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Lettres à l'Amazone

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LETTRE QUINZIÈME
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Si vous saviez, mon amie, ce qu’ils ont fait de mon logis où chaque chose vous connaissait et vous aimait ! Elles ne sont plus capables de connaissance, d’amour ni d’aucun sentiment, les pauvres choses. Elles gisent entassées dans les coins, blessées peut-être, sans plus rien de la vie simple que leur conférait l’usage quotidien. Je ne puis penser à autre chose, ni écrire d’autre chose, sur la table de fortune où je forme malaisément des jambages incertains, avec un chat épeuré sur mon épaule, comme on représentait, dans les vieilles gravures sur bois, les alchimistes, nécromans et faiseurs de grimoires. Est-ce que je n’évoque pas les morts, moi aussi ? Est-ce que je ne tente pas de rendre à la vie la première étreinte des pensées, au moment même où leur souvenir se disperse, avec les objets qui en avaient été les témoins ? Je vois encore votre entrée dans ma solitude, mon effroi et ma joie bientôt de voir un être tel que vous se mouvoir en moi avec la simplicité des conquérants. Ils viennent parce qu’ils devaient venir, ils viennent comme une force s’accomplit, par une nécessité de leur nature et il semble tout à coup qu’ils aient toujours été là. Comment les âmes se connaissent-elles d’avance, comment savent-elles qu’il y a une place qu’il leur appartient de combler et qu’on ne leur disputera pas ? Comment apprennent-elles qu’elles sont attendues, et qu’elles trouveront, comme dans les contes de fées, la table mise, parée et chargée de tous les mets de la communion spirituelle ? Je n’en sais rien, ni personne, et je ne veux pas essayer d’analyser un des mystères les plus charmants de la vie. Vous vîntes donc et, sans m’en apercevoir, je m’étais mis en route pour aller à votre rencontre :

Les heures s’en allaient très lentes,
Un soir de brume, un soir d’hiver,
Un soir de mortes et d’absentes,
Où l’on rêve aux rêves d’hier.

Et voilà que, par un soir à peu près pareil, un soir d’été, mais de brume encore, je me trouve seul, dans les déblais

Et les rêves obscurs où s’endorment les choses,
Parmi la poussière et l’odeur des vieilles roses.

Elles gisent à terre, les vieilles roses, et leur odeur ancienne monte d’entre les plâtras, et le bruit de la démolition emporte toute paix, mais je persiste, moi ! sur ces ruines et j’écris de ces choses en attendant qu’elles se reconstituent. On les détruirait toutes, autour de moi, que je garde les éléments de leur résurrection.

La vasque s’est remplie peu à peu de feuilles mortes,
N’y cherchez pas d’eau pure. Celle que la pluie apporte
A été bue goutte à goutte par les oiseaux,
Il n’y reste rien que la mort. C’est un tombeau.
Mais ne regardez pas au fond, parmi les feuilles.
Quelque chose s’agite encore dans ce cercueil,
Des rêves, des tendresses, des troubles, des désirs,
Je ne sais quoi d’absurde qui ne veut pas mourir.

Les choses non plus ne veulent pas mourir. Tant que nous sommes, elles sont. J’ai vu détruire des paysages qui vivent toujours dans ma mémoire. Les arbres, les maisons, les perspectives reviennent prendre leur place dès que je ferme les yeux sur le présent, et leur réalité est aussi vraie pour moi qu’au temps où elle était réelle. J’ouvre la porte de toutes mes demeures successives, même les plus fugitives, et je m’y installe facilement, à la place accoutumée. Les mêmes visions viennent m’y visiter et parfois j’y accomplis des rêves qui étaient restés des rêves. Quand j’aurai quitté ma demeure d’aujourd’hui, je la verrai toujours s’éclairer de votre sourire,

Et vos yeux déchirer la nue

d’où tomba, comme une pluie de printemps, la tendresse des pensées. Et quand les pierres en choieraient une à une dans le néant des pierres, rien ne pourrait faire que vous ne vous soyez assise là, et que votre image ne s’y soit reflétée dans mes yeux et dans mon esprit. Ce qui a été une fois est devenu éternel.

Voilà des imaginations bien compliquées, n’est-ce pas, mon amie, pour accompagner les coups sourds du pic, mais c’est que je les entends moins à mesure que je pense à vous, et de penser à vous, cela me mène toujours très loin, puisque vous contenez toutes les possibilités. La diversité de votre âme satisfait la mienne éprise à la fois de variété et d’unité et j’aime à promener mon visage

Sur maints charmes de paysage,
O sœur, y comparant les tiens,

paysages de terre et d’eau, d’esprit et de sentiment. Tous les aspects des choses se renouvellent près de vous et prennent un air de franchise et de jeunesse. J’aime les femmes à l’intelligence hardie qui ne se découragent devant rien, mais vraiment j’en ai rencontré bien peu. Elles ne saisissent des choses que le côté pratique, plus encore, que le côté personnel, et ce qui n’est d’aucune utilité à leurs desseins, elles le délaissent comme sans intérêt. Loin que la poésie ait été introduite dans le monde par les femmes, elles ne s’y prêtent qu’au moment de l’amour et sous la pression de l’amant. Les hommes sont si chimériques ! Ils veulent toujours quelque chose au delà du possible, et c’est ce qui fait qu’ils se détachent si facilement de l’être dont ils se sont servi pour accomplir leur destinée. Après celui-là, ils en veulent une autre et toujours de même, jusqu’au delà même de leurs facultés, jusqu’au delà de leurs forces agissantes. La femme, au contraire, s’attarde dans le présent, elle s’y fixe, elle y prend racine et l’arrachement lui est d’autant plus douloureux. C’est qu’elles ont obscurément conscience d’être sur terre pour fonder la vie, et tous leurs gestes concourent à cela, même quand ils ne sont que des simulacres. Le champ où elle a travaillé, la femme veut le moissonner aussi, et la continuité des baisers lui donne quelquefois l’illusion de la fécondité. L’homme passe, sème et chante. Vous ne vous reconnaissez ni dans l’une ni dans l’autre allusion, Amazone aux deux natures si bien emmêlées qu’ayant touché une fibre on ne sait jamais le son qu’elle donnera. Il y a en vous l’odeur de toutes vos conquêtes et, conquérant à son tour (l’homme est si chimérique !), il semble qu’on les respirerait sur vos mains enfin captives. Mais ne croyez pas que cela soit ce qui m’attire à vous. Même, j’en fais abstraction. Je ne vois dans votre nature amazonienne que ce qui fait de vous une femme, mais plus apte qu’une autre à satisfaire la liberté de mon esprit, une femme qui, sans avoir le côté serf des femmes (qui séduit tant les hommes), en possède tous les dons qui me sont chers.

Et voilà pourquoi l’image que les choses d’autour de moi avaient retenue de vous n’est pas brisée, mais seulement suspendue. Elle va se reformer, et votre présence en consolidera la fragilité momentanée. En attendant j’y supplée par la mienne. Où je suis, vous êtes, et puisque je pense, vous êtes pensée et vous surgissez jusque parmi les ruines que des barbares accumulent près de moi.

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