Lettres à l'Amazone
LETTRE SIXIÈME
MYSTICISME
Vous en souvenez-vous, mon amie ? Nous étions d’accord l’autre soir, pendant qu’un éclairage singulier vous permettait de lire et de critiquer ma dernière Lettre, sur ceci que l’amour, avec tout le cortège des sentiments qui s’appuient sur lui et participent à son exaltation, est une religion et la seule que puisse avouer, la seule où puisse se plaire un être délicat. J’entends l’amour humain sous toutes ses formes, même et d’abord peut-être celles que les imbéciles appellent grossières ou anormales, les formes sensuelles, les formes mystiques, qui ne sont pas loin l’une de l’autre, toutes les sympathies profondes jalousement exclusives, toute tendance, quelle que soit son nom, qui fait qu’on a la sensation et le désir de vivre en un autre être, à peu près autant qu’en soi-même, ou parfois davantage. Ceux qui ont cherché l’essence de la religion et qui ont voulu la définir en quelques mots ont trouvé qu’elle impliquait un sentiment de dépendance à l’égard d’une volonté inconnue répandue dans l’univers, d’une volonté que l’homme cherche à deviner, ce qui l’incline à toutes sortes de pratiques mystérieuses, rituelles ou spontanées, dans le but d’y conformer sa vie. A peu de chose près, et en jouant un peu sur les mots, il est vrai, cette définition s’applique très bien à l’amour, où le spontané ne se mêle au rituel que dans certaines proportions et n’en est jamais que le complément. M. Salomon Reinach donne de la religion une définition toute différente : « Un ensemble de scrupules qui met obstacle au libre exercice de nos facultés. » Mais je ne crois pas que les scrupules soient primordiaux, ils rentrent dans les rites, c’est-à-dire dans les moyens. Il a trop pensé à l’anecdote du paradis terrestre, ainsi qu’à toutes les défenses par lesquelles les êtres vénérés exercent leur pouvoir sur les faibles hommes. Les scrupules ne sont venus qu’après la croyance aux dieux, dont l’existence est nécessaire pour les soutenir. Sa définition est plutôt celle des religions organisées que celle du sentiment religieux, à quoi nous voulons rattacher l’amour.
Je sais bien qu’on ne fera jamais comprendre à la masse des hommes qu’il n’y a pas de différence essentielle entre la prière à un Dieu invisible et la prière à un être humain que l’on voit, que l’on touche, dont on attend des satisfactions précises, mais je ne me soucie de convaincre que ceux qui participent déjà obscurément à de telles idées. Il n’est pas certain d’abord que la prière de l’amant à l’amante demande uniquement des choses précises. Elle demande aussi le bonheur, c’est-à-dire l’infini. Rien n’est moins précis. On ne demande pas autre chose à Dieu et son rôle, dont il s’acquitte assez mal, est de donner à ses dévots ce bonheur infini que seul il détient. S’il y a une supériorité, elle est en faveur de l’amant dont la prière est moins chimérique, parce qu’il n’a la prétention que de se servir de ses sens pour communiquer avec d’autres sens, tandis que l’homme pieux les tend sur le néant, s’efforce de bander sur l’absence du violon la corde qu’il prétend faire vibrer. Mais ce ne sont là que des formes primitives, également décevantes, par l’énormité de leurs requêtes, de l’amour ou de la religion. Si, dans la religion, le cœur est condamné à la prière éternelle, au désir éternel, c’est que ni prière ni désir n’ont d’objet sensible, mais qu’est-ce que deux êtres qui s’aiment peuvent se demander l’un à l’autre qui ne soit déjà accompli dans leurs volontés ? La prière en amour est un sacrilège. Elle supposerait l’inexistence même de l’amour, qui n’est pas s’il y a disparité dans le désir. Mais nous montons peut-être un peu haut ? J’aime cette région où le sentiment devient raison et la raison sentiment, mais j’aime aussi la clarté qui ne se rencontre guère dans l’abstraction.
