarder cette toile, ni de faire en la regardant d’amers retours sur moi-même. Tout y respire le plaisir ; on y sent je ne sais quelle légèreté de l’air, des pensées et des heures. Ces trois femmes me semblaient heureuses entre toutes ; je cherchais à lire dans leurs yeux le secret du bonheur ; que la vie leur était facile ! Elles n’avaient jamais connu que ces ennuis commodes qu’un air de guitare étourdit et endort. Pourquoi étais-je condamnée à leur ressembler si peu ? Je faisais réflexion que bien des femmes avaient été trahies et s’en étaient consolées. Les unes avaient trompé leurs peines par la dévotion, d’autres par de frivoles plaisirs, d’autres enfin par ces affections légères qui ont tous les semblants de l’amour et dont on ne reconnaît la vanité qu’après en avoir épuisé le charme. J’étais autrement faite. Cet art ou ce don de s’échapper à soi-même, de tromper le sort qui nous trompe, m’avait été refusé ; trop concentrée, trop sérieuse, mon âme pesait sur sa destinée et creusait dans la douleur ; qu’attendre de l’avenir ? Sur la foi d’une erreur, je m’étais donnée tout entière sans me rien réserver, — et cette erreur d’un jour avait dévoré toute ma vie.

Cependant je ne pouvais me dissimuler que j’aurais tôt ou tard une décision à prendre : le malheur sans dignité, c’était plus que je ne pouvais supporter. Max s’était cru dispensé envers moi de ces égards élémentaires qu’on nomme les procédés ; il m’avait quittée brusquement, sans me prévenir, sans prendre congé, en me laissant ignorer si je le reverrais jamais. C’était à moi d’aviser ; que faire ? à quel parti me résoudre ? J’attendais qu’il me vînt quelque inspiration, et comme il ne m’en venait point, j’éprouvai le besoin de me remuer, de me secouer un peu pour recouvrer quelque liberté d’esprit, car je sentais toutes mes facultés s’engourdir dans mes éternelles et solitaires rêveries, et j’étais comme hébétée par le chagrin.

Je fis donc quelques promenades, non pas à cheval, je n’en avais plus ni le goût ni la force, mais en voiture, cette façon d’aller étant la seule qui me convînt, car il me plaisait de changer de place sans avoir à me conduire. Une après-midi, je me fis mener à Chamaret. Mme d’Estrel poussa un cri de surprise en me voyant ; toujours souffrante, elle ne quittait plus sa chambre et m’avait écrit plusieurs fois sans obtenir de réponse.

« Mon Dieu, que vous êtes changée ! » s’écria-t-elle.

Je m’assis à ses pieds sur un coussin et posai ma tête sur ses genoux ; je demeurai plus d’une heure dans cette posture. Je rêvais, il me semblait que ces deux genoux étaient ceux de ma mère, et sans parler je disais en moi-même à ma vieille amie tout ce qu’on dit à une mère. A plusieurs reprises, elle essaya de me consoler ; mais je mettais ma main sur sa bouche :

« Pas un mot ! murmurais-je ; laissez-moi rêver ; vous ne diriez pas une parole qui ne me fît du mal. »

Au retour, je trouvai à Lestang un visiteur inattendu ; c’était M. de Malombré. En vain Marguerite avait-elle essayé de le renvoyer ; il s’était obstiné à m’attendre. Mon premier mouvement fut de refuser de le voir ; toutefois je me ravisai, j’eus la curiosité de savoir ce qu’il me voulait. En me voyant entrer, il eut ou fit paraître beaucoup d’émotion. Peut-être mon doute est-il injuste : mais tout dans ce bizarre personnage me semblait artificiel, et il est certain qu’avec ses allures compassées et ses gestes anguleux il ressemblait plutôt à une poupée de bois qu’à un homme. Assurément jamais marionnette ne fut plus lugubre ; habillé de noir de la tête aux pieds, il avait ce soir-là l’air d’un déterré, et il s’exprimait d’un ton si précipité et si véhément que j’aurais pu croire qu’il avait perdu l’esprit.

« Elle est partie, madame ! s’écria-t-il. J’avais son consentement ; le contrat était dressé, il ne restait plus qu’à signer ; j’arrive ; pour la seconde fois, je trouve la cage vide ; où s’est envolé l’oiseau ? »

Et là-dessus il entreprit de me démontrer que ce dernier outrage l’avait rendu à lui-même, qu’il avait enfin brisé sa chaîne, que désormais M. de Malombré ne serait plus le jouet d’une coquette sans cœur et sans scrupules. La démonstration fut si longue que je finis par laisser voir mon impatience. Il se tut. Je jetai les yeux sur lui ; il me regardait fixement ; bientôt son front et ses pommettes se couvrirent d’une vive rougeur. Une idée audacieuse, que lui inspiraient peut-être mes distractions et mon accablement, venait de se faire jour dans son esprit. Je le vis se jeter résolûment à genoux en s’écriant avec un soupir : « Madame, vengeons-nous… » Je traversai la chambre, je tirai un cordon de sonnette. Il comprit, se releva, me lança un regard de reproche. Marguerite entra.

