Lettres à l'Amazone
LETTRE VINGT-NEUVIÈME
ÉPISODE
Mon amie, vous n’avez pas voulu que j’aille encore voir les jeux monotones de la mer, et je suis resté. Votre douce influence n’a pas eu besoin de beaucoup d’efforts, car j’aime à vous obéir, je vous reconnais la maîtrise dans l’exercice de la volonté. Mais il ne s’agit même pas de volonté, un désir, une réticence ont suffi. Quoique je sois assez têtu sur certains points dont je m’exagère peut-être l’importance, ce qui est bien heureux, car cela m’occupe, j’aime que l’on pèse sur mes décisions et que l’on me donne de bons motifs, et en est-il de meilleurs que ceux qui passent dans votre bouche ? Malheureusement, on commence à le savoir et il me viendrait des inquiétudes pour ma liberté, si je ne savais que vous ne voudrez jamais ce qui peut m’être désagréable.
Ah ! l’amitié ainsi comprise et ainsi sentie est une douce chose ! Elle a tous les charmes des sentiments profonds et rien de la tyrannie des mouvements de vanité. Ce que veut un ami de cette espèce tendre semble si naturel à l’autre qu’il n’a vraiment aucun mérite à obéir. Il veut et cela suffit pour que l’autre volonté se plie à un plaisir qui devient aussitôt le sien ; ou plutôt dès qu’une volonté s’exprime, il n’y en a plus qu’une. Il est vrai qu’il arrive souvent qu’il n’y en a jamais qu’une qui parle, l’autre attendant sans cesse le mot d’ordre, non par subordination, mais parce que le goût de la volonté est beaucoup moins répandu qu’on ne le croit. La plupart des volontés sont fugaces et mobiles, ne résistent pas à l’impression du moment, tournent sur elles-mêmes sans trouver le cran d’arrêt qui est la décision, terrible pour certaines natures. C’est pour elles comme de se jeter à l’eau du haut d’un pont, et parfois ils verraient le courant emporter leur bonheur qu’ils crieraient au secours et n’enjamberaient pas. Mais, au fond, ces êtres qui cultivent si peu leur volonté, qui s’en remettent au destin du soin de broder leur vie, sont-ils plus malheureux que les êtres actifs et volontaires ?
Or, c’est là le grand point, n’est-ce pas ? Il faut donner à sa vie une certaine couleur de bonheur, ne fût-ce que pour éviter la pitié de ses semblables. Eh bien, je ne trouve pas que la volonté soit pour cela d’un grand secours. On peut se donner l’air heureux dans toutes les positions où le hasard nous jette et on peut même presque toujours s’y rendre maître d’un certain bonheur suffisant pour ne pas désirer la mort trois fois par jour. Pour moi, qui n’ai jamais fait grand usage de ma volonté, je ne la désire qu’une fois, le matin à mon réveil, mais dès que je suis debout, ce qui ne tarde pas, cent petits bonheurs se présentent à moi, comme de boire un grand verre d’eau au citron, de fumer des cigarettes, d’aller regarder les arbres et les femmes, parfois même d’écrire, quand j’ai quelque chose en train d’un peu difficile. Quand je me découvre la perspective de passer près de vous quelques instants de la journée, je trouve la vie bonne, comme un enfant qui aperçoit le soleil dans sa chambre. Qu’est-ce que la volonté ferait dans tout cela ? Si les êtres que j’aime se détournaient de moi, la volonté la plus violente ne serait-elle pas impuissante à les arrêter ? Plus on veut être aimé et moins on y réussit. Je sais bien que vous pouvez m’opposer une preuve du contraire, mais en bon logicien je vous rétorquerai qu’un fait n’est qu’un fait et ne peut pas servir à soutenir un raisonnement général.
Cependant, Amazone, je ne conteste pas que la volonté n’ait eu un grand rôle dans votre vie, mais c’est l’histoire de votre nature, cela, et non pas l’histoire de toutes les natures. Une telle vie, au reste, suscite beaucoup plus l’admiration que les vies passives, mais il n’en résulte pas que la volonté soit une nécessité pour toutes les existences. Je suis persuadé qu’elle aurait achevé de gâcher la mienne, en y multipliant les déconvenues, car il ne suffit pas d’avoir de la volonté, il faut que cela soit une volonté adroite et ferme, qui sache lutter contre le destin. Les velléités, qui sont des volontés maladroites, des volontés commençantes, d’avance découragées, ne servent qu’à compliquer la marche des existences ; mieux vaut la passivité pure. D’ailleurs il ne faut pas croire que la volonté soit toujours absente des vies où on ne la voit pas clairement à l’œuvre. Elle peut exister et ne s’appliquer qu’à la domination des forces intérieures de l’esprit. Alors la lutte se passe dans l’ombre et l’on n’en voit les résultats que plus tard, quelquefois même après que toute la vie s’est écoulée sans résultat apparent. Croyez-vous que ces luttes intérieures soient sans beauté ?
Il ne faut pas juger les êtres sur leur nature, mais l’usage qu’ils font de leur nature. Il en est qui se sont entièrement recréés et qui ont fini par rendre la plus ingrate presque agréable. Voilà des victoires qui restent presque toujours inconnues. Ah ! si on pouvait faire un voyage parmi les volontés et parmi les désirs, que de curieuses sensations on en rapporterait, quels êtres on aurait vus, différents de ceux que nous fait connaître la vie ! Mais combien ils seraient désolants et destructeurs du respect que nous avons pour tant de créatures distinguées ! Les désirs surtout, matière sur laquelle s’exerce ou ne s’exerce pas la volonté, selon les natures, nous offriraient bien des surprises, et j’avoue que je ne me soumettrais pas volontiers au bon plaisir de ces caravanes psychologiques venant inspecter mes pensées secrètes comme des Arabes sous leur tente. Je vivrais, oui, presque toujours, dans une cage de verre, mais mon cerveau a besoin du secret. Je ne réponds pas de lui, il a des fantaisies terribles. Il est un être pourtant auquel j’ouvrirais bien la porte, parce que je n’ai pas peur de sa curiosité, parce que je crois qu’il n’y trouverait que des mouvements sympathiques à sa propre nature, une maison où sa pensée fraternelle s’est déjà écrite sur toutes les glaces : « Entre : c’est toi-même. »
Vous vous souvenez, mon amie, de l’épisode de belle sauvagerie qui réveilla l’autre soir vos instincts amazoniens, sous les grands arbres de votre jardin qui faisaient au ciel des dessins de point d’Angleterre ? Je veux mettre ici le sonnet en prose que je vous envoyai le lendemain. Il finira bien cette lettre, encore que le seul rapport qu’il ait avec elle est d’être pareillement tissé dans ma vie et d’être comme elle plein d’énigmes.
ÉPISODE
Le chat, bête blessée, bondit. On entend ses griffes dans l’écorce des arbres. Puis c’est le silence. Puis j’écoute ton rêve d’être sauvage et libre parmi les forêts brutales. Nous sentions l’horreur de vivre
Parmi les hommes, troupeau déchu. Pourtant je regardais ta face lumineuse dans la nuit, ton corps enveloppé d’ombre, plus vivant d’être immobile comme un serpent sous les couvertures. Tu disais
Maintenant des choses menues et qui me faisaient rire. Je songeais que les forêts ne sont peut-être belles qu’au sein des villes
Où les lueurs du gaz ont des airs de clair de lune, où la beauté est spirituelle, où l’amie a toute sa douceur.