L’amour répond à ce besoin d’avoir un être qui s’occupe de nous, et pour lequel on est quelque chose d’incomparable et surtout qui accepte nos adorations, auquel nous pouvons reporter toutes nos pensées. J’ai vu un amour qui dura de longues années et dans lequel les amants eurent toujours une vénération corporelle et un respect étonné l’un pour l’autre. Jamais ils ne se quittèrent, et ils se voyaient tous les jours, sans se baiser mutuellement la main. Quelle religion se serait superposée à celle-là ? De quelle utilité aurait été à ces êtres un culte rituel ? Ils auraient été incapables de le comprendre, étant eux-mêmes semblables à des dieux, à la fois, et à des fidèles, portant en soi toutes les valeurs religieuses et réalisant toutes les extases. Cette notion du divin, sur laquelle argumentent les philosophes mystiques, ils l’auraient créée, au-dessus de toutes les philosophies, s’ils avaient été des êtres à métaphysique. On a dit que les animaux cultivés (ceux qui vivent dans notre intimité) avaient sur nous la supériorité de voir, d’entendre et de toucher leurs dieux, qui sont les hommes, et on a vu, dans leur conduite à notre égard, l’origine même du sentiment religieux. A chaque instant, ils nous demandent des miracles et ces miracles s’accomplissent parfois. Quand des oiseaux volent dans le ciel de mes fenêtres, mon chat supplie ma Toute-Puissance de les arrêter, qu’il puisse les abattre d’un coup de patte. Il y eut pendant quelque temps une cage suspendue à une fenêtre voisine ; que de fois ne vint-il pas me demander de la mettre à sa portée. Évidemment, dans son esprit de chat, je n’avais qu’un geste à faire, pas même, je n’avais qu’à vouloir. Je n’ai pas accompli ces miracles, mais j’en fais quotidiennement d’autres, auxquels il est très sensible : quand il a faim, il me le dit et je lui fais apporter à manger. C’est bien là une ébauche de religion, réduite à ses éléments magiques les plus simples, mais aussi les plus essentiels, et dans laquelle l’être communique directement avec le dispensateur de tous les biens. La position des amants ressemble assez à celle-là. Chacun d’eux tient entre ses bras son dieu et le créateur de sa joie. Point n’est besoin pour eux, êtres privilégiés, d’imaginer l’être suprême dont ils dépendent et qui a tout pouvoir sur leur bonheur, même sur leur vie. Ils le sentent autour d’eux, sur eux, en eux, dans une communion précise et pourtant infinie, physique et cependant irréelle. Loin que l’amour soit une imitation des mouvements religieux, c’est lui qui a servi de modèle à toutes les religions à mysticisme et qui en est le prototype.
La religion est son plagiaire et son succédané. Voyez avec quelle facilité, à l’amour humain devenu impossible, succède l’amour divin, qui n’en semble que la transformation naturelle. Dieu, dans le cœur des femmes, remplace l’amant si naturellement ! Voyez comme l’amour spiritualisé des mystiques demeure empreint de ses origines matérielles. Il n’est peut-être pas une phrase dans tous leurs discours qui ne s’applique également bien à Dieu ou aux hommes. Sainte Thérèse et les autres emploient une langue si équivoque qu’on y sent courir parfois comme un frisson de spasmes ! Qu’est-ce autre chose que l’anéantissement en Dieu ? Quand Bossuet veut justifier la communion et le dogme de la présence réelle dans l’eucharistie et dans chacune des hosties que s’assimile le fidèle, il prend pour garant l’amour humain et ses magnifiques frénésies : « Dans le transport de l’amour humain, dit-il, qui ne sait qu’on se mange, qu’on se dévore, qu’on voudrait s’incorporer en toutes manières et enlever jusqu’avec les dents ce qu’on aime, pour s’en nourrir, pour s’y unir, pour en vivre. » Et voilà pourquoi il faut remercier Dieu de s’être donné à nous en pâture dans la sainte communion. Mais combien plus sainte et plus originale et plus savoureuse les amants trouveront-ils la communion qui ne se pratique pas sous des espèces chimériques, mais dans la belle réalité des mutuels repas d’amour.
J’avoue que la religion, sévère imitation des pratiques de l’amour humain, peut avoir des charmes pour les vieillards, les malades, les infirmes auxquels elle peut donner je ne sais quelle apparence, je ne sais quels ressouvenirs. La religion est l’hôpital de l’amour. Vue ainsi, j’apprécie son rôle philanthropique, quoique je trouve aussi plus digne, quand on ne peut plus aimer, de s’enfermer en soi-même que de courir vénérer des simulacres. Don Juan mourut dévot et, comme on dit, « en odeur de sainteté ». Ah ! comme j’aimerais que lui fût revenu aux sens, à l’heure dernière, le bouquet des odeurs féminines qu’il avait si âprement respirées ! Quoique je vous aime, Amazone, je n’aime pas don Juan.