« Éclairez M. de Malombré », lui dis-je.

Cette pitoyable petite scène me causa la plus vive irritation ; j’y voyais une dérision de la fortune. Voilà donc les vengeances qu’elle m’offrait !

Le lendemain fut certainement de tous les jours de ma vie celui où j’ai vu la folie de plus près. De bon matin je me fis conduire à Donzère, et de là, par le chemin de fer, je remontai le Rhône jusqu’à la station qui fait face à Viviers, ville admirable et étrange, qui, avec ses rues étroites et tortueuses, ses maisons croulantes de vétusté et ses collines nues dont l’âpreté se marie à la douceur d’un beau ciel, ressemble, dit-on, à une ville de Syrie transportée par miracle sur les bords d’un fleuve français. Je passai le pont et errai au hasard dans un labyrinthe de sombres ruelles. Il me semblait à tout moment qu’une découverte, une rencontre imprévue allait faire jaillir dans mon esprit cet éclair qui montrerait à ma vie son chemin. J’arrivai enfin devant la cathédrale ; j’y entrai ; je restai longtemps assise au fond de la nef, contemplant d’un œil stupide les gobelins qui décorent l’abside, les stalles de chêne noir, les arceaux de la voûte ; j’adressais des questions à la solitude et au silence, et les sommais en vain de me répondre.

La cathédrale est précédée d’une terrasse plantée d’arbres qui s’avance jusque sur le bord du rocher à pic où a été bâti Viviers. Cette terrasse, entourée d’un mur à hauteur d’appui, commande la plus vaste vue. Elle était déserte quand je sortis de l’église ; j’allai m’accouder sur le parapet. Entre le rocher et le Rhône s’étend un faubourg. Mon regard plongeait sur des toits moussus, des balcons de bois, des auvents, des cours ; malgré la saison avancée, le temps était si doux que les femmes travaillaient en plein air, assises en rond devant le pas de leur porte ; j’entendais des cris, des chants, des rires qui se détachaient sur le grave mugissement du fleuve. J’avais en face une école : l’heure de la récréation avait sonné ; les enfants s’ébattaient sur la place, un vieux magister à la tête blanche les surveillait de sa fenêtre, et par instants élevait la voix pour tenir leurs vivacités en respect, pendant que d’un colombier voisin partaient à tire-d’aile des pigeons qui s’allaient désaltérer dans une anse du Rhône, et, après avoir bu, retournaient à leurs boulins en décrivant de grands cercles dans l’air.

Tous ces mille détails indifférents me navraient par leur indifférence même. Qu’étais-je pour le monde ? Qu’était-il pour moi ? Je me sentais comme séquestrée de la société des choses et des hommes ; tout allait, venait, s’occupait de vivre ; j’étais comme perdue dans ce grand tourbillon des êtres, et mon cœur voyait sa tristesse comme un néant. J’éprouvai alors un accablement, une oppression dont je ne puis vous donner l’idée. Penchée sur le parapet, je ne regardai plus que des broussailles ou des orties qui croissaient entre deux arêtes du rocher. Un corbeau passa en croassant au-dessous de moi ; j’avançai la tête, j’entrevis l’abîme, le vide ; le vertige me prit ; cette sensation me parut pleine de délices, je m’y abandonnai ; ma tête se perdait, je me penchai davantage encore, mais je me sentis retenir par ma robe ; je me retournai, et me trouvai en présence d’un vieux prêtre infirme à la figure vénérable et qui, pour se tenir debout, s’aidait d’une béquille. Il me dit en souriant :

« Prenez garde, madame, vous m’avez fait peur… »

Puis me regardant avec plus d’attention :

« Vous trouvez-vous mal ? » me demanda-t-il d’un ton de douceur paternelle, et, m’ayant prise par la main, il me fit asseoir sur un banc.

Je le regardai un instant en silence.

« Comment s’y prend-on pour se résigner, monsieur ? » lui dis-je à brûle-pourpoint.

D’un air étonné :

« On pense à Dieu, me répondit-il.

— Dieu est bien loin !

— Il ne tient qu’à nous de l’attirer dans notre cœur, et quand la foi l’interroge, il répond toujours.

— J’écoute et n’entends rien, repartis-je sèchement. »

Il fit un geste de pitié.

« Vous avez eu de grands malheurs, madame ? »

Point de réponse.

« Mon Dieu ! reprit-il, qu’est-ce qu’une vie d’un jour auprès d’une éternité bienheureuse ?

— Triste condition que la nôtre ! lui dis-je. Nos consolations sont un mystère, mais le malheur est évident.

— C’est que Dieu l’a voulu ainsi, et il faut accepter les épreuves qu’il nous envoie, sinon redouter ses jugements.

