← Retour

Lettres à l'Amazone

16px
100%

LETTRE TREIZIÈME
MÉCANISMES

Mon amie, je viens de passer quinze jours dans une petite ville silencieuse où tout le monde se connaît et où presque tout le monde s’évite. Un homme qui ne serait pas habitué à la solitude s’y ennuierait désespérément, mais la solitude n’y est pas de même qualité que dans une campagne ou dans une grande ville. Même à celui qui l’aime, elle est lourde. Ce n’est pas de cela que j’y fus accablé. J’avais d’autres soucis plus pesants dont vous étiez la cause innocente et courageuse et ce n’est que maintenant, que j’en suis enfin délivré, que je pense, sans rancune, à la vie silencieuse qui passait comme une ombre autour de moi. Cette ville, morne et pittoresque, est libertine avec une telle décence que l’étranger n’y trouve à exercer ni ses soupçons ni sa curiosité. Nous ne connaissons pas l’hypocrisie des mœurs, si nous n’avons point participé à la vie de province qu’elle domine comme un principe inconscient. Et peut-être connaissons-nous mal la passion si nous n’avons su deviner, sous son masque austère, les désordres des cœurs tourmentés, dont les tourments montent là à une intensité douloureuse et voluptueuse, extrême et presque excessive. Là, des amants mettent des mois, des suites de saisons, à combiner des rencontres que le hasard pourra expliquer. Des maisons étroites et des jardins étroits montent des rêves et des désirs qui ne se croisent que dans l’espace, et des femmes y passent leur vie à songer à leurs amours. Comme dans les cloîtres et les harems, la captivité les alourdit. Le rêve inutile les jette dans le romanesque et, le roman étant sans issue, dans la dévotion. Quelques-unes, plus fougueuses, ne se laissent pas vaincre, et il en résulte parfois de belles amours d’une constance et d’une ingéniosité admirables. Il est plus facile de les deviner que de les surprendre. Balzac a bien connu la province. Sa province est toujours vraie, tandis que son Paris n’a plus guère qu’un intérêt historique, Paris pourtant bien plus facile à observer. En province, on ne sait rien, il y faut de la divination. Devant l’étranger tout se ferme et d’abord les visages. Il n’est pas jusqu’aux grandes villes où ne règne une grande défiance de l’homme qui passe.

Mais ces questions ne doivent guère vous intéresser, Amazone. Rassurez-vous, je n’y ai touché que pour vous faire comprendre quelle pouvait être ma vie dans cette ville fermée ; l’esprit s’épuise en vain à en pénétrer le mécanisme sentimental et au bout de quelques jours on renonce à tout, hormis à soi-même. Le sentiment d’être seul, de se mouvoir, ombre parmi les ombres, vous jette bientôt dans une sorte de prostration, ce que ne fait pas la solitude volontaire ou consentie, d’où naît au contraire une sorte d’exaltation égoïste.

C’est donc au milieu de tout cela, ou de tout ce rien, qu’une nouvelle émouvante vint un soir évoquer à mes yeux effarés des images funèbres. Toute mauvaise nouvelle prend dans ces conditions des tons funèbres ; le raisonnement est impuissant à les éclaircir et l’angoisse étreint tout le système nerveux sans en laisser la moindre partie fonctionner librement. C’est une chose certaine et que j’ai heureusement vérifiée depuis, que la condition des êtres, malmenés par une catastrophe physique, est presque toujours bien préférable à celle des êtres qui n’en ressentent que le contre-coup moral. Les premiers n’ont ressenti qu’un choc dont la brutalité soudaine s’est évanouie au coup même qu’il a porté, les autres tombent en proie à l’imagination qui amplifie les douleurs comme les joies. Sans l’imagination, la vie n’est presque rien : une suite de faits diversement ressentis, selon leur retentissement exact, qui est peu de chose, la plupart du temps. C’est l’imagination qui a créé leur valeur. Ainsi, l’on ne sait presque jamais ce qui se passe exactement dans les autres, et surtout dans l’être qu’on aime le plus, parce que, au lieu de ressentir le fait directement, on ne le perçoit qu’à travers un appareil déformateur. Ou plutôt ce n’est pas le fait lui-même qu’on ressent, c’est sa propre sensibilité projetée devant soi comme sur un écran, c’est soi-même dont on regarde les contorsions douloureuses. Et en ce sens, il est vrai qu’on ne souffre pas d’autrui, mais seulement de soi-même.

Quand on a conscience de cet égoïsme fatal, il est plus difficile de se mouvoir dans la vie que lorsque l’on peut avoir l’illusion d’une communion naïve avec la sensibilité même des êtres. On cherche à réprimer, sans y parvenir toujours, les expressions d’une émotion qui dévoile trop un état intérieur dont l’aveu est une satisfaction personnelle. Il est vrai que celui-là même qui n’aime pas à être plaint ne laisse pas d’être sensible aux manifestations douloureuses dont il est la cause. L’égoïsme est presque toujours indulgent à l’égoïsme et accepte volontiers la preuve qu’on lui donne de sa raison d’être, qui est aussi sa justification. Il me plaît de démasquer ainsi le mécanisme de la sensibilité et de ne pas laisser croire qu’elle puisse s’exercer pleinement dans un autre sens que celui qui assure son épanouissement. Il restera toujours assez de naïfs raisonneurs pour opposer l’altruisme à l’égoïsme, incapables, dans leur empressement à confondre la cause et l’effet, de comprendre qu’une sensibilité sans égoïsme est une conception dénuée de signification, puisque, par sa définition même, la sensibilité est la faculté de sentir et qu’on ne peut sentir qu’avec le corps qu’on possède personnellement. Il n’est pas d’amours sans égoïsme et les amours médiocres sont celles qui ne reposent que sur une sensibilité fragile et qui n’a pas assez de stabilité pour qu’un égoïsme parfait ait pu y prendre racine. Mais les mots sont de grands tyrans et il y a si longtemps qu’ils règnent que leur pouvoir est incontesté. Or, il ne faut pas se révolter contre les pouvoirs incontestés. Rien n’est plus inutile. Je ne poursuivrai donc pas plus longtemps une démonstration choquante pour la plupart des esprits, et qu’on ne pourrait leur faire admettre que grâce à des concessions et des distinctions qui en fausseraient la signification fondamentale ; j’attends qu’on me montre un égoïsme sans sensibilité et une sensibilité sans amour.

Et puis, Amazone ressuscitée, je ne tiens sérieusement qu’à une chose, c’est à vous offrir mon égoïsme heureux. Vous l’avez mis à une rude épreuve, par une nuit d’été, sur la route bordée de platanes, mais j’ai revu votre sourire, j’ai revu votre âme toujours rayonnante, je sais bien maintenant que la statuaire grecque avait raison et qu’une Amazone blessée est toujours une Amazone.

Chargement de la publicité...