Lettres à l'Amazone
LETTRE PREMIÈRE
LE SOUVENIR
Souvent une idée ou un problème de sentiment surgissent entre nous, mon amie, que les hasards de la conversation nous font trop négliger. Je ne sais si votre esprit impétueux, mais qui aime pourtant à se recueillir, y revient ou non dans la solitude, car nous avons toujours tant de choses à nous dire par la parole ou par le silence, que c’est un point sur lequel je ne trouve jamais l’occasion de vous interroger. Mais moi, qui suis bien plus replié et pour qui la solitude est, presque autant qu’un besoin, une nécessité, je retrouve souvent ces questions dans mon esprit, et comme je les accueille distraitement, leur donnant rendez-vous près de vous, elles ne laissent pas de me hanter, me reprochant mon manque de parole ou le vôtre. C’est que vous m’êtes un tel sujet de distraction ! Près de vous, je ne me souviens plus d’un seul de mes desseins, hormis celui de contempler votre visage. Je me perds dans vos yeux. Ils boivent ma pensée, mon âme et tous mes projets. Ils me conquièrent à la minute présente, qui bientôt sera la minute passée, et dont je regretterais tant de m’être laissé éloigner. Je ne suis pas celui qui peut venir vous entretenir d’un sujet, vous débiter sa petite affaire et vous quitter avec une révérence. En vous retrouvant, je retrouve une partie de mon être, mais je ne sais jamais laquelle va surgir à votre invite et je ne veux pas le savoir. Ce sera ceci ou cela, un souvenir ou un désir, dont votre voix fait toujours une merveille. Vous enrichissez soudain ma sensibilité et mon intelligence, ma sensibilité d’abord, délicieusement remuée, comme, par le vent, un feuillage d’acacia fait sur le ciel des dessins imprévus. L’intellect n’a pas toujours l’agilité de suivre les jolis mouvements rapides des grandes ailes vertes. Il lui faut souvent de sévères méditations, rien que pour délimiter l’objet qu’il veut saisir. J’ai donc résolu de vous écrire ce que je n’ai pas pu dire. Aussi bien, je ne me crois pas l’homme des conversations, je trouve la répartie juste au moment qu’il ne fallait pas et, grâce à cette disposition, je dois le plus souvent me réfugier dans le silence. Mais vous ne croyez plus qu’alors je suis distrait par des pensées qui me transportent hors de votre présence. Elle m’est trop chère pour que je consente à m’en aller même une seconde et vous me faites crédit d’une réponse trop lente en passant à un autre sujet. Ah ! que l’esprit, la présence d’esprit, est une belle chose et comme je l’admire en vous, fière Amazone jamais prise au dépourvu, toujours prête à saisir la crinière, à sauter en selle et à tendre l’arc sur votre sein brûlé !
Vous souvenez-vous du soir où vous me disiez, avec une fougue douloureuse, l’oubli où tombent les heures d’amour ? « Les années, combien en faut-il ? effacent, jusqu’au dernier vestige, le souvenir des plus belles et des plus complètes joies charnelles. Il n’en reste rien, rien, rien ! » Mais vos dents frémissaient encore des anciennes morsures, et je voyais bien que, si mon amie pouvait encore situer ses souvenirs, elle ne pouvait plus les évaluer.
Quand on se souvient d’une sensation, c’est le souvenir d’un souvenir, la sensation elle-même a fui. L’eau a laissé à sec le lit de la rivière ; il n’est même plus humide ; des herbes l’emplissent, qui hantent les terrains desséchés ; l’intelligence peut affirmer que de l’eau coulait là autrefois, mais la reconstruction de l’image n’amène pas le renouvellement de la sensation : la sensation est morte. C’est toute la question de la mémoire affective qui avait surgi dans votre esprit et passé dans le mien. C’est une question, car il y a des nuances dans l’effacement de la sensation, mais nul rapport, probablement, entre son intensité et les traces qu’elle a pu laisser dans le système nerveux et dans le cerveau où tout s’emmagasine.
En examinant avec soin l’état de mes souvenirs, je ne les trouve pas si complètement détruits que je ne puisse en restaurer quelques empreintes. Peut-être sur ce point la psychologie féminine diffère-t-elle un peu de la nôtre ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que la femme a été crue capable de perdre jusqu’à la mémoire du don qu’elle a fait d’elle-même. Le mot est dans La Bruyère : « Une femme oublie d’un homme qu’elle n’aime plus jusques aux faveurs qu’il a reçues d’elle. » Au chapitre suivant, il généralise la proposition : « Les amours meurent par le dégoût et l’oubli les enterre. » Mais cela est d’une observation moins serrée, car le dégoût n’est pas nécessaire pour assurer l’oubli qui vient tout seul, comme un fruit du temps. Nous ne retenons donc que le premier aphorisme. C’est celui qui se rapporte directement à ce mélancolique problème : l’effacement des plus passionnantes sensations. J’ajouterai qu’il est un peu élémentaire et qu’il présente comme un fait ce que vous sentez, vous, dans votre psychologie plus affinée, comme un regret.
C’est presque toujours ce qui arrive à ceux qui pratiquent à l’occasion les vieux auteurs. Ils trouvent dans leurs livres plutôt des sujets de méditation que des méditations véritables. Les pensées nous sont des points de départ plutôt que des accomplissements. A vrai dire, je n’ai cité La Bruyère que par une sorte de superstition ou de déférence, car il est évident qu’il n’a pas considéré les choses du point de vue qui nous intéresse, celui de la persistance, volontaire ou involontaire, des sensations chez l’homme et chez la femme ou chez tous les deux séparément. La femme oublie-t-elle plus facilement ou plus fatalement que l’homme ? La comparaison et le jugement sont délicats et, à dire vrai, impossibles. Les hommes doivent nécessairement accuser la femme, puisque c’est par elle qu’ils souffrent, mais ils se rendent moins bien compte de ce qu’ils font souffrir. Les deux sexes me semblent avoir un don d’oubli à peu près égal, et si la femme était privilégiée à ce sujet, je n’y verrais que le résultat d’une meilleure organisation passionnelle.
L’oubli est nécessaire. Quel fardeau ne serait pas pour nous l’évocation volontaire de nos vieilles sensations d’amour, si nous avions ce pouvoir ! Le passé se mêlerait au présent, au point de souvent l’abolir, et nous serions incapables de nous livrer pleinement aux séductions de l’immédiat. Loin d’en être augmentée, notre vie s’en trouverait écourtée et comme bornée. Les anciens plaisirs, pour permettre le plein exercice de nos sens, doivent s’effacer ou se durcir et ne laisser en nous que l’idée d’un état imprécis, apte à être seulement perçu par l’intelligence. Nous pouvons souffrir parfois, aux heures de rêve, de ne pouvoir reconstituer dans leur plénitude ces réminiscences, mais que nous souffririons davantage si les fantômes revenaient à la vie ! L’oubli du passé est une condition de force, d’aptitude au présent. C’est notre incapacité à le réveiller tout à fait qui nous pousse aux nouvelles expériences où nous espérons toujours nous retrouver tels qu’aux premières, et cette quête mène notre vie et ne la rassasie jamais. Vous connaissez le charme des commencements et quel rajeunissement y puise notre âme. Pour qu’il y ait commencement, il faut qu’il y ait oubli, non pas total sans doute, nous ne serions plus nous-mêmes, mais assez complet pour que la sensation nous paraisse neuve et comme inéprouvée.
L’amazone bondit au milieu du carnage.
Il faut tuer beaucoup d’amours pour arriver à l’amour.