— Je n’ai peur de rien ni de personne ! » m’écriai-je avec une véhémence dont je rougis encore.

Il recula d’effroi, et, prenant un visage sévère : « Vous vous trompez, madame, dit-il d’une voix forte, vous avez peur de souffrir, et tout à l’heure vous pensiez à mourir. En langage humain, cela s’appelle une lâcheté. »

Je me calmai tout à coup. « Enfin, lui dis-je, vous avez trouvé un mot qui me donnera de la force ! »

Et, m’emparant d’une de ses mains séchées par l’âge et la maladie, je la baisai avec respect et m’éloignai. Il me rappela, voulut me suivre ; mais je doublai le pas et disparus.

Chemin faisant, à la porte d’une boutique, j’aperçus une femme qui tenait sur ses genoux un bel enfant de trois ans. Je m’arrêtai, je regardai avidement cette tête bouclée ; elle me faisait rêver, et en partant je la baisai avec tant de passion que l’enfant prit peur et cria. Je glissai dans sa petite main une pièce d’or à fleur de coin : l’éclat du métal tout neuf le charma, et il sourit.

« Voilà des sourires, dis-je à la mère, qui attirent Dieu dans le cœur d’une femme. »

Le jour baissait ; je m’acheminai vers la station. Arrivée au milieu du pont, je retournai la tête. Le couchant était d’une beauté magique ; le soleil venait de disparaître, et le clocher mauresque de la cathédrale profilait ses pignons et ses dentelles sur un ciel couleur de perle poudré de l’or le plus doux et le plus fin ; les grandes eaux majestueuses du fleuve charriaient de l’argent, de la pourpre, mille reflets changeants ; immobiles et silencieux, les saules et les peupliers défeuillés les regardaient couler et enveloppaient la rive du mystère de leur ombre glacée de lumière. Cependant la lune à son croissant commençait à se montrer, et mêlait à cette magnificence la douceur de son regard.

La beauté divine de cette soirée m’émut jusqu’aux larmes ; il me semblait que la vie se plaisait à étaler devant moi tous ses trésors, mais en me défendant d’y toucher, et je me comparais à une mendiante assise à la porte d’un palais : une fête se célèbre, dont elle entrevoit la splendeur, et elle regarde sa besace ; elle songe à sa chaumière nue où elle rentrera à tâtons et trouvera deux hôtes taciturnes qui l’attendent accroupis devant le foyer mort, — le froid et la faim… Je ne pouvais m’en aller ; appuyée sur la balustrade du pont, je regardai longtemps l’eau couler. Il en sortait une voix qui me parlait d’oubli, de repos éternel ; mais je pensai au vieux prêtre, à ses cheveux blancs, à sa béquille, à son dernier mot, et je me remis en chemin.

A Donzère, je trouvai mes gens dans l’inquiétude. Incertaine de mes projets, je les avais quittés sans leur laisser d’ordres. A vrai dire, je n’étais pas bien sûre de les jamais revoir. Ils n’avaient pas laissé de m’attendre, et ils firent paraître en m’apercevant une joie qui me surprit. J’étais encore quelque chose pour quelqu’un.

J’arrivai assez tard à Lestang, où m’attendait un billet de Mme d’Estrel.

« Ma chère Isabelle, m’écrivait-elle, l’état où je vous ai vue hier m’a beaucoup alarmée, et je vous supplie de ne pas vous enfoncer ainsi dans votre chagrin. Les âmes fortes sont sujettes à tourner leur force contre elles-mêmes ; il leur convient que leurs douleurs soient violentes, et elles prennent un secret plaisir à les irriter. Vous ne voulez pas de mes consolations, je ne vous en donnerai point. Permettez-moi seulement de vous dire que votre situation actuelle n’est que provisoire ; je pressens, je suis certaine qu’un jour vous aurez des combats à livrer, de sérieux dangers à courir. Réservez soigneusement vos forces pour ce moment ; ne faites pas la folie de les employer à soulever des orages dans votre cœur ; laissez-le à lui-même, ce pauvre cœur, ne le tourmentez pas ; il a bien assez de ses peines, n’y ajoutez rien.

« Mon Dieu ! le temps a cela de bon qu’il s’en va sans que nous ayons besoin de nous en mêler. Le soleil se lève et se couche. Chaque matin, en regardant le château de Grignan, répétez-vous ce mot de Mme de Sévigné : « qu’on n’est jamais resté au milieu d’une semaine. » Ma chère fille, venez me voir demain dans l’après-midi ; j’ai un important service à vous demander, et en même temps je vous ferai faire la connaissance d’un homme qui, sans cause apparente, sans avoir sujet de se plaindre de personne, est peut-être aussi malheureux que vous. Quand on souffre, il est bon de voir des malheureux ; on se dit qu’on n’est pas une exception, qu’on vit sous la loi commune, et sans se consoler on s’apaise. »

C’était la prudence même que Mme d’Estrel, et cependant sa lettre était une imprudence.

Chargement de la publicité...